Son œuvre a été l’objet de longues et minutieuses études dont les plus importantes me semblent dues à André Chevrillon en France, à Edward Shank en Angleterre, et à Katharine Fullerton Gerould en Amérique. Mais ces biographies, courtes, superficielles, ne font guère connaître l’homme. Car, peu liant par nature, peut-être timide, certainement aigri, il ne laissait pas entrevoir son existence privée ; lui-même n’en a décrit que des bribes dans Something of Myself, son petit livre de mémoires.

Aigri, cet écrivain célèbre en tout l’univers ?… Oui, par l’hostilité de la critique anglaise et par celle des gouvernements qui se succédèrent. À ses débuts, tout jeune, aussi précoce que Rimbaud, il fut soutenu, lancé, par d’illustres admirateurs : Henry James, Rider Haggard, Edmund Gosse, Gustave Balfour. Ils disparurent. Alors, à mesure que la popularité de Kipling augmentait, la grande critique littéraire de son pays affecta de le dédaigner ; elle n’admettait ni son style brutal à force d’être concis ni ses personnages comme on n’en avait jamais vus dans la « fiction » anglaise : soldats coloniaux, mendiants hindous, prostituées, animaux, galériens, déments – et même des machines. Les politiciens libéraux haïssaient, naturellement, ce prophète de l’impérialisme. Les conservateurs, qui auraient dû l’acclamer, partageaient contre lui la rancune de la vieille reine Victoria, qu’il avait désignée ainsi dans un poème : The little Widow in Windsor ; or elle détestait qu’on lui rappelle et sa toute petite taille et qu’elle n’avait plus son Albert adoré.

Kipling aurait dû être « poète lauréat, » car son œuvre poétique – peu connue en France – n’était, à ce moment, égalée par aucune autre en Angleterre ; en affectant de prendre sa lyre pour un banjo, – ainsi disait-on ! – on lui préféra un médiocre. À chaque promotion, ses innombrables lecteurs s’attendaient à voir son nom parmi les nouveaux baronnets ; il resta « Mr. Rudyard Kipling. » Il ne reçut même pas le presque banal « Ordre du Mérite. » Sa tombe à Westminster fut le seul hommage officiel de l’Angleterre. Le prix Nobel, qu’il reçut sans l’avoir sollicité, ne le consola pas : c’était un honneur étranger.

Je désirais passionnément le connaître. Mais il ne répondait jamais aux demandes d’entrevue, même s’il ne s’agissait pas d’interviews. Règle absolue !… S’il paraissait en l’un des deux grands clubs dont il faisait partie, c’était pour quelque journal ; il ne parlait à personne et répondait à peine aux saluts, s’asseyait sur un fauteuil isolé et lisait ; on n’osait l’aborder. Donc, présentation impossible. Or, ceci se passa : un théâtre de Londres jouait avec succès une pièce de moi, The Unseen, dont Sybil Thorndyke, la Sarah Bernhardt anglaise, tenait le grand rôle. Et, pendant les répétitions, j’avais gagné aisément un tournoi international d’escrime organisé au Crystal Palace par le « Sword Club. » Peu après, j’assistai au dîner annuel de la « Society of Authors. » Assis à la table d’honneur, naturellement, Kipling ne regardait guère que son assiette. Il ne parut pas entendre les toasts.

Quand on se leva, quelle ne fut pas ma surprise en voyant le grand maître se précipiter vers moi ! Sans présentation, sans préambule, ce petit homme noiraud, un peu voûté, aux éblouissantes lunettes d’or, aux énormes sourcils, me mitrailla de questions telles que : « Dans Alexandre Dumas père, les duels sont-ils techniquement exacts ?… Existe-t-il des Bretons comme ceux de Loti ?… Est-il vrai que Madame Bovary a réellement vécu ?… Décrivez-moi cette Colette dont les histoires de bêtes sont plus vraies que les miennes… » etc, etc. Il m’interrogeait si vite que j’avais du mal à répondre.

En m’écoutant, il caressait sa calvitie de temps à autre, soudain, comme par tic, d’une main si brune qu’on eût dit celle d’un Hindou (ce teint sombre a fait prétendre à tort que Kipling était un « sang mêlé »).
 
 

 

Quand, sans doute, il crut m’avoir « vidé, » il me tourna le dos avec un « good night » hâtif. Je n’avais jamais vu interviewer aussi tenace, ni de telle qualité. Quelques minutes après, je racontai l’incident à Frank Harris, qui me dit : « Ruddy veut toujours en savoir davantage. Il est resté le journaliste qu’il fut. » Le lendemain, au Bath Club, où j’étais descendu, un exemplaire de luxe de The Light that Failed m’arriva, spirituellement dédicacé. De Paris, j’envoyai à Kipling un recueil de nouvelles que je venais de publier. Sa réponse, très indulgente, commençait par : « My dear French disciple. » Car, à cette époque, un conteur était toujours impressionné par Kipling.

Nous restâmes en correspondance. Parmi les lettres qu’il daigna m’adresser, l’une a un vif intérêt littéraire. L’Ouest-Éclair, le grand journal breton, avait ouvert une enquête, à laquelle de nombreux officiers de marine répondaient, sur l’existence du serpent de mer. Or, dans une des plus impressionnantes nouvelles de Kipling, « A Matter of Fact, » quatre journalistes revenant du Cap sur un cargo assistent à l’agonie de deux formidables reptiles qu’une éruption sous-marine a ramenés à la surface. (1) Quel reportage ! Ils s’enferment dans leurs cabines pour l’écrire. Mais il ne paraîtra pas, car, à Londres, personne ne les croit. Ce surgissement des deux monstres est décrit avec tant de force que L’Ouest-Éclair cita Kipling parmi les témoins qui avaient réellement vu des serpents de mer. Je lui écrivis. Sa réponse montre qu’un chef-d’œuvre peut être inspiré par un fait presque insignifiant. (2) La voici :
 

Baterman’s. Burivash. Sussex.

 

31 juillet 1922.

 

Cher Monsieur Joseph-Renaud, je réponds à votre intéressante lettre du 25 juillet. Je n’ai jamais vu le serpent de mer. Mais, en 1905, je me trouvais, comme passager, à bord de l’Armadale-Castle (capitaine Robinson) en route pour Le Cap. Par un après-midi calme et chaud, un peu au sud de Dakar, le navire se heurta à un gigantesque requin tacheté qui avait dû être en train de se chauffer à la surface de l’eau. L’avant du navire le souleva littéralement par le cou, si bien que sa tête pendait à droite de l’avant et sa queue à gauche.

Les battements de sa queue sur les flancs du paquebot révélèrent sa présence à l’équipage. On ralentit. Le capitaine Robinson et moi-même nous vîmes la gigantesque créature être peu à peu repoussée dans l’océan. On eut à faire marche arrière pour libérer la carcasse, qui coula juste comme le capitaine Robinson disait : « J’aurais dû le hisser à bord avec le treuil à vapeur, car personne ne croira combien il était gros. »

Cependant, dans ses convulsions, le requin s’était cogné violemment contre le flanc du navire, et les marques de sa queue étaient nettement visibles sur la peinture. La longueur totale du corps, sans la tête qui était de l’autre côté du bateau, était de plus de quarante pieds (treize mètres environ). La longueur de la tête, nous l’avons estimée de quinze à vingt pieds (cinq à sept mètres, environ). Mais le monde où nous vivons est un monde incrédule ! Nous aurions dû faire hisser la créature à bord et la photographier.

Sincèrement à vous…
 

RUDYARD KIPLING

 

La taille anormale du requin et la phrase du capitaine Robinson… « personne ne croira combien il était gros » engendrèrent cette admissible nouvelle.

… Un an après, j’eus avec lui, dans un simple tea-room, un second entretien, beaucoup plus long et agréable. Je tirai de lui tout de même quelques renseignements – par exemple, à propos des rosseries qu’il ne manquait aucune occasion d’adresser aux Américains. Il précisa, avec vivacité, qu’aucune n’avait paru depuis que New-York l’avait entouré d’une si vive sollicitude, en février 1899, pendant la pneumonie dont il avait failli ne pas guérir. Les plus grands médecins s’empressèrent à son chevet ; la foule sans cesse massée sous les fenêtres de l’hôtel Grenoble, où l’illustre malade luttait contre la mort, les accablait de questions quand elle les apercevait. Les journaux de toute l’Amérique publiaient des éditions spéciales dès qu’un changement se produisait dans l’état de Kipling. On priait pour lui dans les églises. D’ailleurs, le monde entier partageait le sentiment de l’Amérique. De Berlin, Guillaume II envoya ce message à Mrs Kipling :
 

Admirateur passionné des livres sans rivaux de votre mari, j’attends avec angoisse des nouvelles de sa santé. Dieu veuille qu’il soit conservé à vous d’abord et à tous ceux qui lui sont reconnaissants pour la façon émouvante avec laquelle il a célébré les hauts faits de notre commune race.
 

GUILLAUME, I. R.

 

Ses deux filles, Élise et Joséphine, avaient été atteintes elles aussi. Cette dernière, l’aînée, six ans, succomba. Quand Kipling sortit du coma, on ne put lui cacher ce deuil. « Poor little Joe, » murmura-t-il en pleurant.
 
 

 

Dès convalescent, il adressa aux journaux la lettre ci-dessous :
 

Hôtel Grenoble. Jour de Pâques.

 

Veuillez me permettre d’essayer de reconnaître la merveilleuse sympathie, l’amabilité, l’affection, qui m’ont été témoignées pendant ma récente maladie, ainsi que la courtoisie qui en a sans cesse contrôlé l’expression. Je ne suis pas encore assez vigoureux pour répondre aux lettres ; aussi, c’est grâce à vous que je remercie, humblement, sincèrement, les gens de bonne volonté vis-à-vis de qui, dans le monde entier, j’ai contracté une dette dont je ne pourrai jamais m’acquitter.
 

… Voici la principale raison de la rancune obstinée que, jusque-là, Kipling avait témoignée aux Américains :

Peu après leur mariage à Londres, Kipling et sa femme allèrent s’établir aux États-Unis, à Vermont. Ils y bâtirent une maison solide et jolie : « Naulahka. » Mrs Kipling, quoique née à Vermont, parlait avec un fort accent de Mayfair et observait avec affectation toutes les coutumes de la société anglaise. Le couple dînait en habit, cravate blanche et en toilette de soirée. Cela contrastait assez comiquement avec la simplicité ambiante. Et puis, l’écrivain ne consentait à recevoir ni reporters ni même confrères. Ceux-ci prirent mal ces rebuffades. Le pire fut une querelle avec son beau-frère Beatty Balestier. Elle s’aggrava au point que Kipling fut l’objet de voies de fait. Il poursuivit le brutal. Pendant le procès, les reporters, si dédaignés, se vengèrent. Si bien que, brusquement, et n’emportant que le strict nécessaire, les Kipling quittèrent Vermont pour l’Angleterre.

Kipling trouva des occasions de vengeance. Vous vous rappelez les « Bandar log » dans Le Livre de la Jungle ?… Ces singes vantards, bavards, puérils ?… Quelques plumitifs malveillants avaient fait courir le bruit que Kipling avait caricaturé là les Français. Il protesta avec d’autant plus de force que ses sentiments francophiles étaient connus. Quelque temps après, à Rome, M. André Chevrillon lui demanda :

« Les Bandar log, qui est-ce ? »

Kipling lui répondit en souriant :

« C’est en Amérique que j’ai écrit les deux Livres de la Jungle. »
 
 

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(1) Voir la nouvelle « Un Fait » de Rudyard Kipling, déjà publiée sur ce site.
 

(2) « Une Lettre de Kipling, le célèbre romancier anglais, sur le serpent de mer, » reproduite dans L’Ouest-Eclair, journal républicain quotidien, vingt-quatrième année, n° 7580, samedi 5 août 1922.
 

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(J. Joseph-Renaud, in Le Figaro littéraire, huitième année, n° 387, samedi 19 septembre 1953 ; les deux portraits de Kipling sont extraits de l’article. Lithographie d’Edward Tennyson Reed, « No Bathing Today, » parue dans Mr. Punch’s Prehistoric Peeps, London: Bradbury, Agnew & Co., 1895)