L’ÎLE ENCHANTÉE

 

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Fragment des aventures de mon ami Sylvius Persane

 
 

II se nommait Sylvius Persane.

Je crois l’avoir toujours connu, un peu à la façon dont on se connaît soi-même. Il naquit dans un beau jardin où des hêtres et des frênes mariaient en figure de parc leurs courbes majestueuses. Il se plut, encore tout enfant, aux harmonies du vent dans les branches et fut toujours séduit par les gémissements des girouettes. Il aimait les animaux paisibles, les plantes, les étangs qui dorment, les rochers blancs et la conversation des sources. À l’âge de quinze ans, il étonna ses amis en leur confiant qu’il voyait des femmes nues dans le tronc des arbres. On le tenait à l’ordinaire pour insensé. Quand on le lui laissait sentir d’une façon trop précise, il souriait et s’en allait manger ses rêves dans un coin. Avec un penchant à la gloriole, son principal défaut était de ne point du tout trouver de saveur aux songes d’autrui. Ainsi, son adolescence fut occupée presque en entier à regarder la lune, à bayer aux nuées diversement construites et à considérer les diaprures des eaux nocturnes. Plus tard, il fut aimé, trompé, délaissé, comme la plupart des hommes, mais il se consola de tels accidents en philosophant obscurément à leur sujet. Il eut des aventures variées dont il se tira tant bien que mal, mais sans y cueillir de gloire. Durant une croisière qu’il fit en Méditerranée à la recherche d’un trésor que la princesse des Lotophages avait, à une époque mal définie, caché quelque part, il fut capturé par des pirates barbaresques qui le lièrent solidement avec des cordes bien nouées et le déposèrent sans vêtements sur le rivage d’une île inconnue.

Je veux vous conter ce qu’il advint de mon ami Sylvius Persane dans cette île, comment il y vécut quelques heures et comment il la quitta.
 

*

 

Couché sur une couche molle, rien n’est plus doux que d’être lié par des bras jeunes et frais, mais, étendu dans les plis d’un sable brûlant et la chair offensée par l’étreinte d’une corde, un homme, fût-il aventureux comme Gulliver, tient volontiers le destin pour cruel. Ainsi en était-il pour Sylvius qui ne pouvait, de ses quatre membres esclaves, que secouer et non libérer son corps. Le pas de ses bourreaux s’était éloigné depuis longtemps ; plus un murmure autre que le clapotis des vagues proches. Sylvius était seul, devant le soleil qui dardait ses pires flèches. Déposé dans, un sillon de la plage, il ne voyait que le ciel et le sable aveuglants ; sa bouche était vide de cris et ses plus saines idées philosophiques étaient bousculées. Il ne lui restait plus qu’à mourir, à mourir d’une mort obscure, la cervelle becquetée par les oiseaux de la mer et la peau rissolée par midi. Alors, comme les émotions violentes rendent l’homme religieux, Sylvius, suivant l’exemple des Jeunes Gens dans la Fournaise éleva son âme à Dieu, et Dieu, bienveillant, lui vint en aide.

Ce fut sous la forme d’une pierre, fort tranchante sur un de ses côtés, que la Providence se révéla. Contre ce caillou, Sylvius, avec des mouvements de couleuvre entravée, frotta avec patience la corde ennemie. Il parvint enfin à la sectionner, et, par quelques gymnastiques complémentaires, à se trouver libre et debout.

Rappelons pour mémoire qu’il était nu.

Où se trouvait-il ? Du côté de la mer, on ne voyait rien, ni côte, ni fumée, ni récif, rien que la voile de ses bourreaux déjà minuscule et toujours fuyante ; du côté de la terre, la plage s’étendait, fort belle et d’aspect soyeux, mais torride. Plus loin, un petit bois de pins frissonnait sous la brise. Vers lui, Sylvius dirigea ses pas languissants. L’aspect de cet asile le récréa un peu. Hospitalier, frais, éventé, odorant, le petit bois abritait une source. Elle se répandait en un ruisseau qui, parmi des fleurs et mille mousses, gazouillait et se taisait tour à tour comme un vrai ruisseau de poème. Sylvius y fut boire et se baigner, puis, de la branche penchée d’un figuier qui se trouvait là, il détacha une figue singulièrement fendue et en goûta la pulpe humide. Enfin, après un somme bref, il s’assit pour réfléchir.

Que ferait-il, la nuit venue, sans vêtements, sans compagnon et sans abri ? Le mieux serait d’abord de bien inspecter le lieu de son exil. Il gagna donc la plage, moins chaude sous le soleil déclinant, et, à l’orée du bois, en suivit la blanche ligne. Par pudeur, il tenait entre ses doigts un rameau de pin, épanoui en éventail.

La plage semblait infinie, dans l’étincellement que l’heure dorait. Sylvius franchit le ruisseau et continua sa marche ; bientôt, il atteignit une prairie où le sable s’arrêtait et qui s’étendait jusqu’à un petit escarpement levé dans la mer, puis le sable recommença, et Sylvius marchait encore quand il s’aperçut qu’il était très las et que l’horizon commençait à mordre sur le soleil. – Il n’avait pas rencontré une seule maison ; il n’avait pas vu un seul vestige humain. Non loin de lui, un autre ruisseau sortait du bois ; il s’y rendit, voulant se reposer sur ses bords et boire de nouveau, car il avait grand soif ; mais, à un certain détail plaisant de cailloux et de fleurs, à l’aspect d’une branche cassée, à la trace de ses propres pas enfin, il reconnut que c’était le ruisseau qu’il avait quitté au départ, et, par une élémentaire opération de l’esprit, il conclut qu’il se trouvait dans une île, dans une île déserte. Son âme fut toute pénétrée d’horreur.

Une plage en ceinture, une prairie, une falaise froncée, un bois où poussaient des pins, des oliviers, des figuiers, où s’ouvraient des terriers à lapins et que hantaient seuls des parfums de fleurs ; un ruisseau, des flots et du ciel, voilà quel était donc le décor de sa nouvelle patrie ! Riant ? oui, si l’on veut, mais, néanmoins, comme Ovide aux plus mauvais jours des Tristes, Sylvius pleura des larmes nombreuses et hoqueta ridiculement pour témoigner de son désespoir.

Alors, puisque tout était fini, puisqu’il lâchait prise, puisque rien ne lui importait plus de la vie et de ses usages, Sylvius jeta dans le ruisseau son seul vêtement (la branche qui l’avait précédé dans sa marche), et l’accompagna, flottante et entraînée, jusqu’à l’endroit où le ruisseau mêlait sa douceur au sel marin. Puis il revint sur ses pas, les yeux baissés, ruminant ses ennuis. Mais, sur le tapis de sable humide et strié par les lames, des empreintes singulières le firent s’arrêter : des traces de sabots, nombreuses, dirigées vers la mer et vers le bois de pins. Des chevaux ! il y avait donc des hommes dans l’île ? Sylvius se mit à plat ventre, examina minutieusement les traces insolites, puis les suivit, l’âme tremblante et les jambes secouées d’émotion. Il s’assit à la lisière des pins. Le crépuscule s’envolait. Tout l’occident était d’une teinte grise et chaude. Sur la mer, les cendres du jour achevaient de s’éteindre. Avant d’entrer dans l’ombre des arbres, Sylvius hésita. Pouvait-il se présenter ainsi à des hommes, même sauvages ? Mais, à cet instant, une voix inattendue, de timbre clair, lui fit monter le cœur aux lèvres, tandis qu’une vive lueur éblouit ses yeux :

« Vous semblez nu, Monsieur ; c’est-y que vous désireriez un vêtement ? »

C’était un jeune homme mince, d’aspect horrible, et qui tenait un flambeau. À la grande flamme qu’il levait, Sylvius le vit tout sanglant. De lourdes boucles noires tombaient sur son front pourpre et sa bouche semblait une blessure. Tout son corps nu était d’une couleur de carnage, et ses bras, où les muscles saillaient, et ses mains maigres, et ses doigts décharnés, étaient rouges, rouges atrocement, d’un rouge lugubre et tragique. Un jeune homme ? non, car ses jambes se terminaient en pieds de bouc, et, à demi penché, agitant au-dessus de sa tête le grand flambeau écarlate, il ne posait sur le sable que les fourches grêles de deux sabots.

« Ne vous ébahissez pas, dit-il ; ma première apparence inspire, je le sais, un certain effroi. Que voulez-vous ? depuis qu’Apollon m’écorcha vif, je ressemble bien plus, hélas ! à une préparation anatomique qu’à un honnête faune des vieux jours. Mais vous allez geler, mon garçon ! ajouta-t-il d’un ton tout à fait cordial ; prenez pour l’instant ma dépouille ; tenez je l’avais accrochée à cette branche. »

Et, fichant dans le sable son flambeau, il jeta sur les épaules de Sylvius une façon de manteau souple et de coupe irrégulière.

« C’est mon ancienne peau ; les jours d’hiver, elle me garantit des blessures de la bise. »

Syivius tremblait de peur.

« Seriez-vous donc Marsyas le satyre ? dit-il d’une voix mal assurée.

– Lui-même ! Et comment vous nomme-t-on ?

– Oh ! dit Sylvius tristement, les hommes avaient coutume de m’appeler Sylvius Persane, mais, depuis deux ans, mon existence est si embarrassée de mythologie que, somme toute, je serais aussi peu surpris de m’appeler autrement que de causer demain avec Hadès et Perséphone.

– Ils n’habitent pas de ce côté, » dit Marsyas en souriant. On eût dit que ce sourire saignait.

« Venez maintenant que je vous présente à notre troupe. Nous avons coutume, au crépuscule, de danser un peu avant le repas. Joignez-vous à nos bonds, car je crois vraiment que vous grelottez. »

Et, reprenant son flambeau, il entraina Persane sur la plage.

« Oserais-je vous demander en quel lieu je me trouve ? dit Sylvius. À l’instant où je vous vis, je m’étonnais de marques de sabots plus grands que les vôtres, mais…

– Vous vous trouvez dans l’île d’Ala, interrompit Marsyas, et ces empreintes doivent être celles de quelques vieux centaures encombrants qui habitent dans le bois. C’est une gent déplaisante et médiocre. Ah ! voici mes frères ! »

Le sous-bois s’éclairait. On y voyait courir des pénombres mauves et de vives flammes. Tout à coup, d’entre les pins, déboucha une vingtaine de chèvre-pieds qui, tous, portaient de grandes torches éclatantes ou fumeuses. Ils se hâtaient, criaient, gesticulaient, riaient, se bousculant dans leur course et faisant parfois de grands bonds, tandis que la brise du soir tordait au-dessus de leur tête les flammes qu’ils portaient. Ils accoururent vers Marsyas et s’arrêtèrent soudain en voyant Sylvius. Alors, ils turent leurs cris et, parmi eux, il courut des murmures étonnés et de petits rires.

« Voici un naufragé, dit le satyre ; du moins, je lui suppose cette qualité. Nous devons l’accueillir de notre mieux. Il désire un vêtement et je n’ai pu, pour l’instant, lui prêter que ma peau. Ne changeons rien à nos habitudes et prions-le de se joindre à notre danse. Nous l’habillerons ensuite. »

Les satyres faisaient cercle autour de Sylvius. Il y avait là des faunes très vieux et des tityres qui trébuchaient encore de jeunesse ; certains étaient ventripotents et lourds, d’autres, maigres et gracieux. Le poil des uns était blanc et celui des autres fauve. Des satyresses aux petits seins agaçaient les côtes d’un vieux silène.

Brusquement, la troupe entière se dispersa sur la plage. Un même cri s’éleva de toutes les bouches. Une chauve-souris traversait l’air, incertaine et soyeuse. Alors, les faunes lui barrèrent le passage par l’éclat de leurs torches haussées. Bientôt, ils firent une grande ronde et tournèrent en bondissant. Et ce furent des tityres gambadeurs qui fredonnaient un air étrange où se mêlaient, semblait-il, la plainte légère du vent et les vocalises du rossignol ; – des satyresses, ruant parfois de leurs sabots fourchus, et des silènes qui s’agitaient sans grâce ni mesure. Un d’eux sortit du bois au même instant ; il riait d’un rire monacal ; il était énorme, velu, lascif, et monté sur un âne couronné de roses.

Ivre d’enthousiasme, Sylvius prit le flambeau d’une faunesse qui s’était arrêtée pour se gratter la jambe, et se joignit au jeu. – La chauve-souris épouvantée tomba sur le sable et Marsyas, miséricordieux, la rendit à la nuit.
 
 

 

« Il convient maintenant, dit-il, d’habiller notre invité. Après un exercice un peu violent, les brises nocturnes sont funestes à qui ne se promène pas communément tout nu. – Quel costume vous offrirai-je ? Nous vous vêtirons fort bien en pierrot, en Troyen, voire en demi-dieu. »

Et Sylvius songeait avec mélancolie qu’il donnerait tous les déguisements pour un complet veston de coupe juste.

« Habillons-le en Arlequin, » proposa un satyre qui cherchait dans sa fourche un caillou gênant.

La proposition séduisit. Les faunes se dispersèrent à nouveau. Ils revinrent peu d’instants après, et chacun portait une pièce d’étoffe. Alors, les faunesses qui étaient restées auprès de Sylvius et enfilaient dans les aiguilles de pin qu’elles détachaient des branches, de beaux fils de la vierge ténus et gris, se jetèrent sur lui et cousirent contre son corps les pans d’étoffe les uns aux autres. Leurs petits doigts industrieux et grêles couraient tout le long de son corps.

Et ce fut fait.

Le jeune homme se trouva vêtu d’un costume d’Arlequin fort seyant. Chaque pièce de cet accoutrement était différente, et l’on eût dit, à leurs teintes fines, que certaines avaient été pincées dans le firmament ou la mer violette, et d’autres mordues sur la fesse d’une fille blonde.

Marsyas considéra Sylvius d’un air satisfait, lui mit une batte entre les mains, et, le frappant affectueusement sur l’épaule :

« Allons manger ! » fit-il.

Lassés, ils marchaient en clopinant dans les méandres du sous-bois. Sylvius avait rendu sa peau à Marsyas. Ils s’assirent tous au milieu d’une clairière où, sur une longue broche, étaient embrochés de petits oiseaux, Un très vénérable satyre tournait la broche en chantant :
 

« Ivre de raisins et de roses,

De brise et de pois de senteur,

Je règle les métamorphoses

Du petit oiseau migrateur. »
 

« C’est à cause que c’est le temps des bécassines, dit-il à un petit satyreau qui l’écoutait avec ravissement. J’eusse pu dire aussi :
 

« Je cuis, je rissole et j’arrose

Le petit oiseau migrateur. »
 

Mais je préfère ma version primitive. »

Sur le bord de la clairière, les faunes mangeaient déjà. Par terre, des figues, des bananes, des olives, étaient disposées en pyramides. On avait éteint les flambeaux : on soupait au clair d’une lune énorme qui se détachait de la mer et dont les rayons filtraient parmi les pins.

Certains chèvre-pieds, ayant fini leur repas, flûtaient nonchalamment, sur un roseau, des chants de fontaine. Près de Sylvius que l’on gavait de fruits, un silène, couché sur le dos, mâchait des narcisses. Au sommet de son ventre en dôme, un petit oiseau picorait je ne sais quoi et sautillait d’aise. Plus loin, une satyresse surannée attirait de ses lèvres le calice humide d’une fleur et, la gorge tendue, pressant de ses deux mains sa sèche poitrine, elle aspirait l’eau légère. À côté d’elle, un satyre à quatre pattes cherchait des puces au corps velu d’une petite amie. Griffé, il s’en alla, et Sylvius se glissa à sa place. Il caressa la jeune faunesse consentante, et, comme l’ascendance de la lune les avait jetés dans l’ombre, on ne les vit plus pendant quelque temps.

À cette heure, tout le petit monde cornu et frisé semblait projeter de dormir. Seul, Marsyas, devant le dernier flambeau que soutenait un petit capripède impudique et de bronze, restait debout, appuyé contre un figuier, et regardait tristement devant lui. Ainsi posé, il avait l’air encore plus horrible et on l’admirait, en vérité, dans tout son écorchement.

Il prit sa flûte qui pendait à une branche et en tira nonchalamment quelques notes… quelques notes à peine… Pourtant, il semblait déjà à Sylvius que la terre elle-même s’était prise à murmurer. Mais il haussa les épaules, laissa tomber la flûte, puis, brusquement, pencha la tête et s’endormit debout. La lune réapparue faisait naître sur tout son corps une pourpre plus neuve.

Tout le bois sommeillait. On entendait le souffle court des satyreaux que scandaient les ronflements cuivrés des silènes. Une faunesse parla dans son rêve, et ses paroles confuses se brouillèrent en un baiser. Un coup de vent éteignit le dernier flambeau. La lune déclinait ; l’ombre fut plus dense.

Sylvius veillait seul.

Quelle vie merveilleuse, inattendue, contrastée, menaient tous ces chèvre-pieds aimables ! et pourquoi ne point vivre toujours parmi eux ? Ne serait-ce point une gloire unique de retourner ainsi boire aux sources divines, et de se fondre un peu dans une demi-divinité ? Mais, tandis que Sylvius méditait, une insidieuse inquiétude, un malaise qui se muait en angoisse lui prenait la gorge. À ses narines montait une insupportable odeur de bouc, et, bientôt, cette puanteur fauve, ce relent bestial devint si fort qu’il ne put le supporter ; il s’éloigna à pas lents, chassé par ce vent d’étable, gagna la plage, y marcha quelque temps et rentra enfin dans le bois pour y trouver un gîte où dormir.

En suivant un petit sentier, il atteignit une clairière lumineuse où des coins d’ombre et de mousse fraîche lui parurent propices à recevoir son sommeil. Il s’était déjà couché et avait posé sa batte, quand le bruit d’un galop régulier et lourd lui fit prêter l’oreille, et, tout à coup, déboucha dans la clairière un centaure gigantesque.

Sa barbe blanche coulait jusqu’à son poitrail, la peau de son torse était ridée ; son poil était gris. De sa queue, il battait l’air. Il s’arrêta net au milieu de la clairière et se tint immobile, pensif, le menton dans sa main.

Autour de la noble bête, le bois murmurait. Une chouette et un crapaud faisaient un duo monotone. Dans l’arbre au pied duquel Sylvius était couché, les oiseaux pépièrent bruyamment dans leur nid. Le centaure écoutait. Il se rapprocha du tronc et Sylvius tremblait de peur, craignant que les lourds sabots ne vinssent à se poser sur lui. Il ne bougea pas. Soudain, le centaure se cabra et, posant ses sabots d’avant sur les premières branches, son corps d’homme à moitié perdu dans le feuillage, tâcha d’atteindre de ses bras tendus le nid gazouillant. Dressé le long du chêne, il avait l’air colossal. Il prit le nid et, retombant sur ses pattes, le jeta à terre. Il trépigna sur les petits oiseaux dispersés, en grognant de rage. Puis, ayant remporté sa ridicule victoire, il sourit et tira sa barbe d’ancêtre. C’est alors qu’il aperçut Sylvius.

« Que faites-vous ici ? » demanda-t-il.

Sylvius se releva et, de son mieux, expliqua sa présence.

« Maître, dites-moi… » ajouta-t-il.

Il avait donné ce titre de Maître un peu au hasard, pensant que cela ferait plaisir au demi-dieu.

« … Pourquoi dénichez-vous les oiseaux, seul, dans la nuit ? »

Et le centaure répondit :

« Qu’est-il besoin de chansons pour le deuil de notre vieillesse ? Qu’est-il besoin de fleurs pour l’orner ? Ce sont babioles bonnes pour ces faunes impudiques et déraisonnables que vous avez eu raison de fuir. Moi, je ne puis me complaire ni aux jeux ridicules de la flûte et de la lyre, ni aux gambades enfantines. Un soir, je mettrai le feu à toute cette île quand il ne restera plus rien de ma race diminuée. Les ornements frivoles seyaient bien à l’Hellade embaumée, quand mon père Nessus, mort définitivement l’année dernière, apprenait au jeune Achille à tirer sur les oiseaux du ciel ses flèches bien empennées, mais des chansons funèbres seraient seules de mise dans cette île qui, à chaque heure nouvelle, ressemble davantage à un mausolée.

– C’est, dit Sylvius, me faire regretter plus amèrement d’être né trop tard. Que ne puis-je rester parmi vous !

– Non, jeune homme, ce n’est point l’image, mais la caricature des prés et des bois arcadiens que vous voyez ici. Dans cette île d’Ala, quelques demi-dieux se sont réunis après la mort du grand Pan. Les dieux de l’Olympe sont morts plus tôt que nous, usés par trop d’aventures. Les seules prières nourrissent bien les dieux ; or qui, de nos jours, supplie Minerve ? au lieu que de simples paysans tendent encore leurs bras au souvenir des divinités sylvestres. Notre race, que nous perpétuons tant bien que mal, en est réduite à manger les figues et les olives de cette île, au lieu de s’engraisser du parfum des supplications ! Nous vivons à peine, et les temps présents ne sont pas propices à notre éclosion !

– Mais, dit Sylvius, vous savez que les hommes vous considèrent depuis longtemps déjà comme des fictions poétiques !

– Ils ont raison, dans un sens, dit le centaure. Au siècle initial, nous n’existions pas, mais les poètes nous ont tant chantés que nous avons été forcés de naître. C’est à cause de l’invincible exhortation d’un poème que la Nuée accoucha de nous. Si vous chantiez les nymphes en France, il en naîtrait dans tous les bois. »

Sylvius sourit, incrédule.

« Êtes-vous nombreux ici ? demanda-t-il.

– Jours sinistres ! gémit le centaure. Nos derniers rejetons sont hideux ! Si vous pouviez vous imaginer quelle charmante image c’était que de voir trois ou quatre de nos fils gambadant sur les prés arcadiens ! – Ils n’étaient point encore bien solides sur leurs jambes ; ils se battaient mollement à coups élastiques, puis se couchaient sous les arbres, leurs têtes bouclées et blondes posées sur le gazon, et leurs petits sabots enfouis parmi les fleurs. Ô chers enfants d’autrefois ! charme de l’Arcadie ! plaisir du paysage ! Maintenant, voyez plutôt ! »

Il siffla et un petit centaure entra dans la clairière. Sylvius ne put retenir un cri de gaieté. C’était un monstre ridicule. Ses quatre jambes cagneuses soutenaient mal son corps ; sa tête branlait, absolument chauve. Son œil gauche était blanc et l’autre louche. Détail affreux : son poil ne le couvrait que par plaques et montrait un cuir malsain.

« Pauvre enfant ! dit Sylvius, qui crut devoir s’apitoyer, Et quelle est cette excroissance qu’il a sur le côté de la bouche et que je ne distingue pas très bien, car la lune éclaire mal ce soir ?

– Oh ! cela est très horrible, murmura le vieux centaure ; ce n’est pas une excroissance, c’est une pipe. Nos enfants sont pénétrés de ce vice et le tabac a remplacé pour eux l’hydromel.

Allons, va-t-en, cria-t-il au petit nain vieillot, qui, durant que son ancêtre parlait, s’était tapi dans un coin de la clairière ; va-t-en ! ta vue me fait horreur. – Quelle décadence ! Ah ! dans la forêt verte où les dieux habitaient, quand le galop sonore et lourd de notre troupe faisait trembler les chênes… »
 
 

 

Le centaure avait levé ses bras au ciel et il déclamait. À Sylvius, ravi, il dit les campagnes grecques et la fuite des oréades effrayées, et les travaux sublimes, et les rives brillantes. – Il décrivit tout, du cèdre à l’hysope, et vanta la qualité du moindre petit dieu vicinal. Il parlait d’une voix monotone et scandée, de sorte que son discours semblait tout composé d’hexamètres. En vérité, il parla trop, ne s’interrompant que pour cracher, et, à la fin, comme il avait entrepris de décrire la guerre de Troie et n’était encore qu’à la première année du siège, Sylvius se laissa couler à terre et s’assoupit. Il se réveilla brusquement, touché au bras par le sabot de la bête.

« Je vois avec regret que vous ne m’écoutez pas. Vous êtes discourtois ! »

Et, balayant de sa queue le visage de Sylvius, le centaure disparut dans la futaie.

Sylvius, quelque peu perplexe et troublé, s’éloigna en sens contraire et descendit jusqu’à la plage. Il se trouva sur la prairie qu’il avait déjà traversée le matin, et qui aboutissait à une petite falaise. Sur son bord, il se coucha.

Phœbé, asymétrique et rose, le regardait d’un œil plein d’ironie.

« Hélas ! soupira-t-il, en quelle profonde erreur ma mère était plongée qu’elle m’ait ainsi laissé naître quelques milliers d’années trop tard ! C’est au temps héroïques que j’eusse pu trouver un emploi et cueillir le laurier, auprès d’Ulysse ou comme vengeur d’Astyanax, mais j’eusse dû écouter ce centaure et ne point m’endormir, car son récit était fort beau. »

Voici que Sylvius veut se coucher de nouveau et dispose une motte de terre pour lui servir d’oreiller, quand, sur la grève inférieure, il entend un gémissement étrange. Et Sylvius se penche sur le bord de la petite falaise, résigné à voir Jupiter tonnant, Confucius, ou le dieu des Zoulous dont la forme est indécente, mais l’être qui se présente à ses yeux est plus étrange encore.

Un grand oiseau à tête de femme est perché sur un des rochers qui touchent les flots. II entretient mélancoliquement de quelques brindilles un brasier mourant et l’évente de son aile pour en attiser l’ardeur. Huché sur une haute patte, il tient de l’autre un rouleau de musique. Une lyre est pendue à son cou. Il lève lentement les yeux vers Sylvius.

« Je t’attendais, dit le singulier animal. Descends par le petit sentier qui se trouve à ta droite et viens m’aider à raviver ce feu. »

Perplexe, Sylvius obéit. Il tâchait de rappeler tous ses souvenirs de classe pour reconnaître la personne qui l’appelait si familièrement. À mesure qu’il approchait d’elle, il voyait mieux sa figure, hargneuse et vieille, mais illustrée de beaux yeux. Chaque fois qu’elle se penchait sur les braises, il était ému par leur humide éclat. Saluant de sa batte comme il eût salué d’une épée, il la joignit enfin sur sa roche et, dès l’abord, la questionna avec courtoisie :

« Madame ou Mademoiselle, dit-il, oserai-je vous demander qui vous êtes ? Je n’ai jamais connu de divinité qui vous ressemblât. »

La réponse fut donnée sur un ton un peu rogue :

« Tu as sans doute mal considéré les vases grecs, jeune homme ! Me prends-tu donc pour une harpie ou un moulin à poivre ? Je suis une sirène, mon garçon, et me nomme Leucosie. Tout à l’heure, en volant au-dessus de la clairière, j’ai entendu ce que le centaure te racontait. Ah ! il y a beau temps qu’il n’avait pu placer un de ses discours Les faunes eux-mêmes détalent quand ils voient arriver ce rabâcheur ! Vanter la vie antique ! En vérité, c’est du dernier drôle ! Une époque où les hommes se bouchaient les oreilles avec de la cire quand je leur chantais mes plus jolies romances ! où les dieux venaient se mêler de toutes nos petites affaires ! où ce grand balourd d’Hercule bousculait le monde ! On me dit parfois que je deviens grinchue ! On le serait à moins quand on a vu le siècle de l’insupportable Pénélope ! Mais, vois-tu, les souvenirs ne m’intéressent plus, et j’ai même oublié la saveur des jeunes matelots que je croquais dans le temps ! Je deviens vieille, et, parfois, quand, le matin, je vais quérir dans une anse claire un crabe aventureux, et que le vent souffle plus aigrement que de coutume, je me sens la gorge prise… Il faut que je pense à faire une fin, au lieu de me rappeler des anecdotes !

– Et pourtant, dit Sylvius, c’est dans les camps d’Agamemnon que j’eusse voulu vivre ! Leucosie, parle-moi du siège fameux !

– Ne me tutoie pas, dit la sirène. Tu n’as pas l’air de te douter que j’ai plus de trois mille ans ! Crois-moi, on s’ennuyait à mourir entre l’Olympe et le Ténare ! Évidemment, il y avait parfois des événements curieux et de jolies choses… et même, ce qu’il y avait de mieux, je l’ai gardé.

Oui, je me suis fait un musée de choses défuntes. – Celles d’entre les sensations de prix qui sont fanées y trouvent une place et, couchées dans un coquillage ou protégées par les plis d’une algue, estampées d’une étiquette, où est abrégé l’état des vertus que les hommes y trouvaient naguère, numérotées aussi, afin qu’un catalogue à référence m’en étende un historique moins succinct (pour immortelle que je sois, ma mémoire ne laisse pas de se rouiller un peu), bien souvent elles gagnent un intérêt nouveau à se trouver ainsi fossilisées. Armée de pitié et d’indulgence, je vais considérer d’une âme réfléchie ces débris décolorés qui firent partie de vous-mêmes, et, tâchant à me replacer l’esprit dans l’état qui fut anciennement le vôtre, je goûte, par un retour de pensée, le curieux parfum de ces roses mortes.

Là, je retrouve aussi, jaunissantes et toutes crispées de vieillesse, les idées qui vous furent d’une saveur si plaisante que, sans doute, vous jurâtes de consacrer à leur culte le cours entier de vos heures, et là, je garde encore, d’un soin pieux, toute la théorie des passions dont se raidirent des peuples entiers, de grands hommes, des femmes en fleurs, et jusqu’à de négligeables imbéciles qui, du coup, furent grandis et, plus d’une fois, s’en virent couronnés. Et note bien, mon petit, pour encombrantes qu’elles fussent durant leur vigueur, combien ces choses tiennent en un espace restreint, puisque cette pierre creuse et ce coin d’eau verte leur servent à toutes de réduit. »
 
 

 

Elle frissonna.

« Souffle encore sur le brasier, jettes-y quelques branches ; la nuit est froide, la bronchite me guette. je ne pourrai même pas chanter ce soir. – Tiens ! regarde ! »

Elle posa son rouleau de musique à terre et, se penchant, plongea son bras dans l’eau nocturne.

« Voici quelques spécimens. »

Sa main sortit de l’ombre humide, tenant une grande rondache bosselée.

« Quel est ce plat à barbe ? demanda Sylvius.

– C’est le bouclier d’Achille, dit-elle. Et je puis te montrer encore le trésor des Atrides ou le caducée, mais voici mieux. »

Elle sortit, toute dégoûtante de nuit, un paquet noir et sans forme.

« La tête d’Orphée, proclama-t-elle. Un peu momifiée, mais authentique. »

À la lumière des branches dont Sylvius entretenait la flamme, elle lut l’étiquette qui y pendait :
 

« Tête d’Orphée trouvée par Leucosie sur les rives du Scamandre. – À la joue gauche, on peut remarquer la trace d’une griffe de bacchante. – Les deux canines de droite ont été remplacées. »
 

« Je devrai bientôt la faire arranger un peu. Que veux-tu ? à trop continuer, ce sera l’histoire du couteau à Jeannot. »

Et, tenant à bout de bras la lugubre tête par les cheveux :

« Ah ! tu ne chanteras plus ! s’écria-t-elle. L’année dernière, tu disais encore « papa » et « maman » ; hier, je pouvais percevoir de la mousse à tes lèvres, comme à celles des tout petits enfants, mais aujourd’hui, je vois bien que tu as pour toujours reculé dans la mort ! »

Dressée sur ses pattes grêles et battant un peu l’air de ses plumes grises, la sirène avait un aspect lugubre. Elle laissa tomber la tête dans l’eau. Il y eut un bruit sourd et des phosphorescences.

« Ah ! je n’ai plus de force, dit-elle. Adieu, mon garçon, je vais aller me coucher. – Donne-moi mon rouleau de musique. »

Et, comme Sylvius lui faisait, un peu interdit, ses compliments d’adieu :

« Je suis glacée, ce soir, dit-elle. Ma curiosité en te voyant aborder ici, et qui me poussa à épier tes paroles, me coûtera cher. J’en ai déjà perdu quelques plumes ! Je ne vis plus que par l’immobilité ! Adieu ! je vais rejoindre le figuier où je perche. Je veux dormir. Adieu ! »

Elle dit et s’éleva dans les airs, mais vite, d’une volte oblique et d’un coup d’aile, regagna son perchoir.

« Hélas ! pleura-t-elle, la voix entrecoupée de sanglots encore harmonieux, je sens mes forces décroître Serais-je donc si faiblement immortelle que trente siècles aient suffi à me défaire ? Hélas ! hélas ! peut-être auras-tu recueilli le soupir dont s’achève la dernière sirène ! »

Ému, Sylvius la prit dans ses bras et tâchait de la réchauffer. Elle lui caressait les joues de ses mains osseuses.

« Le monde est triste, mon petit, dit-elle avec un sourire ; nous vivons en un temps malsain. Déjà les hamadryades de cette île sont mortes étouffées et les naïades se sont noyées en elles-mêmes. »

Elle repoussa Sylvius doucement, et, ses yeux pathétiques mouillés de larmes, dit encore :

« Tous les dieux sont en cheveux blancs, leurs mains tremblent, et… »

Une rafale l’interrompit, qui souffla sur elle, la cingla d’un froid mortel, ébouriffa ses plumes, les arracha de ses ailes, les fit voler en tourbillons, flocons blancs sous la lune, puis les sema sur le flot. Bientôt, il ne resta plus, de celle qui avait charmé tant d’hommes jusqu’au trépas, que l’apparence d’un poulet plumé. L’être ridicule et frissonnant tâcha de voler encore, mais ne fit ainsi qu’achever de se détruire au coin cruel du rocher.

Le flot en disposa.

« Décidément, soupira Sylvius, voici un voyage que j’ai fait malgré moi et dont je ne retire aucun bénéfice. Il est impossible de se retremper aux sources antiques : les faunes ont un parfum trop vif, les centaures sont ennuyeux et les sirènes se désagrègent. Et, maintenant que je suis venu dans cette étrange localité, je n’aspire plus qu’à rentrer au pays. »

Déjà l’aube s’étendait en vapeurs orientales.

Debout sur la plage bleue, et serré dans son joli costume losangé, Sylvius étudiait le tourment de son âme et regardait vaguement les prémices du soleil, quand, soudain, une tête énorme, pleine de bosses, lourde d’eau coulante, s’éleva de l’écume, et une voix sentencieuse monta avec l’aurore.

« Elle est donc morte, la vieille ! Elle ne détruira plus l’harmonie du crépuscule par ses chansons prétentieuses ! J’ai vu sa carcasse entraînée inéluctablement vers la pleine mer et me sens réjoui de ce trépas ! »

Sylvius s’avança jusqu’à la lisière de la vague et vit un grand dauphin qui nageait, majestueux, près des rochers. Ses yeux plats brasillaient joyeusement, l’arête de son dos semblait vernie de lumière, et, parfois, il bâillait de toute sa gueule.

Tandis qu’il admirait les tons d’héraldique dont le jour diaprait ce merveilleux poisson, Sylvius songeait à certaine fable bien connue où un singe chevauche un dauphin.

« Dauphin ! lui dit-il d’une voix vibrante que deux échos lui renvoyèrent, dauphin ! me transporterais-tu jusque chez moi, sur les côtes provençales, sans fatigue ? Je ne puis t’offrir le moindre prix de passage, car, pour l’instant, je suis pauvre et, ce matin encore, j’étais nu. »

Le dauphin cligna son large œil avec malice.

« Je le ferai par bonté d’âme, bien que, depuis longtemps, je n’aie porté dieu ni mortel. Allons ! viens ici, et tiens-toi solidement à l’épine de mon dos. »

Sylvius enfourcha la bête huileuse qui, tout incontinent, bondit et moutonna sur la mer. Le soleil brûlait déjà de ses feux les plus beaux, Tournant la tête, Sylvius pouvait voir, dans le sillage, des perles d’écume s’abîmer parmi des topazes claires, et, dans le creux des vagues que le dauphin sautait d’un bond, des saphirs se muer en émeraudes. L’île disparut bientôt sous l’horizon, et ce fut la seule Méditerranée, striée d’une houle légère où le dauphin traçait un chemin sûr et droit. De temps à autre, des méduses et des algues passaient, entraînées, semblait-il, dans un cours inverse. Quelques nuages se désunissaient dans l’azur. Sur les écailles du dauphin, l’arc-en-ciel lui-même s’était posé.

Sylvius ne s’étonnait pas outre mesure de sa position présente ; il avait seulement soin de ne pas glisser sur le dos du poisson. De temps en temps, il se baissait pour prendre dans le creux de sa main un peu de l’onde qui écumait contre ses jambes, pour en mouiller son front. Plus tard même, ayant vu une algue verte et plate qui tremblait sur l’eau, il pria le dauphin d’obliquer, la cueillit et s’en coiffa. Puis, abrité de l’ardeur du soleil, il contempla plus paisiblement l’étendue méditerranéenne et tâchait de lui trouver des épithètes nouvelles à tournure homérique.

Ce fut ainsi jusqu’au crépuscule.

Alors, tandis que les premiers voiles de la nuit obscurcissaient les flots, Sylvius vit une côte grise qu’il reconnut.

« Nous y sommes déjà ? demanda-t-il.

– Oui, répondit le dauphin, vous me sembliez pressé. L’eussiez-vous désiré, nous aurions pu passer chez les Lotophages. Inutile de me remercier ; j’avais à faire dans ces quartiers. Tenez, je vous poserai à la pointe rocheuse que vous voyez là. »

Bientôt, Sylvius mit pied sur la terre ferme. Il cherchait quelque formule aimable pour reconnaître le service du dauphin, quand celui-ci, qui, depuis quelques instants, se remuait dans une vague avec un air de gêne, prononça rapidement ces paroles ailées :

« Je me rappelle vous avoir entendu dire que vous manquiez d’argent. Vous devez avoir grand faim. Permettez-moi de vous offrir votre souper de ce soir. »

Il toussa, graillonna un peu, et finit par cracher aux pieds de Sylvius un louis d’or. Sylvius balbutiait des remerciements, mais déjà le dauphin avait plongé dans la nuit marine en lui criant adieu.
 
 

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(A. Gilbert de Voisins, in La Renaissance latine, revue mensuelle, littéraire, artistique et politique, première année, n° 7, 15 novembre 1902 ; l’épisode de l’île d’Ala a été réutilisé, avec d’importantes modifications, pour les chapitres XXII à XXX de son roman Pour l’Amour du Laurier, Paris : Paul Ollendorff, 1904. Arpad Schmidhammer, « Ich bin so kitzlich ! » illustration parue dans Jugend, 1897 ; Alexis-Joseph Mazerolle, « Centauresse portant un faune, » pierre noire et gouache blanche, c. 1870 ; Joseph Urban, « Sphynxe, » aquarelle, pastel et fusain, 1903)