Chez Payot vient de paraître Le Démon m’a dit, un choix de nouvelles et d’essais critiques de Giovanni Papini, qui offre un résumé de l’actualité littéraire du grand écrivain italien avant sa conversion au catholicisme et révélera au public français un aspect peu connu de sa personne.

Dans les contes et dialogues philosophiques du Tragique quotidien et du Pilote aveugle s’exprime, avec une ironie cruelle, le scepticisme et le nihilisme profond d’un homme qui lui-même se présentait alors comme un athée, mais chez qui l’on pouvait deviner déjà une préoccupation des problèmes religieux.

Quant aux essais, – moins « critiques » que « lyriques, » selon la propre expression de leur auteur, – ils forment un ensemble de curieux et saisissants portraits. Les uns sont poussés jusqu’à la caricature, tels ceux de Mæterlinck et de D’Annunzio ; d’autres, comme ceux de Remy de Gourmont, de Nietzsche, de Walt Whitman, etc., s’accompagnent d’éloges attendris. Dans les deux cas se manifeste à chaque page une passion sincère devant laquelle le lecteur ne saurait rester indifférent. Nous détachons de ce livre un curieux récit où l’auteur apparaît dans tout son art du portrait, de l’ironie et de la narration parfaite. – M. L.
 
 

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Personne, jusqu’à présent, n’a voulu prendre au sérieux le docteur Schlaf – non pas Johannès Schlaf, l’écrivain, mais Georg Schlaf, dit l’éternel éveillé. Les directeurs de journaux refusent tous ses articles, et jamais il ne lui fut demandé d’interview ; l’Académie de médecine repoussa ses trois communications sur la maladie du sommeil et les rares amis qu’il a su conserver parlent de lui en ricanant, heureux et fiers, au fond, de connaître un « homme bizarre, un type singulier, » un « maniaque intéressant. »

L’un d’eux me proposa un jour de l’accompagner chez lui.

« Volontiers ; allons-y. Mais prévenez-le que je ne suis pas du bois dont on fait les convertis, car j’aime le sommeil et plus qu’il ne faudrait.

– Qu’importe, répondit l’autre ; vous verrez un être peu banal. Il a la rage d’avoir trop de génie. Il faut supporter son caractère qui est d’un ange ou d’un diable, tour à tour et sans transition – et se rappeler qu’il n’a pas fermé l’œil depuis près de trois ans. »

Le lendemain, sans plus attendre, nous nous présentâmes chez le docteur Schlaf. La femme qui vint ouvrir la porte nous dit que M. le docteur était bien chez lui et que nous nous donnions la peine de passer au salon. Nous entendîmes d’abord des coups frappés à la porte d’une chambre, puis le bruit de deux voix, l’une énergique et féminine, l’autre masculine et somnolente, qui se donnaient la réplique ; mais le docteur tarda quelque peu à paraître. Il était logé dans une pension de famille comme il y en a tant ici et la pièce où nous l’attendions était un de ces salons « d’un goût horrible » pour les visites, – qu’on réaliserait difficilement, exprès, pareil assemblage, mais dont on ne retrouve pas moins le type, immuable et consacré, dans presque toutes les maisons bourgeoises, meublés voici trente ou quarante ans par les familles conservatrices de la classe moyenne. Pour moi, je ne puis mettre les pieds dans un salon de ce genre-là sans regretter vivement de ne m’être pas muni d’un bidon de pétrole et d’une boîte d’allumettes – à moins que je ne sois pris d’une envie folle de me sauver. Mais je dus me contenir par égard pour mon ami et pour le docteur Schlaf.

Ce dernier parut au bout d’un moment, parfaitement calme, et s’excusa en fort bon italien de s’être fait attendre. Notre ami trouva quelques phrases pour nous mettre en propos, puis un prétexte pour nous laisser seuls. Je n’eus pas la moindre peine à tirer les mots de la bouche à l’excellent docteur. Dès que nous eûmes complètement épuisé l’inévitable série de discours préliminaires par lesquels on a coutume de s’aborder entre étranger et Italien (« Depuis combien de temps êtes-vous en Italie ? – Avez-vous des amis à Florence ? – Mais vous parlez l’italien à merveille ! » etc.), le docteur Schlaf me dit en souriant :

« Vous n’êtes pas venu, je suis sûr, pour regarder mon visage qui n’est point beau, mais pour connaître mes idées, ou mieux mon idée. On vous aura dit que je suis fou : je ne me vante pas de l’être. Je ne suis pas fou, hélas, mais un martyr. Je ne dors pas parce que je ne veux pas dormir. Je veux supprimer le lit ; je veux doubler la vie humaine ; je veux faire cesser une bonne fois cette honte quotidienne : le sommeil ! Vous aussi, j’imagine, vous êtes de ceux qui dorment, et qui sait combien d’heures ?…

– Beaucoup, cher docteur, beaucoup.

– Et vous n’avez aucun remords ? Et vous ne rougissez pas à la pensée de toute cette partie de votre vie qui est comme si elle n’était point, que vous passez dans un état voisin de la mort, dans l’oisive inconscience du végétal ? Vous ne pensez donc pas que le sommeil occupe (soyons optimistes), un tiers de l’existence, et qu’une vie de soixante ans se réduit, en réalité, à quarante à peine ? Eh quoi ! Nous avons été capables de changer la face de la Terre et nous serions impuissants à changer nos habitudes vicieuses ? Car le sommeil, entendez-vous bien, est un vice infâme et dangereux, contraire à la dignité de notre espèce et à ses intérêts véritables. Ne vous laissez pas séduire par les discours des médecins : le sommeil n’est pas nécessaire. Ce repos des nerfs dont parlent les charlatans de la neurologie, on peut l’obtenir par d’autres moyens : j’y penserai, c’est mon affaire. Le sommeil n’est qu’un gaspillage de temps, une barbarie, une continuelle trahison de la loi du progrès humain. Accordons-le aux animaux dont l’unique pensée est la vie matérielle, mais refusons-le aux hommes, car ils ont sur cette terre une mission à remplir et des buts à atteindre.

Aucun travail ne doit être interrompu par la nuit. Au temps de l’homme des cavernes, l’approche des ténèbres était encore une excuse passable, mais aujourd’hui, avec nos puits de pétrole, nos mines de houille et nos installations électriques, l’obscurité ne doit pas nous faire peur ! Nous n’avons plus le droit de perdre notre temps. Les usines seront ouvertes jour et nuit et produiront davantage ; une maison, un édifice que l’on met un an à construire sera achevé en six mois ; et l’on apprendra en quatre ans ce qui demandait huit ans d’’étude. La richesse augmentera ; les progrès de la science seront plus rapides et nous ne perdrons pas une minute de notre vie, pas un atome de notre force.

Le temps est venu de nous transformer nous-mêmes : le courant déjà nous entraîne et des signes se manifestent. Les médecins ne se contentent plus de guérir les malades ; ils cherchent à guérir ce que l’on croyait être jusqu’alors la bonne santé. Le docteur Robin nous a appris à ne plus faire d’enfants ; le docteur Guelpa nous enseigne l’art de ne pas manger, et moi, le docteur Schlaf, je vous apprendrai enfin à ne plus dormir !

Le sommeil, comme la luxure et la gourmandise, est une des tares de l’existence. Il est, dirais-je, la luxure de l’oisiveté. Nous dormons plus qu’il n’est besoin et le besoin même peut disparaître. Du reste, nous pouvons tous constater les fâcheux effets du sommeil sur notre intelligence. Qui dort beaucoup, loin de se réveiller plus frais et plus dispos que les autres, s’engourdit, ne sait plus parler ni penser. Un homme est-il d’un esprit lent, nous l’appelons un « endormi » et la marmotte est le symbole des idiots, comme le hibou nocturne de Minerve est celui de l’intelligence en éveil. Quand le Bouddha veut exprimer qu’il est sorti des embûches de la vie, il se nomme volontiers lui-même le « parfait éveillé, » et Kant remercia le défunt Hume de l’avoir réveillé de son sommeil dogmatique. Dans le langage de l’élite intellectuelle, le mot « sommeil » est synonyme de stupidité et d’erreur ; « réveil, » au contraire, veut dire conquête et vérité.

N’est-il pas une image de la mort ? Pour peu qu’elle se prolonge, l’image devient réalité. En dormant, nous habituons notre organisme à l’immobilité de la tombe ; en supprimant le sommeil, on augmenterait, je crois, la durée de la vie.

Puisqu’il y a des méthodes pour faire dormir ceux qui n’ont pas sommeil, il doit y en avoir d’autres pour tenir éveillés ceux qui veulent dormir. Avec votre permission, je vais vous faire lire un mémoire – repoussé, comme les autres, par l’Académie de médecine – où mes recherches sur ce point sont exposées. »

Le docteur Schlaf se leva, courut à sa chambre et revint au salon avec un grand cahier qu’il me tendit en disant :

« Je regrette de ne pouvoir vous le laisser emporter chez vous, mais je n’ai que cet exemplaire et je ne voudrais pas l’égarer. »

J’ouvris le fascicule et commençai à parcourir, avec une certaine curiosité, ces grandes feuilles de papier ministre couvertes d’une écriture très fine et presque illisible. Le mémoire, bien qu’il fût aussi extravagant et aussi prolixe que les discours de son auteur, me parut digne d’attention et je fus un long moment sans le quitter des yeux. Arrivé enfin au bout d’un chapitre, je levai la tête pour me reposer un peu, et alors un curieux spectacle s’offrit à moi : le docteur Schlaf était assis dans un fauteuil tout près du mien ; sa tête pesait sur le dossier de tout son poids ; ses yeux étaient clos, sa bouche entrouverte. S’il n’eût pas été le docteur Schlaf en personne, l’« éternel éveillé, » j’aurais juré que cet homme dormait. De toute manière, pour lui éviter une humiliation possible et pour m’épargner à moi-même une inutile discussion, je mis l’instant à profit et gagnai, sur la pointe des pieds, la porte du salon et celle de la rue.
 
 

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(Giovanni Papini, « Nos lectures, » in L’Action quotidienne, vingt-et-unième année, n° 2938, jeudi 30 août 1923 ; Jean Lecomte du Nouÿ, « Un Rêve d’eunuque, » huile sur toile, 1874)