L’immensité du ciel nous cache-t-elle comme les profondeurs sous-marines une vie secrète qu’aucun œil n’a pu encore apercevoir ? Y a-t-il dans l’azur une flore et une faune mystérieuses dont l’existence ne fut jamais soupçonnée ou révélée ? L’étrange récit qu’on va lire posera à nos lecteurs cette question troublante.
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Quand j’appris le dramatique accident survenu à mon vieil ami Marcel Rivière, je hélai aussitôt un taxi et lançai l’adresse de la clinique Sainte-Marthe au chauffeur apitoyé par mon agitation. Il démarra rapidement ; l’air qui me fouetta le visage remit un peu de calme dans mes idées et c’est alors que je relus l’information du journal du soir annonçant la nouvelle.
En caractères gras, et sous un titre énorme, on signalait la chute effroyable dans le vide du malheureux pilote, parti pour battre son propre record d’altitude. Pour une cause encore inconnue, il avait été vidé de sa carlingue et ce ne fut qu’à quelque cinq cents mètres de hauteur que son parachute s’ouvrit enfin. Relevé avec de nombreuses écorchures et sans blessure apparente, Marcel Rivière délirait depuis ce moment, ce qui ne laissait pas d’inquiéter sérieusement ses médecins.
Pendant que mon chauffeur poussait à toute vitesse dans la cohue indescriptible des voitures, des tramways et des autobus, j’évoquais les étapes brillantes de la carrière de Rivière, esprit passionné et chercheur infatigable. Déjà au collège, où nous avions usé ensemble nos fonds de culottes, une amitié solide m’unissait à lui. J’aimais son caractère loyal, entier, admirant de plus ses facultés d’assimilation et la lucidité de ses pensées. Il était allé à l’aviation comme tant d’autres et il avait fait mieux qu’eux. Détenteur de records de distance, il avait conquis ensuite celui de l’altitude après plusieurs tentatives folles d’audace.
Enfin, j’arrivai : on m’introduisit aussitôt dans une chambre nue et blanche où mon pauvre ami, les traits tourmentés, mâchait des mots incohérents. Ses yeux chargés de fièvre ne me virent pas.
De la baie entrouverte sur le printemps, montaient une douce fraîcheur et les parfums qu’exhalaient, dans ce lieu de souffrance, un épais parterre de fleurs.
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Je revins chaque soir au chevet de Rivière sans obtenir un avis rassurant. Le huitième jour pourtant, je trouvai le malade hors de danger. Grâce à sa robuste constitution, – sa jeunesse aidant, – il entra bien vite en convalescence. C’est moi-même qui vins le chercher à la clinique et l’accompagnai dans une ville de banlieue, sur les bords de la Marne dolente et sereine. Là, il pourrait musarder à sa guise dans les prairies fraîchement coupées ou lancer sa ligne dans l’eau clapotante. Inutile de vous dire que je revins bientôt le voir.
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Or, un soir que le soleil se mourait dans un poudroiement de lumière rougeoyante, alors que nul bruit ne montait plus de la terre, dans l’air attiédi, nous rêvions, Rivière et moi, les regards perdus dans l’infini du ciel. On aurait cru que des machinistes célestes tendaient, là-haut, les toiles du grand théâtre de la nature, belle, trop belle, dans la féerie du couchant qui l’incendiait.
Les journaux et les revues que nous lisions quelques instants auparavant, avaient glissé à terre et, étendu mollement sur mon fauteuil d’osier, je jouissais béatement de l’heure exquise.
« Jean, me dit soudain Marcel Rivière, une angoisse me serre le cœur malgré la douceur qui nous baigne. Si tu savais…
– Mais quoi donc ? Si tu savais quoi ! mon pauvre vieux, ta souffrance me navre, car je la pressens immense et profonde. Est-ce ton cœur qui est atteint ?
– Mon cœur ! Oh non. C’est mon esprit, mon cerveau dans lequel se sont gravées des visions d’épouvante. Je crois rêver par moments, et pourtant ce n’est pas un songe que j’ai fait, perdu, à dix-huit mille mètres de la Terre. Suis-je fou ? Tiens. Écoute… »
Je regardais fixement mon ami qui m’apparut un être étrange, inconnu.
« Marcel…
– Non, écoute-moi. Et ne me raille point, car j’ai vu comme je te vois.
D’abord, je ne parlerai pas des circonstances de mon départ, le 25 avril, de Villacoublay. Tu les connais. Il était environ dix heures du matin et mon avion s’envola avec beaucoup d’aisance. Je montais rapidement, selon mon habitude, dans l’atmosphère très pure de beau matin et bientôt les détails du paysage se fondirent en une couleur uniforme.
Six mille mètres. Mon ascension se poursuivait avec une régularité absolue, et presque inconsciemment une chanson me venait aux lèvres tant j’étais sûr de battre mon record. Les moteurs surtout « donnaient » admirablement : pas un raté qui eût pu amoindrir ma confiance et ma joie. Tel un moderne chevalier, bardé de cuir, emprisonné des pieds à la tête dans le dispositif que tu connais, je respirais avec délice l’oxygène de mes appareils spéciaux et je n’avais point froid : une chaleur très douce m’environnait, grâce au générateur électrique qui demeure un des plus précieux auxiliaires de mes ascensions.
Enfin, j’atteignis douze mille mètres. Depuis longtemps, la terre avait disparu et je voguais dans un océan cotonneux et quelque peu troublé. Mais je montais sans cesse d’un vol régulier, tandis que la voix nullement altérée des moteurs vibrait en sourdine. Quand le barographe marqua quinze mille mètres, j’avais battu largement mon record et rien ne me poussait à continuer un vol qui pouvait devenir difficile, mais j’étais grisé, heureux, et un sentiment bizarre m’incitait à tirer plus fort sur le manche.
Lentement, comme en un rêve, je voyais l’atmosphère se modifier, des teintes pâles naître et se préciser. La lumière du soleil se volatilisait et bientôt des couleurs crues apparurent, tendues dans l’immensité comme des paysages mouvants. Il y avait des masses bleues, des masses jaunes, kaléidoscope géant dans lequel un souffle de vie paraissait palpiter. Qu’était-ce ?
Je regardai mes appareils. Ils indiquaient une altitude de 18.000 mètres et, perdu dans cet océan de couleurs étranges, une curiosité mêlée d’inquiétude me pinçait le cœur. À ma gauche, une énorme tache jaunâtre, qui n’était ni nuage ni matière semblait venir vers moi tant la vitesse de mon appareil se maintenait rapide. Il est vrai qu’elle me servait de point de comparaison. T’expliquer mes sentiments à cette minute serait chose impossible : je ne pensais plus au monde vivant ; la volonté tendue, j’attendais la révélation du mystère des couleurs, de cette fantasmagorie dont le relief prenait les aspects d’une flore de légende. L’idée me vint tout à coup qu’il s’agissait bien d’une flore inconnue dont les couleurs, produits de la décomposition de la lumière solaire, ne pouvaient être perçues par aucun regard humain. »
Et Marcel Rivière interrompit son récit, scrutant mes traits où il put lire l’émotion qui m’étreignait. Ma foi, l’hypothèse qu’il venait de formuler était pour le moins impressionnante, s’il est vrai que la lumière qui nous éclaire peut, en traversant certaines matières éparses dans l’atmosphère, être décomposée sans que les plus précis de nos appareils terrestres puisse enregistrer le phénomène.
Mais Rivière poursuivait :
« Au moment où l’avion atteignit la lisière de l’énorme masse floconneuse dont je viens de te parler, faite, semblait-il, de coton mouillé d’un jaune sale, une multitude d’êtres larvaires se mit à grouiller, puis à s’agiter avec une extrême rapidité.
Une faune !
Ah ! les immondes bestioles, semblables à des baudruches translucides qui se déplaçaient comme l’aurait fait une armée de souris soudain chassée par l’eau ou par le feu. Tout cela vivait, je t’assure, et mes hélices sont entrées en hurlant dans cet amas abject. Pouah !
J’allais ainsi dans l’immensité que nous croyons le néant, alors qu’elle nous cache une vie animale ! Je me sentais devenir fou et la peur, oui, la peur s’insinuait dans mes veines et oppressait mon souffle. Étaient-ce des yeux qui, là-bas, me regardaient ? Et ici qu’avais-je côtoyé ? Une lanière ou un nuage chargé d’eau ? Je flottais dans la matière visqueuse, colorée, hallucinante. Pas un bruit pourtant : seul le fracas assourdi de mes moteurs me rappelait le monde.
Soudain, je m’engageai dans une zone cendrée de nuit où les ombres s’étendaient comme des voiles. Un pressentiment, une horreur nouvelle me firent sursauter, et, littéralement épouvanté, je lâchai mes commandes.
Devant moi, deux yeux immenses, ronds et glauques, me fixaient. Ils vivaient dans un corps flasque, luisant, dont l’aspect me rappelait une pieuvre géante. Autour de moi d’autres yeux, d’autres corps surgissaient de l’ombre violette… Puis tout se brouilla, s’anéantit en moi et, déjà inconscient, je sentis l’avion qui se dérobait, et croulait… J’ai pensé à ma mère, je crois, comme le font ceux que la mort vient de frôler de son aile… »
*
Je demeurais haletant, stupide. L’aventure de Marcel n’était qu’une hallucination survenue à la suite d’une tension nerveuse intense. Manquant d’oxygène, peut-être, mon pauvre ami s’était évanoui sous l’effet de visions atroces, comme d’autres perdent connaissance en rêvant de douces choses.
« Tu connais la fin, ajouta Rivière. Mon avion désemparé dut faire une chute foudroyante. Heureusement, je fus vidé de la carlingue et mon parachute me sauva la vie.
– C’est un songe, mon cher…
– Non, non, murmura-t-il, tristement obstiné. J’ai vu. Là-haut, dans l’éther, il y a une vie que personne ne soupçonne… »
Sa voix se cassait comme une pauvre chose fêlée.
« D’ailleurs, sais-tu que les restes de mon avion étaient recouverts d’un enduit noirâtre ?… L’immonde bête qui me fit face et dans laquelle mon zinc a foncé… Quelle horreur ! »
Le silence tomba entre nous et je levai les yeux. Les cieux immuables étendaient leur splendeur molle. Insensiblement, ils s’assombrissaient, quoique la nuit qui venait semblât monter de la terre.
Malgré moi, je frissonnais.
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(René Guibeaud, « Une Nouvelle, » « Le Bien Public Sportif, » in Le Bien Public, journal quotidien, soixante-dix-neuvième année, n° 91, lundi 1er avril 1929. René Gibeaud s’étant largement inspiré de « L’Horreur des altitudes, » le lecteur aura reconnu dans ce texte un plagiat d’Arthur Conan Doyle. Voir la nouvelle de Doyle déjà publiée sur ce site. L’illustration de Ruck est tirée de la publication originale française dans la revue Je Sais tout du 15 avril 1922)

