À H. Bonnet.

 

Dans la très pauvre maison des Mystères, c’est l’heure bénie du crépuscule, l’heure où le silence devient comme la pensée même de Dieu.

Blanche, grise, noire, peu à peu l’église s’en va vers le sommeil de la nuit, et la seule veilleuse de cuivre qui se balance, imperceptiblement, au milieu des ténèbres, fait ciller un œil gardien du côté de son porche béant.

Dehors, c’est l’agonie douce de la beauté du jour et le voile des veuves sur des richesses trop aveuglantes. Sur les terres, encore frémissantes du rude combat des moissonneurs, sur les terres chaudes et grasses qui suent tout l’or des blés, le ciel, s’endeuillant, très grave, pleure tout l’argent des étoiles.

Et il passe, à travers les airs, des odeurs de fleurs qui sentent la chair.

Et il sort, des coins des chapelles, des parfums d’encens qui sentent le sang.

C’est l’heure bénie !… C’est l’heure maudite où les vampires mous de la sensualité se lèvent des ombres. En chantant bas et en attirant, de leurs ailes mouvantes, les pires désirs, ils vont sucer la cervelle des hommes las.

L’heure du souple repos des corps. L’heure du torturant travail des esprits…

Devant le vieil hôtel de bois vermoulu, le jeune prêtre, à genoux, médite, le front plongé en ses paumes brûlantes.

Comment est-elle entrée la première fois ?

Pourquoi est-elle venue ?

Elle est entrée par les petites portes latérales !

Elle est venue parce qu’elle avait faim !

Ah ! cela est bien simple, le jour ; mais le soir, quand l’ombre avance comme un monstre rampant, quand le crépuscule prend les allures louches de celui qui s’entremet entre le bruit de la lumière et le noir du silence, alors, le malheureux jeune prêtre, que la tentation tenaille, ne croit plus à la simplicité de rien.

Et cette femme inconnue lui apparaît la Femme. Cette mendiante, très vulgaire, se transforme en l’Éternelle rôdeuse d’amour. Il prie.

« Seigneur ! je crie vers vous du fond de ma détresse ! Ayez pitié, Seigneur ! Je ne suis qu’un pauvre comme elle, mais, plus haut qu’elle, je tiens mon cœur ! Je suis pur et je vaincrai le démon… avec votre aide. Ainsi soit-il !… »

Relevant le front d’un subit mouvement de défi, le jeune prêtre attend.

Elle reviendra ; il le devine, il le sent, parce qu’il l’attend, pour cela qu’il l’attend et qu’il ne peut s’empêcher de l’attendre.

D’ailleurs, la porte de la maison du Seigneur lui est grande ouverte, comme à tous.

Et voici que, du côté de cette porte, il se produit un frôlement léger.

Dans le cerveau du prêtre, dont le visage pâle, désespéré, se dresse au sein de la ténèbre, dans le cerveau du prêtre, il se fait un petit effritement, sous des dents rongeuses. Déjà est entamée sa force de sectaire : il a peur. D’un geste lent, il se signe, puis demeure sans respiration, n’osant se retourner.

Le léger frôlement s’accentue. C’est un pas vif de pieds nus.

C’est elle. Il se retourne, les mains appuyées derrière lui, au prie-Dieu.

Blanche, grise, noire, elle s’avance et l’envahit comme l’ombre. Elle a une jupe poudreuse, un petit châle frangé, son col et ses bras sont nus comme ses pieds. Sur sa tête, ses cheveux blonds sont noués en deux petites coques droites, semées de brins de paille ; ses yeux luisent plus fort que la veilleuse de cuivre et ils ont l’aspect de deux perles vertes. Elle a très chaud, et, sans pudeur comme sans crainte, elle entre dans la maison des Mystères, cette maison froide, la peau moite, toute brillante de gouttelettes, sa peau à reflets de satin royal !… Elle a quinze ans et elle en paraît vingt. Elle rit d’un rire muet plus terrible qu’un blasphème. Sortie du royaume de la nature, elle pénètre dans le royaume des cieux parce que les démons de son espèce ont l’ingénuité des anges !

Très droite, le front haut, les lèvres moqueuses, elle profère sa coutumière phrase d’un ton douloureux d’enfant qui souffre :

« La charité, monsieur Prêtre ? »

Elle est venue ainsi la première fois, naturellement… et surnaturellement, sans tapage, mais avec tout le féroce esclandre, le chant triomphal de sa jeunesse. Et au milieu des ténèbres, peu à peu, elle a semblé se dépouiller de ses haillons, comme une princesse dépouillant un travesti de misères.

Noire, grise, blanche, nue ! Les haillons ont resplendi ; tour à tour, la poussière des routes, l’or des blés, le phosphore des étoiles ; tour à tour, la douceur du duvet d’oiseau et la courbe d’un nuage passant qui va dévoiler un astre !… Elle a grandi, elle est montée jusqu’à la lampe sacrée pour y faire flamber une flamme profane. Sans demander autre chose que la charité, elle a tout offert !

Qui est-elle ? Une glaneuse d’épis, ou une larve de luxure vomie par l’impudicité des villes sur ce village qui ne la connaît point et la méprise. Mais, en la voyant, les hommes des moissons plient les reins.

Les yeux rivés aux yeux de sa victime, elle répète, d’un ton touchant d’humilité :

« La charité, monsieur Prêtre ! »

Et ses yeux verts, étincelants d’orgueil, ajoutent l’hymne…

« Viens ! j’ai le secret des bois où se mordent les bêtes ! Viens ! j’ai le secret des champs où râlent les perdrix ! Viens ! j’ai le secret de l’eau qui danse, là-bas, près du moulin ! Hier, en y laissant pendre mes jambes, à la lueur de mes pieds blancs, j’ai vu, sur elle, des insectes se pâmer ! Viens ! au matin radieux, je fais s’ouvrir les roses rien qu’à les regarder ! Viens ! au mélancolique soir, en contemplant la plaine, j’allume des vers luisants ! Suis-moi ! je te mènerai loin ! Je sais des lits profonds dans les fossés remplis de mousse, et les crapauds se meurent où j’ai posé les mains ! Viens, sur la croix de mes bras aux aisselles de rousse ! Viens, je porte en mes deux seins l’un et l’autre monde ! je suis Celle qui est. Ton Dieu n’est qu’un vieux conte des chaumières ! Il t’a promis son paradis, moi, je te permets… ma bouche ! Viens ! sur la dorure des couches de paille jaune, en les granges bien closes, se fanera, pour toi, la pourpre du dernier coquelicot !… Tout n’est que mensonge dans ton église ! Il fait meilleur dans les forêts ! Les arbres se penchent entre eux pour se baiser, le vent les caresse et les lis des vallées, oui, je l’ai vu, font des choses aux abeilles !… Viens, je suis la reine qui sait tout, je te ferai roi… et je t’enseignerai…

« … La charité, monsieur Prêtre ? »

Les yeux fermés, il la repousse, en lui tendant une pièce d’or, et il lui montre, là-bas, le chemin des villes.

« Retourne d’où tu es venue, malheureuse ! Retire-toi, Satan ! je te chasse ! je ne veux point te connaître ! j’ai le droit du pasteur qui protège son troupeau !… »

Elle prend la pièce d’or, l’embrasse avec ferveur, puis la lui rend, et, sans une plainte, elle s’éloigne, elle s’efface, blanche, grise, noire, dans la nuit, pour toujours.

« J’ai vu l’Amour ; Seigneur, ayez pitié de moi ! » s’écrie le jeune prêtre, retombant à genoux.

Le lendemain, il dit sa messe, dans l’église froide et vide où deux enfants maussades lui répondent à voix basse, l’air de sangloter…

Qui chuchote ainsi dans les coins ? Il n’y a personne ! Ah ! c’est comme un bruit de lèvres qui mangent d’autres lèvres ! Est-ce dans son cerveau ? Est-ce dans le tabernacle ? Œuvre nocturne se continuant durant l’aurore ! N’est-il pas délivré, sauvé, à jamais pur !… Mon Dieu, comme l’église est vide ! Ayez pitié, mon Dieu ! Il a vu l’Amour ! Et tout est froid autour de lui.

Mais, voici qu’à la communion, il recule. Non ! Ce n’est pas possible ! Est-ce qu’il devient fou ?… L’hostie, l’hostie qu’il tient est rongée, là, sur le bord, par des petites dents, des dents de souris ! Horreur ! Le maître du monde n’a pas pu se préserver de cette bestiole !…

Comment est-elle entrée ?

Pourquoi est-elle venue ?

Elle est entrée par la porte du vieux tabernacle qui ne joint pas !

Elle est venue, sans doute, parce qu’elle avait faim !

« Ah ! Seigneur, vous ne devriez pas permettre cela ; c’est ridiculement odieux !… »

Et le lendemain, l’hostie est rongée jusqu’au centre.

Et le surlendemain, elle ne lui présente qu’un mince croissant lunaire ! C’est un astre qui s’éclipse…

Il veille, il guette, il s’enferme la nuit, dans cette vieille église de plus en plus froide, vide. Il ne dit rien à personne, parce qu’il est terrifié. Est-ce que la présence réelle va s’évanouir ?

Une souris, l’immonde créature, qui vit du pain des anges !

Il cherche le trou, le très petit couloir obscur par où passe l’impur démon femelle ! Comme elle doit être petite !…

Lui, n’a que ses restes, cependant.

Et il se tord les bras, parce que cela, pour lui, signifie trop de choses merveilleuses. Il sent, au fond de sa cervelle que l’autre ronge, ronge, effrite, bouleverse de plus en plus sa raison !

Ah ! est-ce que ce supplice absurde ne va pas bientôt finir !…

« Si vous êtes Dieu, je vous somme de nous défendre ! »

Il a blasphémé, ce matin de grande fête, et il ouvre le tabernacle, il ouvre la mystérieuse boîte de vermeil dont le couvercle ciselé est légèrement faussé, déjà ouvert…

Il n’y a plus rien dedans. La souris a fini Dieu.

… Et on doit mettre la camisole de force au jeune prêtre qui hurle, debout, sur l’autel : « Il n’existe pas ! »
 
 

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(Rachilde, « Inédits, » in Don Juan, deuxième année, n° 103, mercredi 16 septembre 1896 ; Félicien Rops, « Le Calvaire, » héliogravure, 1882)