Ce petit village était sous le coup d’une terrible épreuve. Un maléfice sans nom s’était abattu sur ses braves habitants et les malheureux ne savaient vraiment plus quel parti prendre.

Qu’on en juge :

Depuis quelques semaines, un être bizarre avait fait son apparition dans le pays. Il avait le corps d’un homme et une tête de porc, repoussante et cynique. Chaque soir, il arrivait à l’entrée du village, poussait quelques grognements rauques, et aussitôt plusieurs cochons appartenant aux paysans venaient se coucher à ses pieds. Et puis, le magicien repartait, emmenant avec lui les animaux qui le suivaient en poussant des hurlements extraordinaires.

Peu à peu, tous les cochons du village étaient volés de cette étrange manière et si, d’aventure, les paysans levaient leurs triques pour corriger le monstre, elles leur tombaient des mains sous forme de détritus immondes. On essaya d’enfermer ou de ligoter les cochons qui restaient encore. Rien n’y fit et leur nombre diminua à une cadence de plus en plus vive.

Ce fut alors qu’Ivan l’idiot, jeune paysan voué au mépris général à cause de sa faiblesse d’esprit, offrit timidement son concours. On haussa les épaules.

« Tâche de ne pas te transformer en cochon toi-même, » dirent les paysans.

Et, nanti de cette autorisation encourageante, Ivan se mit à l’œuvre.

Armé d’une hache, Ivan se tapit dans l’ombre, près d’une isba et attendit le soir même la venue de l’homme à tête de porc. L’opération eut lieu comme à l’ordinaire, au milieu des cris de terreur des femmes et des enfants, et le magicien s’éloigna tranquillement, suivi des bêtes hurlantes.

Sans se douter qu’Ivan le suivait, il se dirigea vers une montagne escarpée et rocheuse, qui se trouvait à peu de distance, et pénétra, toujours suivi de ses cochons, dans une grotte qui s’ouvrit dans ses flancs, son repaire sans nul doute. Aussitôt, le silence se fit et, dans la nuit devenue à présent complète, Ivan l’idiot se glissa jusqu’à l’entrée de la grotte, serrant convulsivement le manche de son arme.

Le magicien était assis auprès d’un feu de branchages et, tout autour de lui, Ivan aperçut une quantité de cochons telle qu’il faillit pousser un cri. Ils pouvaient bien être trois cents qui levaient leur groin et se bousculaient autour de leur maître qui, souriant, leur jetait de temps à autre quelques détritus qu’ils avalaient avec une voracité répugnante.

« Hum, fit Ivan en lui-même, ce ne sera pas commode. »

Mais le magicien fit un geste. Aussitôt, les cochons se calmèrent et allèrent se coucher le long des parois de l’immense grotte. Alors, il s’étendit paresseusement sur une fourrure et s’endormit bientôt, poussant des ronflements qui ressemblaient à des roulements de tonnerre.

Ivan brandit sa hache et entra brusquement dans la grotte. Immédiatement, tous les cochons qui étaient là levèrent la tête et le fixèrent avec une curiosité agressive et de mauvais aloi. Dès lors, notre héros n’hésita plus. Bondissant en avant, il coupa vivement la tête du magicien endormi et la cacha sous son manteau. Ô stupeur ! Les cochons se levèrent lentement et s’avancèrent vers Ivan d’un pas mesuré et tranquille ! Tout d’abord effrayé, Ivan battit en retraite. Et les animaux le suivirent en ordre et en silence !

Cependant, le jour commençait à poindre et Ivan arriva au village sous les premiers et bienfaisants rayons du soleil. Une foule l’attendait, l’acclamant, car, avec ce troupeau derrière lui, il ressemblait à un fier conquérant et il n’était plus question de le traiter d’idiot ou d’imbécile. Et quand il éleva en l’air la tête de porc coupée, ce fut un vrai délire !

La bonne vieille grand-mère d’Ivan pleurait de joie, et, déjà, les paysans s’affairaient au milieu des cochons pour reprendre leur bien. Ivan, lui, alla se reposer chez lui, après avoir jeté dans un coin de son isba, la tête de porc devenue inoffensive.

« Réveille-toi, réveille-toi, dit la grand-mère le lendemain matin ; nous allons régaler nos amis et j’ai préparé un pâté de porc délicieux. »

On frappait déjà à la porte de l’isba, comme Ivan se levait. Toute le village fut présent à ce festin. Chacun redemanda du pâté et vanta ses qualités merveilleuses. Ah ! décidément, la bonne vieille grand-mère faisait bien les choses ! Mais une idée horrible se fit jour tout à coup dans l’esprit d’Ivan.

« Grand-mère, fit-il d’une voix tremblante, j’y pense, nous n’avions pas de cochon ! Comment as-tu pu préparer ce pâté ?

– Eh, répondit la bonne vieille, n’as-tu pas rapporté une tête de porc, hier matin ?… »

À ces mots, des cris s’élevèrent :

« Malheur de nous ! nous sommes empoisonnés ! »

Et tous se dressèrent épouvantés, les yeux fous. Ils avaient mangé la tête du magicien !

Pourtant, personne ne ressentait aucun malaise et, le premier moment d’affolement passé, on ne songea qu’à rire de cette mésaventure.

Ah ! certes, c’était un bien bon tour qu’ils avaient joué à ce méprisable monstre ! Mais, quand les villageois sortirent de l’isba, tous les cochons du village accoururent et se ruèrent sur eux, le groin menaçant ! À coups de pieds, à coups de trique, les malheureux eurent toutes les peines du monde à se débarrasser de cette bande vengeresse, hurlante et glapissante. Mais cela ne calma pas l’ardeur diabolique des assaillants et il fallut les abattre jusqu’au dernier. Par la suite, on fit venir d’autres cochons au village, mais ceux-là aussi se jetèrent avec férocité sur leurs maîtres et il fallut renoncer à en avoir.

La malheureux Ivan, méprisé de tous, dut reprendre son rôle d’idiot que chacun se chargea de lui rappeler avec complaisance…
 
 

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(« Lamouche, » « La Page des enfants, » in Le Patriote des Pyrénées, quarante-et-unième année, jeudi 24 décembre 1936 ; « La Page des enfants, » in La Dépêche du Berry, organe quotidien républicain régional, quarante-quatrième année, n° 298, vendredi 25 décembre 1936 ; « La Page des enfants, » in Le Petit Courrier, quotidien républicain régional, cinquante-cinquième année, n° 63, jeudi 4 mars 1937 ; « La Page des enfants, » in Le Progrès de la Côte-d’Or, républicain régional, soixante-dixième année, n° 48, jeudi 17 février 1938. « Nature morte avec tête, jarrets de porc et saucisses, » huile sur bois signée du monogramme JVR, XVIIe siècle)