RÉSUMÉ DE CE QUI A PARU. – L’entomologiste Wild et le policier Kergy, à la recherche dans les Montagnes Rocheuses du savant hongrois Millovanyi, soupçonné de supercherie scientifique, se sont aventurés dans une région peuplée de monstres horribles : des insectes de taille monstrueuse qui déciment une bande de malfaiteurs à la recherche également du savant hongrois. Le dernier de ces bandits étant devenu fou, tandis que les autres sont morts, le policier et l’entomologiste se trouvent en présence d’un nouveau monstre…
 
 

V

 

Ils ne voyaient qu’une étroite zone de terrain, encadrée dans le contour irrégulier de l’entrée de la grotte : deux fois, à de courts intervalles, le calicurgue y parut. Ses longues pattes aux articulations aiguës arpentaient rapidement le sol. Le corps bleuâtre était svelte, presque coupé entre le corselet et l’abdomen. Les antennes vibrantes interrogeaient l’espace, et les mandibules faisaient entendre des craquements secs. Plus terrifiant était le dard, gros comme le doigt, effilé comme une aiguille, qui saillait de quelques centimètres au bout de l’abdomen.

« Un seul coup de cette arme, et c’est la mort, ou du moins l’insensibilité totale, dit Grismond Wild, qui n’oubliait pas le point de vue de la science, même en un tel instant.

– Ne parlez pas ; il va vous entendre, souffla Kergy.

– Entendre ? La plupart des insectes n’ont aucune sensibilité auditive, et le calicurgue n’échappe pas à la règle. Remarquez d’ailleurs que si l’instinct leur fait accomplir des actes raisonnés parfois selon les principes les plus complexes de la physiologie, leur intelligence est, par contre, extrêmement médiocre. Ils sauront toucher leur proie au point précis qu’il faut léser pour paralyser sans tuer ; mais si elle a le temps de se cacher, ils…

Oh !… oh ! malheur sur nous ! »

L’apparition la plus hideuse, la plus abominable de toutes celles qu’ils avaient découvertes dans ce repaire de monstres, venait de paraître dans le contour lumineux de l’entrée.

C’était – comment trouver les mots nécessaires ? – c’était comme un crabe noir, mais dont le corps eût été plus gros qu’un ballon de football, et les pattes fortes comme les bras d’un homme robuste. L’envergure devait dépasser deux mètres. Le corps globuleux était recouvert d’une sorte de pelage noir, serré et soyeux. De longs poils rendaient plus affreuses encore les interminables pattes crochues, aux extrémités en dents de scie. Huit yeux – trois de chaque côté, deux au milieu de la tête – marquaient la tête soudée au corps ; huit yeux dont aucun ne semblait avoir de regard.

Le monstre s’était arrêté devant l’entrée, laissant les deux malheureux, cloués contre le sol par l’effroi, le contempler dans ses moindres détails.

« Une lycose du genre tarentule, » dit l’entomologiste d’une voix étranglée.

Il ne savait même plus ce qu’il devait faire, paralysé comme le sont, paraît-il, les petits oiseaux d’Amérique tropicale devant certaines mygales géantes. Il ne songeait plus qu’il tenait un revolver. Plus encore que la peur, le dégoût paralysait sa pensée et son corps.

Brusquement, la face des choses changea. La tarentule noire qui semblait prête à s’engager dans la galerie fit une volte-face soudaine, se dressa, presque verticale, prenant appui sur ses quatre pattes postérieures, tendant les antérieures qui sont à la fois pattes et mandibules, pattes et crochets de morsure. Ces armes, grandes comme des faucilles, s’emperlaient à la pointe d’une goutte de ce venin qui, à pareille dose, pourrait foudroyer un bœuf.
 
 

 

Les deux hommes entendaient une vibration sourde et tendue qui s’amplifiait en son d’orgue dans la cavité rocheuse. Ils virent la lycose avancer de quelques-uns de ses pas monstrueux ; puis le calicurgue parut. Il allait et venait, vif, fier, les antennes dressées, passant tout près de l’aranéide, sans se soucier de la menace pourtant redoutable des crocs venimeux prêts à frapper. Puis, il disparut du champ de vision et la vibration s’assourdit, comme s’il s’éloignait. La lycose revint à son attitude normale, sur l’appui des huit pattes, mille fois plus redoutable pour Grismond et Kergy parce que, de nouveau, elle venait vers eux.

Elle avança jusqu’à l’entrée, l’obscurcit de la masse de son corps. Les pattes griffues raclèrent le roc. Dominant le tremblement qui, malgré tout son courage, l’agitait, Kergy leva son revolver. Il allait presser sur la détente, et peut-être provoquer une catastrophe, quand la tarentule, brusquement, recula pour se dégager de l’orifice étroit à ses longues jambes. Dans une suite de mouvements foudroyants, les membres velus fauchèrent l’espace. Puis, ce fut le corps-à-corps des géants.

Au plein soleil, juste devant la caverne, l’hyménoptère et l’araignée s’étaient assaillis et leurs membres s’enchevêtraient d’étrange manière. Enlacé par les pattes immenses de la lycose, le calicurge faisait de vains efforts pour se dégager, et pourtant ne frappait pas de l’aiguillon.

« Regardez ! haleta Grismond, elle ne l’a pas piqué : on ne résiste pas à une morsure de tarentule. À la taille ordinaire, elle foudroie un petit rongeur ou un moineau, et rend un homme fou ! D’ailleurs, pas de blessure sur le corselet du pampile, du calicurgue, enfin. Pourquoi ? pourquoi ? On ne sait pas…

Kergy, avez-vous jamais rien vu de pareil ? »

La lutte était devenue plus rude. D’une brusque poussée, l’hyménoptère, plus petit, mais plus vif, avait renversé sur le dos la terrible tarentule, et pesait sur elle de toutes ses forces, ses pattes immobilisant celles de l’araignée. L’abdomen bleuté se recourba soudain, l’aiguillon sortit de son fourreau et plongea droit dans la bouche de la tarentule, qu’il fouilla avec insistance, à plusieurs reprises. Aussitôt les pattes-mandibules et les pattes-palpes retombèrent inertes, paralysées. La tarentule était désarmée.

Pendant un court instant, le calicurgue rentra son aiguillon, peut-être pour l’humecter de poison. Puis, d’un coup violent, il perça son adversaire en plein corps.

« Comme le sphex ! cria Grismond enthousiasmé. Il a cherché les centres nerveux : ceux qui commandent les armes, puis ceux dont tout le corps dépend. Qu’aurions-nous pesé contre lui ! »

Le vainqueur tourna autour de sa victime, puis s’arrêta et, avec soin, lissa ses antennes, ses ailes diaphanes et vibrantes. Du bout des mandibules, il toucha avec précaution la bouche de l’aranéide. Les palpes frémirent, mais les crochets mortels restèrent immobiles. Alors, l’hyménoptère vainqueur saisit par une patte sa proie inerte et vivante et l’entraîna dans les rochers.
 

VI

 

Il fallut quelques minutes aux spectateurs du drame pour retrouver leurs esprits et oser profiter de ce que le terrain était libre. Un rapide regard circulaire leur apprit que nul insecte ne les menaçait.

« Pouvez-vous courir jusqu’aux maisons ? dit Kergy.

– Allons, » fit l’entomologiste, pour toute réponse.

Ils s’élancèrent, talonnés par la crainte. Quelques minutes plus tard, ils atteignaient la grande cabane en rondins. Ils s’arrêtèrent, haletants, devant la porte et regardèrent instinctivement derrière eux, puis dans le ciel. Ils savaient que la menace se cachait partout, même quand elle ne semblait pas effective.

« Holà, ouvrez-nous ! » cria Kergy.

Rien ne répondit à son appel. Quelqu’un se tenait-il derrière le panneau de bois ? Et ce quelqu’un, qui était-ce ? Quel péril risquait-on à l’affronter ?

« Ouvrez, ou j’entre de force ! » menaça le détective.

Il souffla à son compagnon :

« Tenez votre revolver prêt ! »

Résolument, par trois fois, à bout portant, il déchargea son browning dans la serrure. Puis il recula pour prendre de l’élan et se jeta sur la porte, l’épaule en avant. Le panneau de bois céda, s’ouvrit avec violence, et Kergy pénétra dans la maison plus vite qu’il n’aurait voulu. Il put s’arrêter au milieu de la pièce, le corps légèrement penché, les jarrets souples, le revolver tenu à la main, à la hauteur de la poitrine.

Trois hommes étaient devant lui : un blanc, le professeur Millowan, et deux nègres. Aucun des trois n’avait sa couleur naturelle. Les nègres étaient gris d’effroi, et le savant, rouge de colère. Stéphane Milovanyi-Millowan avait à cette époque à peine dépassé la cinquantaine. De taille moyenne, avec une figure ronde et d’étranges yeux fixes derrière les lunettes de myope, à cercle d’écaille blonde, le teint rose et frais de blond qui a engraissé, et une barbe courte, presque blanche, il avait une expression distraite, sauf en cet instant de crise.

Grismond vint se placer près de son compagnon, sans rien dire, après avoir refermé la porte derrière lui.

« Ho, dit Milovanyi ; c’est vous, Mr. Grismond Wild. Je ne m’attendais pas à de tels procédés de votre…

– Il n’est pas question de procédés, fit l’entomologiste, interrompant brutalement le sarcasme. Cinq hommes viennent de succomber, par votre faute, à des morts diversement abominables, et c’est miracle que nous n’ayons pas partagé leur sort.

– Ce ne sont pas les premiers, dit Milovanyi. Ils n’avaient qu’à rester chez eux ! »

Une odeur singulière flottait dans l’air. L’étrange personnage poursuivit :

« Quand j’ai été chez les hommes, ils m’ont traité de fou. Puisqu’ils ne voulaient pas me croire, je les ai laissés à leurs petitesses, et je suis revenu ici, dans mon domaine, et parmi mes créatures.

Un jour… mais à quoi bon dire ce qu’on fera un jour ? On agit, et c’est tout. »

Grismond rengaina son browning. Kergy l’imita. Ce singulier dialogue les emplissait de stupeur. L’entomologiste reprit :

« Si vous étiez demeuré dans l’Est un jour de plus, vous auriez vu un revirement complet de l’opinion en votre faveur. Savants et profanes se sentaient déjà tout prêts à vous croire ; mais vous êtes parti en fugitif. Il a fallu le flair de mon ami Kergy pour retrouver votre piste… Nous avons mis quelque brusquerie à pénétrer, j’en conviens, mais nous venions d’échapper à une mort affreuse, d’assister à des spectacles capables de chiffonner le courage d’un homme. Nous ne savions pas ce qui nous menaçait ici… »

Les yeux de l’étrange savant brillaient derrière ses lunettes :

« Vous étiez donc bien tentés de venir, de savoir mon secret ?

– Votre visite à New-York avait posé les données d’un problème passionnant : comment un entomologiste ne se serait-il pas senti dévoré du désir de savoir ?

– Et maintenant ?

– Maintenant, il faut que je sache : Mr. Millowan, comment vivez-vous ici ? Comment avez-vous créé ces monstres ?… »

Les deux noirs, ayant senti se calmer un peu leurs craintes premières, s’étaient retirés dans un coin de la pièce où il y avait une table grossière. Sans doute le professeur prenait-il ses repas dans cette salle. Une cloison partageait en deux parties sensiblement égales la longueur de la cabane. Habitués à l’odeur particulière remarquée au début, Grismond et Kergy n’y pensaient plus.

Milovanyi fit quelques pas, les bras croisés et le regard à terre. Puis, se tournant brusquement vers les intrus :

« Comment je vis ici ? Mais rien ne s’y oppose. Il y a de l’eau. Mes deux noirs, Tobie et Walnut, cultivent un peu la terre et cela suffit à nos besoins.

– Mais vous… vous circulez dans cet enfer ! s’écria Kergy ; et ils ne vous ont pas encore dévoré ?

– Vous le voyez, fit sarcastiquement le professeur. Ils sont très bien élevés… élevés par moi. Ils savent qu’ils me doivent leur taille un peu exceptionnelle et m’en témoignent leur reconnaissance.

– Vous vous moquez, dit Grismond. Pourtant, si vous voulez bien parler sérieusement, expliquez-nous, je vous en prie, la genèse de ces monstres. »

Millovanyi réfléchit encore :

« J’étais venu le dire à New-York ; pourquoi ne pas parler maintenant ? Cependant, vous avez eu une façon un peu péremptoire de me demander mon secret – ce grand, cet immense secret, ce secret à révolutionner le monde… Venez ! »

Par son début brutal, la courte entrevue, les ramenant dans le domaine du réel, leur avait fait presque oublier les circonstances tragiques par lesquelles ils étaient passés. Le professeur et ses pleutres de serviteurs noirs les déconcertaient ; ils passaient de l’atmosphère du drame à celle de la comédie. Du moins le croyaient-ils.

Ils se regardèrent, puis, avec un geste fataliste, suivirent le faiseur de monstres. Pourtant, quand il sortit de la pièce, ils marquèrent sur le seuil une légitime hésitation. Millovanyi s’arrêta, regarda à l’entour et sembla réfléchir. Puis il dit, en reprenant sa marche :

« Vous pouvez venir ; il n’y a aucun danger. »
 

(À suivre)

 
 

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(H. Darblin, in Sciences et Voyages, revue hebdomadaire illustrée, dixième année, n° 483, jeudi 29 novembre 1928)

 
 
 

 

 

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☞  Cette nouvelle, somptueusement illustrée par René Pellos, a fait l’objet d’une republication sous le titre : « Face à face avec les monstres, » en mai et juin 1937 dans Jeunesse-Magazine.
 
 

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FACE À FACE AVEC LES MONSTRES

 

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(Henri Darblin, illustré par René Pellos, in Jeunesse-Magazine, aventures, aviation, première année, n° 24, dimanche 13 juin 1937)