Les détails des événement qu’on va lire sont souvent cités en Écosse comme une preuve signalée que la justice de Dieu supplée toujours aux témoignages imparfaits sur lesquels s’appuie la justice des hommes. Cette histoire est si populaire et jouit d’une telle authenticité, qu’elle est souvent citée en chaire.

Dans un bourg du comté d’Annandale en Écosse, vivaient en 17… Walter Johnstone et John Macmillan. C’étaient deux hommes aussi robustes que vains de leur force, aimant la joyeuse compagnie, le cliquetis des verres et les chansons grivoises, mais prompts à changer un bon mot en paroles injurieuses, et toujours prêts à faire de la taverne un champ de bataille. Malgré ces défauts, ces deux voisins jouissaient d’une véritable considération dans Annandale, où ils faisaient un grand commerce de blés et de bestiaux. Ils n’étaient ni amis, ni camarades, car le trafic rétrécit le cœur, et pour s’aimer jamais, ils étaient trop jaloux de leurs bonnes chances dans leurs spéculations, et de la renommée qu’ils avaient acquise soit par leur force personnelle, soit par leur adresse à manier l’épée. Cette arme était alors portée par tout le monde, excepté les paysans (villani). Cette inimitié, malignement excitée par d’imprudents propos, devint une haine violente. Aussi, quand Johnstone et Macmillan se rencontraient, ils échangeaient à peine un bonjour bref et sec ; et ceux à qui leur caractère était connu commencèrent à prévoir que l’épée ou quelque autre arme meurtrière déciderait tôt ou tard entre les deux ennemis.

L’époque de la foire de Longtown arriva ; Johnstone et Macmillan s’y virent forcément, s’adressèrent à peine un regard, et se tournèrent le dos pour aller s’occuper de leurs affaires. La foire était très animée ; Macmillan y fut moins heureux ou moins adroit que Johnstone, qui lui enleva plusieurs bons marchés. Johnstone triomphait ; Macmillan était exaspéré. Ce fut dans de pareilles dispositions qu’on les vit le soir dans une taverne, assis à part et silencieux, calculant leurs gains et leurs pertes, buvant coup sur coup et échangeant de sombres regards de haine et de défi. Les autres marchands commencèrent à craindre que ce qui leur restait de raison ne finît par se noyer sous ces rasades, et ne fit éclater leur haine dans quelque querelle fatale. Au grand étonnement de la compagnie, Johnstone se leva, monta sur son bidet et se mit en route pour regagner son logis, laissant son rival à Longtown ; mais tout à coup Macmillan sembla sortir d’un accès humeur noire, vida d’un trait un grand verre d’eau-de-vie, jeta une demi-guinée sur le comptoir, et sortit sans attendre qu’on lui rendît la monnaie de son argent ; aussi tous les buveurs, attirés par curiosité sur la porte, s’écrièrent-ils, quand les fers du cheval de John Macmillan firent jaillir le feu du pavé : « Si John rattrape Johnstone, la terre boira du sang avant le lever du soleil. »

Le lendemain matin, le soleil n’était pas encore levé, quand le cheval de Walter Johnstone s’arrêta, les arçons vides, à la porte de son écurie : la bride traînait toute déchirée sous ses pieds ; la selle et les courroies de la sangle étaient souillées de sang.

La fatale nouvelle se répandit dans tout le pays. On fit des recherches immédiates et on remarqua sur le bord de la grande route un endroit où un combat à mort semblait avoir eu lieu. C’était une petite prairie, bordée par un bois et dépendante de la ferme occupée par Andrew Pattison. Des pas d’hommes étaient empreints sur le gazon. L’herbe était foulée, piétinée, trempée comme s’il fût tombé une rosée rouge. On aperçut encore des traces sanglantes à quelque distance ; mais les recherches faites dans la campagne, les bois et les étangs, ne purent faire découvrir le cadavre. On ne retrouva ni l’argent comptant de Johnstone. ni ses billets qui montaient à plusieurs mille livres sterlings, ni son épée. Quelques gouttes de sang étaient tout ce qui restait de lui sur la terre.

Les soupçons se portèrent naturellement sur John Macmillan, qui protesta de son innocence. Le soir du meurtre, il n’avait mis que le temps nécessaire pour arriver chez lui. Le gens de sa maison et ses voisins ne l’avaient pas trouvé plus agité qu’à l’ordinaire. Il avait présidé, suivant sa coutume, au service du soir célébré dans sa famille ; sa prière avait été fervente, sa voix assurée. D’ailleurs, il ne portait sur le corps aucune trace de blessure ; ses habits n’étaient ni déchirés, ni souillés de taches accusatrices. Il n’en fut pas moins immédiatement arrêté pour être jugé aux assises du comté.

L’esprit de mensonge sembla s’être emparé des témoins. Toutes leurs dépositions furent contradictoires. Dieu, pour assurer à la justice un triomphe plus éclatant, sembla permettre que le jugement des hommes fût confondu.

On interrogea deux habitants de Longtown. Le premier dit qu’il avait vu Macmillan insulter et menacer Johnstone, et poser la main sur la garde de son épée avec un regard sombre et sinistre. L’autre, au contraire, fit serment que c’était Johnstone qu’il avait vu insulter et menacer Macmillan. Les deux témoins étaient deux hommes recommandables et que leur caractère incitait à l’abri d’un soupçon. Ceux qu’on interrogea ensuite étaient d’une autre trempe : leurs dépositions furent évasives et l’une démentit l’autre. Le premier, jeune berger employé à la ferme d’Andrew Pattison, ne témoignait qu’à regret. Voici à peu près ses paroles : « J’étais sorti de la ferme la nuit du meurtre et je me trouvais dans des taillis épais. Ce n’était pas précisément à la place où il y a du sang répandu, mais ce n’était pas bien loin. Je ne saurais dire pourquoi j’étais dehors ni ce que je faisais ; mais j’avais un rendez-vous avec quelqu’un… c’est-à-dire avec Kate, qui trait les vaches et dont je suis l’amoureux ; mais c’est mon affaire et ça ne regarde personne. Il peut bien se faire qu’il y eût d’autres témoins dans le bois ; d’abord, il y en avait au moins un, et c’était Kate… mais c’est mon affaire. Je ne vois pas pourquoi on me questionne. Je n’ai rien vu ; donc, je ne puis rien dire. Seulement, j’ai entendu quelque chose, comme des pas de chevaux, une voix qui criait : « Dégaine et défends-toi ! » un cliquetis d’épées, des sons étouffés et puis encore le pas des chevaux ; mais voilà tout ce que je sais. Seulement je crois bien avoir reconnu la voix de Walter Johnstone, et Kate Penny a cru aussi l’entendre. Elle en sait autant que moi, puisqu’elle était avec moi ; mais c’est notre affaire et ça ne regarde personne. »

On interroge ensuite Catherine Penny. Elle avait écouté, dit-elle, Dick Purdie, le témoin précédent, avec surprise et indignation. Si elle avait quitté plus de cinq minutes le seuil de la maison de son père dans la nuit du meurtre, c’était pour voir si les brebis étaient tranquilles dans le bercail ; elle n’avait entendu ni cliquetis d’épées, ni pas de chevaux, ni paroles d’homme ou de femme, et c’était bien mal à Richard Purdie de compromettre ainsi la réputation d’une honnête fille ; car elle était prête à jurer sur la Bible qu’elle connaissait à peine de vue le susdit Richard Purdie, et si toutes les histoires qu’on racontait de lui étaient vraies, elle aimerait mieux mourir que de se risquer avec lui dans un bois écarté, surtout pendant la nuit. « Non, non, s’écria Kate, je ne m’y hasarderais pas pour une robe de soie, garnie de perles sur les deux manches ! »

Le berger, interrogé de nouveau et confronté à Catherine Penny, avoua qu’elle pouvait avoir raison. « Car, après tout, dit-il, c’était dans l’obscurité, et un homme comme moi peut bien confondre les personnes. Quelqu’un était avec moi, j’en suis sûr et certain, quand l’événement est arrivé. Si ce n’était pas Kate Penny, je ne sais pas qui c’était, et cependant ce ne pouvait pas être Kate, j’en conviens ; car Kate est une personne sage et, qui plus est, mariée. » Le juge des assises renvoya les témoins avec une verte réprimande et, se tournant vers l’accusé : « John Macmillan, dit-il, les prévarications des témoins vous sauvent ; toutefois, ouvrez l’oreille à mes paroles. Vous échappez à la justice des hommes, mais non à celle de Dieu. Le Tout-Puissant appesantira sa main vengeresse sur le meurtrier, il manifestera sa justice à la face des hommes ; le sang injustement versé ne peut rester sans vengeance ; vous êtes libre d’aller où vous voudrez. » John Macmillan quitta le tribunal, toujours soupçonné, quoique absous, du meurtre de Walter Johnstone ; il reprit son premier état et continua son commerce, sans paraître sensible à l’opinion du pays, qui s’élevait unanimement contre lui.

Une année de plus pesait sur sa tête ; d’autres événements s’étaient passés, et le souvenir du meurtre de Johnstone commençait à s’effacer des esprits. Macmillan s’en alla à la foire de Longtown ; et, quand le soir fut venu, il s’assit dans la salle de la taverne où, l’année d’avant, il avait rencontré Johnstone. Deux marchands nommés Hunter et Hope lui faisaient compagnie. Il resta fort tard, but force rasades ; mais, au milieu de l’orgie, on frappa à la porte, et une voix appela d’un ton dur : « John Macmillan ! » Il se leva précipitamment ; il était pâle et tremblant. « Au nom du ciel, s’écria-t-il, que peut-il vouloir de moi ? » Il se hâta d’ouvrir la porte et entra dans le jardin, car il semblait craindre qu’une seconde sommation ne donnât à ses compagnons le temps de reconnaître la voix. À peine fut-il sorti, que Hunter dit à Hope : « C’est la voix de Walter Johnstone, ou je ne l’ai jamais entendue de ma vie ; il est revenu en chair ou en esprit, et, dans tous les cas, John Macmillan a tout à craindre du mort. » Ils entrouvrirent la porte pour prêter l’oreille. John Macmillan parlait avec une grande agitation ; une voix sépulcrale lui répondait, mais, quoique trop sourde pour qu’on en distinguât les sons, John paraissait la comprendre, car ses dernières paroles furent : « Jamais ! jamais ! j’aime mieux me soumettre au jugement de Celui qui ne peut se tromper. »

Quand il rentra dans la salle, il était pâle comme un mort ; il s’assit avec un frisson qui faisait craquer ses os. Il appuya les paumes de ses mains sur ses genoux et secoua la tête à plusieurs reprises. Tout à coup, il se leva en s’écriant : « Le juge était un fou et non un prophète ! la sagesse et la prescience de Dieu ne sont point données à l’homme. Ainsi donc, camarades, un dernier coup, et à cheval ! » Les marchands montèrent à cheval et rentrèrent en Écosse. Leurs montures allaient bon pas.

La nuit était belle, la lune se cachait de temps en temps derrière de petits nuages grisâtres. Il y avait peu de voyageurs sur la route, qui, côtoyant des collines et des ruisseaux, serpentait à travers un pays pittoresque. Macmillan avait pris le milieu de ses compagnons et se tenait serré tour à tour contre chacun d’eux ; il ne parlait pas et ne répondait aucun mot quand on lui adressait la parole ; mais il regardait avec anxiété devant et derrière lui, comme s’il attendait quelqu’un ; et tous les arbres, tous les buissons semblaient l’effrayer. Le jour commençait à poindre, et ses alarmes se dissipaient à mesure que la lumière devenait plus vive. Il commença à s’entretenir avec ses compagnons, et la légèreté de ses discours les surprit encore plus que n’avait fait son silence.

Le soleil se montrait à l’horizon quant les cavaliers approchèrent de la ferme d’Andrew Pattison. Déjà, çà et là, le sommet des grands arbres et des collines apparaissait en feu. Hope regarda Hunter en silence quand ils arrivèrent près de la prairie où l’on croyait que le meurtre avait eu lieu. Macmillan tenait la tête raide et les yeux fixés à quinze pas devant lui, comme s’il eût craint de les tourner sur l’endroit fatal. Tout à coup, son cheval s’arrêta brusquement, hennit, et, par un soubresaut imprévu, jeta son cavalier par terre, la tête en bas. Hope et Hunter, stupéfaits d’étonnement, restaient en selle. Le cheval de Macmillan partit comme un trait, laissant son maître étendu sur le sol, d’où il ne devait plus se relever, car il s’était brisé le cou dans sa chute et il expira après deux ou trois mouvements convulsifs. Ainsi s’accomplit la prédiction du juge. Les deux voyageurs se rappelèrent la voix qui, la veille au soir, avait appelé John Macmillan. Il leur revint en mémoire que c’était là l’endroit où le meurtre s’était commis, et que le jour qui commençait à poindre était l’anniversaire de l’assassinat ; ils crurent donc fermement que le cadavre étendu devant eux était celui d’un assassin et d’un voleur.

« Son cheval a aperçu quelque chose, dit Hope à Hunter ; je n’ai jamais vu de pareils yeux étinceler dans la tête d’un cheval.

– Lui-même a aperçu quelque chose, répondit Hunter, car le regard qu’il avait jeté sur le pré du meurtre était un regard de terreur. Je n’ai jamais vu un pareil regard ; me préserve le Ciel d’en voir un second ! »

Ainsi périt John Macmillan, et sa mémoire resta chargée du double crime d’assassinat et de vol. On lui reprocha non seulement d’avoir rendu veuve une bonne ménagère et de jeunes enfanst orphelins, mais aussi d’avoir réduit toute une famille honnête au désespoir et à la mendicité. La somme perdue lors du meurtre de Johnstone était une somme considérable ; ses créanciers se montrèrent sans pitié. Ils se saisirent du peu qu’il avait laissé, ne donnant pas à sa veuve et à ses enfants le temps de pleurer leur père. La pauvre femme se réfugia dans les collines du Dryfesdale, où elle se soutint, elle et sa famille, par le travail de ses mains.

John Macmillan, an contraire, mourait riche et sans devoir un sou à personne, mais, avec cette richesse, il laissait aux siens un nom souillé. Sa fille unique était mariée à un honnête Caméronien, nommé Joseph Howatson. Or, il arriva qu’un prédicateur, chargé de répandre la parole sainte au milieu des débris dispersés de l’église d’Écosse, planta sa tente dans la belle vallée qu’environnent les collines verdoyantes d’Annandale. La mort de John Macmillan lui parut un sujet propre à faire ressortir la certitude des jugements d’en haut. Il prit pour son texte ces mots : « Y a-t-il un seul crime sur la terre qui échappe à la connaissance de Dieu ? » Il s’étendit sur la sagesse de la Providence dans la direction des choses humaines. Il montra comment Dieu permet que nos passions coupables nous maîtrisent et nous poussent aux œuvres de ténèbres, laissant prospérer un instant le coupable et le frappant au milieu de sa splendeur, afin que la justice céleste soit à ce point visible, que l’enfant même s’écrie : « Voyez le doigt de Dieu. » Le prédicateur ne nomma personne, mais on vit bien qu’il voulait parler de John Macmillan, et tous les yeux se portèrent involontairement sur son gendre, Joseph Howatson, qui cachait sa tête dans ses mains.

Joseph rentra chez lui affligé dans son cœur et mécontent contre le serviteur de Dieu qui avait fait publiquement une allusion si directe au malheur de sa famille ; car il croyait toujours que son beau-père avait été un brave et digne homme. Sa route pour s’en retourner longeait les bords serpentants d’un ruisseau. Juste à l’entrée de ses terres s’élevait une petite porte rustique, sur le poteau de laquelle il s’appuya un moment. Plongé dans la rêverie, il songea à ses premières années, à sa femme, à ses enfants chéris, et ses pensées se fixaient naturellement sur son beau-père. Il se rappela la bonté paternelle de John Macmillan, sa fidélité en amitié, son exactitude à remplir les devoirs domestiques, à célébrer le culte en famille, et surtout sa réputation d’honnêteté et de franchise en affaires d’intérêt. Il s’arrêta ensuite sur les circonstances qui avaient accompagné la disparition de Johnstone, la singulière sommation faite à son beau-père dans la taverne de Longtown, et la catastrophe arrivée au lieu même où le meurtre avait été commis. Sa perplexité était si grande, qu’il s’écria d’une voix forte : « Plût à Dieu que je connusse la vérité ! Mais, hélas ! les portes de l’éternité sont pour jamais fermées sur ce fatal secret. » Il dit, et soulevant la tête, il vit John Macmillan debout devant lui ; son air était calme et serein.

« Joseph Howatson, dit l’apparition, les portes de l’éternité ne se ferment sur aucun secret. De qui parliez-vous ?

– Je parlais, répondit Joseph, de celui qui est froid dans le linceul, et à qui vous ressemblez étrangement.

– Je ne suis autre que lui-même, répondit l’ombre ; je suis John Macmillan.

– Grand Dieu du Ciel ! répliqua Joseph Howatson, comment pourriez-vous être John Macmillan ? N’ai-je pas déposé sa tête dans le cercueil ? ne l’ai-je pas vu, le cercueil cloué sur lui ? Comment cela pourrait-il se faire ? Le ciel ne permet pas aux morts de visiter ainsi les vivants.

– Ô mon fils ! répondit l’ombre, je te supplie de croire en mes paroles ; l’homme ne finit pas quand son corps retourne à la poussière. Il existe sous une autre nature, et c’est dans cette nature qu’il m’est permis de venir vers toi ; ne perds donc pas un temps court et précieux par de vains doutes : je suis John Macmillan.

– Mon père, mon père ! s’écria le jeune homme profondément agité, répondez-moi. Avez-vous tué Walter Johnstone ?

– Tu l’as dit, répondit l’ombre, et c’est pour cela que tu me vois ici ; écoute-moi. »

Joseph Howatson, frappé comme d’un coup de foudre par cette révélation terrible, tomba par terre, sans connaissance. Quand il reprit ses sens, la lune brillait au ciel ; la rosée de la nuit avait pénétré ses habits ; il était seul.

Joseph Howatson crut se réveiller d’un songe horrible ; mais, voyant dans ce rêve un avis de la Providence, il réfléchit sur les moyens d’offrir à la veuve et aux enfants de Johnstone une réparation secrète pour le double crime de son beau-père. Après de plus mûres réflexions, il se persuada que l’esprit lui apparaîtrait encore et l’aiderait dans ses louables desseins. Il résolut donc de retourner au même endroit le dimanche suivant, d’avoir une seconde entrevue avec son beau-père, et d’apprendre de lui si, par des actes de dévotion ou une restitution, on pouvait adoucir ses souffrances dans l’autre monde. Arrivé auprès de la petite porte rustique, sur le bord du ruisseau, il s’y promena en long et en large. Les heures se succédaient, mais il ne voyait et n’entendait rien que le ruisseau murmurant et les lièvres qui couraient dans les trèfles sauvages. Il songeait à s’en retourner, quand quelque chose sembla se lever de terre : c’était une substance aussi informe qu’un nuage, mais qui prit bientôt l’apparence de John Macmillan.

Le jeune homme, loin d’être intimidé, regarda fixement l’esprit et lui dit : « Je te croyais un homme juste, droit et pieux. Je te croyais incapable de meurtre et de vol. » L’esprit parut se dilater en répondant : « La mort de Johnstone ne fut pas un assassinat. Nous nous traversions l’un l’autre dans tous nos projets ; nous cherchions à nous enlever notre gain ; nous avions juré de nous venger ; nous nous rencontrâmes en hommes de cœur ; nous attachâmes nos chevaux à la porte d’une masure. Notre combat fut long et opiniâtre ; et quand je le tuai, je ne fis que ce qu’il cherchait à me faire. Je jetai le corps sur mon cheval pour le transporter près d’une fourrière profonde au nord de Snipe Knowe ; là, ayant retiré du sac qu’il portait sur sa poitrine ses billets, qui auraient pu être détruits par la pourriture du corps, et que j’avais le dessein de restituer à sa famille, j’enterrai le cadavre sous la mousse.

Maintenant, écoute-moi, Joseph Howatson ; sous la pierre du foyer de la chambre où je couchais, tu trouveras un portefeuille rouge : ouvre-le ; il contient tous les billets et les obligations qui appartenaient à Walter Johnstone. Restitue-les à sa veuve. Mon intention était de les lui rendre moi-même quand je l’aurais pu sans danger, mais la mort m’a prévenu. Informe-la du lieu où elle trouvera le corps de son mari, afin qu’elle le puisse enterrer à côté de ses pères, dans le cimetière d’Annandale. Fais ces choses en mémoire de moi, si j’ai été pour toi un beau-père affectueux. »

En prononçant ces paroles, l’esprit s’évanouit et ne reparut plus.

Joseph Howatson demeura plongé dans une grande agitation. Il avait communiqué avec un esprit, et il ne pouvait douter qu’une mort prématurée ne le menaçât. Il sentait son cœur faillir et déjà les frissons de la tombe glaçaient son corps. Se rappelant alors le prédicateur caméronien dont le discours l’avait si vivement affecté, il alla trouver l’homme de Dieu, qui logeait chez Mac-Avison, un des membres les plus considérables de la secte. Il le pria de l’accompagner sur les bords du petit ruisseau où la vision lui était apparue. Quand ils furent arrivés près de la porte rustique, Joseph Howatson raconta au pasteur comment il avait vu l’esprit de son beau-père et les instructions qu’il en avait reçues.

« Regardez-moi, continua-t-il ; je suis jeune et, il y a quelques jours, j’avais un corps robuste et une âme joyeuse : des cheveux blancs et les honneurs de la vieillesse semblaient m’être réservés. Mais avant que le soleil se lève trois fois sur les collines d’Annandale, je serai comme l’herbe flétrie de la vallée, car celui qui converse avec les morts est destiné à les rejoindre bientôt. Tenez, j’ai écrit sur ce petit livre ce que j’ai vu et les instructions de mon beau-père ; accomplissez-les pour le repos de son âme. Puissent vos jours être longs sur la terre, votre tête blanchir au milieu de votre troupeau. »

Joseph Howatson s’en retourna alors chez lui, accompagné du pasteur. Ils passèrent la journée en prières ; et quand la nuit fut venue, Joseph voulut mettre sa maison en ordre avant de se coucher. Il régla différents comptes qu’il avait à terminer ; il écrivit plusieurs lettres qu’il cacheta ; il s’entretint gaiement avec ses enfants qui jouaient entre ses jambes et, s’adressant à sa femme d’une voix douce et aimante, il lui dit en jetant ses bras autour de son cou et en l’attirant vers lui : «  Sarah Macmillan, depuis que mon cœur t’a choisie entre toutes les filles d’Annandale, tu as été pour moi une femme douce, tendre et bonne. » Toute la famille était en pleurs ; Joseph regardait tristement sa femme, il regardait ses enfants. Son cœur était trop plein pour qu’il en pût dire davantage. Enfin, il se retira dans sa chambre à coucher, où on le trouva le lendemain matin, agenouillé près de son lit, et les bras étendus comme pour repousser une vision terrible, car l’horreur était empreinte sur ses traits. Il était mort et déjà froid.

Le prédicateur caméronien accomplit les dernières instructions de Joseph Howatson ; le portefeuille de Johnstone fut rendu à sa veuve et la mémoire de John Macmillan réhabilitée.
 

James Hogg (le berger d’Ettrick)

 
 

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(James Hogg, traduction anonyme, in L’Impartial, journal parlementaire, quatrième année, n° 234, dimanche 21 août 1836 ; frontispice de Frederick Simpson Coburn pour The Legend of Sleepy Hollow de Washington Irving, New York & London: G. P. Putnam’s Sons, 1899)

 
 
 

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☞   « La Restitution » est une adaptation très libre et largement écourtée de « The Cameronian Preacher’s Tale » paru dans le keepsake The Anniversary; or Poetry and Prose for MDCCCXXIX, edited by Allan Cunningham, London: John Sharpe, 1829. La nouvelle de James Hogg a été reprise dans Tales and Sketches by the Ettrick Shepherd [James Hogg], volume II, Glasgow: Blackie and Son, 1837. Nous reprenons ci-dessous la publication originale.
 
 

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JAMES HOGG : THE CAMERONIAN PREACHER’S TALE

 

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