« Je suis un honnête homme, grommela le guide et je tiens à vous prévenir. Il y a dix-huit mois, j’y ai conduit Monsieur Grondard ; six mois plus tard au printemps, lorsque le chemin fut praticable, nous sommes venus chercher son cadavre.

Il y a trois ans j’accompagnai le professeur Mayer, et j’étais également de la colonne qui ramena la dépouille du malheureux.

Je ne sais vraiment pas pourquoi vous voulez risquer votre belle vie dans cet observatoire maudit par Dieu ! » Et le vieux montagnard jeta un coup d’œil d’envie sur la robuste stature de son compagnon.

C’était un beau gars, en effet, aux épaules formidables, à la poitrine d’athlète moulée dans un fin sweater blanc. Il tourna ses longs yeux gris vers le guide et son sourire alluma un furtif éclair d’or parmi sa solide denture.

« Oh ! moi, dit-il avec un léger accent étranger, je suis anglais, et je ne mourrai pas de peur.

– Croyez-vous que Monsieur Grondard avait peur ? riposta l’homme des montagnes piqué ; pour être un rêveur et un guetteur d’étoiles, c’était un homme à poigne et qui n’avait pas plus froid aux yeux que vous.

– Possible, concéda l’Anglais, désireux de ne pas continuer la discussion. Du reste, nous arrivons, je crois. Ma foi, on dirait un paysage lunaire quelque part dans les environs du Cirque Tycho. »

Rien n’était vraiment plus farouche et plus fantastique que ce paysage pyrénéen, cirque de basalte et de granit aux crêtes folles et aux arêtes vives, qui se présentait devant leur regard.

L’étranger désigna un singulier monticule fait, semblait-il, d’une seule scorie aiguë filant en cône vers le ciel et aux flancs duquel s’accrochait une construction assez hétéroclite.

« Et voilà l’observatoire où vos quatre prédécesseurs ont trouvé une mort mystérieuse.

Oh ! monsieur, il aurait fallu voir leurs pauvres figures crispées par une horreur sans nom et vous ne songeriez plus à vous établir pendant des semaines et des mois dans ce désert de rocailles où ne passe ni ne vient âme qui vive, à manger des conserves et à regarder les étoiles qu’on peut voir tout aussi bien ailleurs. »

La montée de la gigantesque scorie fut laborieuse ; deux fois, l’astronome glissa et se blessa à sang. Cela provoqua de nouveaux cris du guide.

« C’est un présage, vous dis-je ; vous ne serez pas huit jours dans cet endroit de malheur que le cheval mort viendra vous chercher.

– Le cheval mort ?

– C’est lui qui vient chercher les âmes pour les mener dans les profondes horreurs de l’enfer.

– Estevan, mon ami, aidez-moi à décharger les mulets ; voici votre pourboire. Les journées ne sont pas encore trop courtes ; vous atteindrez le pied des montagnes avant la nuit complète. Bon retour et bonne nuit ! »

Et l’Anglais entra délibérément dans l’ombre moisie de la cahute où luisaient les cuivres des appareils d’optique.
 

*

 

La savante assemblée qui avait envoyé le jeune Anglais à l’affût des astres dans ce site perdu des Pyrénées, n’avait pas eu le choix heureux.

C’était un fieffé paresseux ; c’est du moins ce qu’elle aurait pensé en connaissant l’emploi de son temps.

Le premier jour, il tripota quelque peu la lunette astronomique, tirant des poignées et vissant et dévissant un tas de petits rouages métalliques, si bien que quelque chose se détraqua et que le tube de cuivre se fixa obstinément vers la vallée au lieu de se braquer sur l’immense océan sidéral. Cela fait, l’astronome bourra de « mixture » une petite pipe en racine de bruyère et se plongea dans la lecture des œuvres de Dickens, dont il avait apporté la collection complète.

Le sixième jour, il en était à la dernière page des « Pickwick Papers. »

Il est vrai qu’à des heures fixes, il variait cette occupation en faisant du thé et en ouvrant des boîtes de jam, de corned-beef et de bacon paste.
 

*

 

Cette nuit-là, le cirque montagneux était d’une blancheur crayeuse sous la lune.

Un gave lointain grondait méchamment ; à deux ou trois reprises, le vol de velours des rapaces nocturnes avait joint sa tristesse et son mystère à ceux de la grande solitude.

« Tiens, se dit l’astronome, serais-je inquiet ? »

Quelle étrange nuit ! Pourquoi est-elle étrange ? Je n’en sais rien. Ce n’est ni ma pipe ni cette boîte de corned-beef, ni le roman de Dickens, ni même cet équatorial qui me fait peur. Et pourtant, tout cela ne me dit rien qui vaille ! Pour peu, je boxerais le pot de plum-jam. C’est qu’il y a quelque chose qui se prépare. All right ! »

Doucement, il se glissa hors de la cabane, choisissant les longues traînées d’ombre des pierres erratiques pour descendre le monticule, comme si la nuit entière s’était peuplée pour lui de présences hostiles aux aguets.

« Oh… » C’était bien malgré lui qu’il avait poussé le cri :

Là-bas, tout près d’un creux d’ombre à cent pas de lui, quelque chose qui remuait, puis un bruit singulier venait de troubler le silence ; une main invisible semblait remuer de gigantesques osselets.

Le jeune homme s’était couché à plat ventre ; la chose qui bougeait se précisait, grêle, ridicule, illogique, faite de lignes et de courbes très blanches se détachant sur le fond de la nuit.

« Le cheval ! Le cheval mort ! »

L’Anglais poussa ce cri, et l’écho s’empara ironiquement des dernières syllabes :

« … … …val mort ! »

Et, dans une course folle, il regagna l’observatoire.

Le squelette descendait posément vers la vallée, ricanant atrocement dans le clair de lune.
 

*

 

L’infortuné savant se souleva de sa couchette avec un sourd gémissement.

Dans sa fuite éperdue, il avait laissé la porte ouverte.

« J’ai peur ! oh ! comme j’ai peur ! » dit-il à haute voix.

Il faisait sombre, la lune avait disparu derrière les hautes montagnes ; d’une main incertaine, il alluma la lampe à mèche ronde.

La lueur naquit lentement, s’accrochant aux cuivres des appareils, au verre des lentilles.

Soudain, l’allumette encore brûlante lui tomba des doigts ; ses mains se crispèrent sur son cœur ; il sembla aspirer frénétiquement l’air ambiant, puis il tomba face contre terre avec une faible plainte.

À côté de la lunette, une monstruosité était assise.
 

*

 

L’horreur en personne… … …

Une énorme figure de craie, des yeux de braise d’une largeur de soucoupe, des dents de sanglier et des cornes de bouc et des mains insensées, noires, griffues… La lampe éclairait à présent cette impossibilité vivante et le corps inerte de l’astronome.

Alors, le monstre se mit à rire.
 

*

 

« C’est bien ça. Le cœur a sauté, – anévrisme, embolie, – tout ce qu’on veut. Huit jours de vie à cette altitude fatiguent le cœur, et puis une bonne peur, et le tour est joué !

– Pas tout à fait ! »

Cette fois-ci, le monstre avait sursauté.

L’astronome se tenait debout, souriant, sans aucune trace de terreur sur le visage ; de plus, deux brownings de fort calibre terminaient ses poings braqués en avant.

« Estevan, mon ami, je ne vous permets en guise de tout mouvement que celui d’ôter votre masque. Non, rien de plus ; je vous donne ma parole que je n’ai jamais manqué un coup de revolver.

Je comprends bien que les astronomes gênaient les contrebandiers dont vous êtes un chef estimé ; et on s’en débarrassait en les jetant dans le ravin… Car Mayer et Dubrane moururent ainsi ; mais comme il serait imprudent de les faire mourir tous de la même façon, on s’est servi de la peur comme complice.

– Que dites-vous, sale guetteur d’étoiles ?

– Ah ! pardon, j’oubliais ; je me présente : Lemarieux, détective ; je ne connais même pas la distance de la Terre au Soleil. Non pas même Anglais, Estevan, mais Français, de Lille.

– Comment ? La « mixture, » le jam et le corned-beef, trois horribles choses !

– C’était dans le cadre : je ne fais jamais les choses à moitié.

Vous êtes un psychologue, Estevan ; cette façon de vous associer à la terreur le prouve ; et comme vous avez des lettres, vous êtes assez intelligent pour savoir qu’en France il n’y a que des astronomes à barbe blanche. Et puis, une pointe de fantaisie, même dans son métier, est permise, n’est-ce pas ?

Voulez-vous vous charger de mes valises ? Merci. Et maintenant en route, « l’obscure clarté qui tombe des étoiles » suffira ; dans deux heures, nous aurons rejoint le premier poste de gendarmerie où l’on vous attend avec une impatience bien compréhensible.

Laissez-moi toutefois vous dire, Estevan, mon ami, que vous avez droit à ma reconnaissance ; vous m’avez fait connaître Dickens, c’est un auteur admirable. »
 
 

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(Jean Ray, in Le Magazine, revue universelle illustrée pour la famille, XIIe année, n° 137, 15 mai 1925. Ce conte est initialement paru dans Le Journal de Gand du 1er juillet 1921 ; il a été repris en volume dans Les Contes du Whisky, Bruxelles : La Renaissance du Livre, « collection littéraire belge, » février 1925. MisterWillow, « Isolement, » 2016)

 
 
 

 

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