« Mais n’avons-nous pas un peu changé de direction, capitaine ? » demanda Fontclair qui, assis à la même table que Perrissod, commençait de déjeuner.

Le marin, levant les yeux, regarda son interlocuteur bien en face, puis eut un large rire.

« Si nous avons changé de direction, monsieur Fontclair ? Ah ! et combien !… Seulement, ne vous faites pas de bile là-dessus !… Le capitaine Perrissod, qui commande l’Oyapok, n’a pas l’intention que son bateau ait le sort du Belem.

– Le Belem ?

– Oui, oui, le Belem, du même tonnage à peu près que l’Oyapok, qui disparut pendant près de deux années.

– On l’a donc retrouvé ?

– Oui. Quand il était depuis longtemps déclaré perdu corps et biens. Et c’est même moi qui recueillis cette épave, qu’une tempête avait fait dériver.

– Vous, capitaine ?

– Parfaitement.

– Comment cela ?

– Oh ! c’est toute une histoire…

– Je vous en prie, contez-moi cela.

– Vous avez remarqué que tout à l’heure l’Oyapok changeait de direction, et vous en avez montré de la surprise.

– En effet, car, sur le point de l’Océan où nous sommes, je supposais qu’un bâtiment n’avait qu’à filer droit devant soi…

– En principe, vous auriez raison… Mais, pour notre salut et celui de l’Oyapok, nous devons fuir les mers de sargasses.

– Les mers de sargasses ? Qu’est-ce là ? Que voulez-vous dire? »

Le capitaine Perrissod sourit un instant, puis continua :

« Les sargasses, monsieur, sont des fucus, du varech, des algues, si vous voulez, qui, dans les vastes régions de l’Atlantique ou du Pacifique, vivent à la surface aussi bien qu’au fond des eaux.

Elles croissent avec une effrayante rapidité, et les navires qui se trouvent pris au milieu de certaines agglomérations de sargasses, sont perdus à tout jamais.

– Comment ? Il ne leur est pas possible de ?…

– S’enfuir ? De s’échapper ? Impossible. Les algues s’attachent comme autant de tentacules à l’hélice des navires, en paralysent l’action et, grandissant d’heure en heure, forcent le bateau à demeurer dans une immobilité complète.

– Mais c’est terrible !…

– Oui, certes, et ce fut là le cas du Belem. Comme nous, il se rendait à Rio-de-Janeiro, et effectuait la traversée dans les conditions les plus favorables, quand, arrivé presque en vue de l’île de la Trinité, le bateau stoppa tout à coup, sans raison apparente, au moment où l’on s’y attendait le moins.

– Mais, capitaine Perrissod, fit Fontclair, comment pouvez-vous connaître avec tant de précision ces détails ?

– De bien simple façon. Le jour où, avec l’Oyapok, j’abordai le Belem en plein Océan, je fis, naturellement, l’inspection du navire.

J’aperçus tout d’abord des cadavres d’hommes, – étrangement momifiés, – gisant encore vêtus de leurs vêtements de marins…

Un de mes matelots m’accompagnait. Tous deux, nous descendîmes à la cabine du capitaine.

L’odeur qui s’en dégageait, lorsque nous l’ouvrîmes, était pestilentielle ; nous n’y pûmes tenir, ni mon matelot, ni moi, et dûmes remonter au plus vite, sous peine d’être asphyxiés.

Quand, après une première aération, il nous fut possible d’entrer, un étrange spectacle s’offrit à nos yeux.

Deux cadavres étaient à terre : ceux du capitaine, que je reconnus à son costume, et d’un inconnu qui tenait encore en main, dans ses doigts crispés, un revolver.

Un drame avait dû se passer là, et nous en eûmes la preuve quand nous relevâmes la trace d’une balle au front du capitaine et une autre à la tempe de l’inconnu.

– Qu’en avez-vous conclu ?…

– Attendez. Des marins de l’Oyapok, ne nous voyant pas revenir, montèrent, eux aussi, sur le Belem, et nous nous livrâmes alors à une inspection en règle du bateau.

Il faut vous dire que le Belem, de même que l’Oyapok, n’était pas un navire prenant couramment des passagers. C’était un « cargo-boat, » un bateau de marchandises, qui, parfois, acceptait quelques voyageurs quand l’occasion s’en présentait.

L’inconnu du Belem, que nous avions trouvé dans la cabine du capitaine, devait donc être un passager…

Nous relevâmes les deux corps, pour les déposer aux côtés des autres, dans l’entrepont, et c’est à ce moment qu’auprès de l’inconnu, je trouvai quelques feuillets épars où je pus lire l’effroyable aventure du Belem.

D’ailleurs, poursuivit en se levant de sa chaise le capitaine de l’Oyapok, vous allez pouvoir la lire vous-même. »

Puis il alla vers un placard, en sortit un coffret et, l’ouvrant, y prit quelques feuilles jaunies par le temps, qu’il tendit à Fontclair.

Et celui-ci put lire :

— « Mercredi.

Un canot, monté par quatre solides rameurs, est venu me prendre au quai, pour me mener à bord du Belem qui attendait en rade le moment du départ. Le temps promet d’être splendide. Ce long voyage que j’entreprends, et au bout duquel tout m’assure que je trouverai la fortune, commence sous les meilleurs auspices. »
 
 

 

Ensuite, venaient des réflexions toutes personnelles et des notations d’impressions pittoresques, après lesquelles Perrissod s’écria :

« Attention ! C’est ici que les papiers vont devenir terriblement intéressants… »

Et Fontclair poursuivit :

—  « Lundi.

Le temps reste magnifique. La mer est très belle. Nous allons sûrement avoir jusqu’au bout une très bonne traversée. »

— « Mardi.

Le navire a stoppé, aux premières heures du matin. J’ai cru à un accident à la machine. Il n’en est rien, m’assure le capitaine. Des algues marines se sont prises dans notre hélice et entravent la marche du navire. Cela n’a rien de bien grave, paraît-il. Un des matelots, monté dans une embarcation, va s’en aller dégager l’hélice, en coupant, au couteau, ces algues embarrassantes. »

— « Mardi soir.

Le pauvre marin qu’on avait chargé de supprimer l’étrange cause de notre arrêt momentané, a péri. Plongeant sous l’eau, un accident a dû lui arriver. Il s’est noyé. »

— « Mercredi.

Les algues qui ont arrêté le fonctionnement de notre hélice se sont accrues depuis la nuit dernière. Elles entourent actuellement le navire. Réellement, cette végétation marine est des plus jolies, et je ne comprends pas pourquoi le capitaine semble si nerveux. Aurait-il peur ? Et de quoi ? »

— « Jeudi.

Les plantes aquatiques – des sargasses – continuent à croître avec une effroyable rapidité. Hier, il y en avait un mètre environ, à la surface de l’eau, sur chacun des côtés du bateau… Où cela s’arrêtera-t-il ? »

— « Vendredi.

Impossible de faire marcher le navire, ni en avant, ni en arrière. Les matelots ne sont pas contents. Cela se conçoit de reste. »

— « Samedi.

Le capitaine m’a fait appeler. La situation est plus grave, paraît-il, que je ne l’avais cru tout d’abord. Nous nous trouvons décidément pris par les algues. Impossible d’en sortir. Et nous n’avons que dix jours au plus de vivres… »

— « Dimanche.

Autour de nous s’épanouit un véritable parterre de verdure sombre et de fleurs bizarres, dont le parfum, très fort, finit par écœurer. »
 

*

 

« Une semaine, vous voyez, fit remarquer le capitaine Perrissod, vient de s’écouler. Lisez maintenant la suite… »

— « … Il est impossible que cela dure plus longtemps. Comment ! voilà quinze jours que nous sommes ainsi pris par ces fucus ; de jour en jour, les sargasses s’étendent de plus en plus à la surface de l’eau… »

— « … En agissant avec la plus grande parcimonie, nos vivres ont pu durer jusqu’à présent. Mais c’est la fin. Il nous reste à peine un tonneau d’eau saumâtre… Nous sommes perdus… »

« Oh ! les pauvres gens ! s’écria Fontclair.

– Continuez de lire, lui dit encore le capitaine Perrissod. Vous allez voir. »

— « Mardi.

Dans un accès de folie subite, le premier-maître s’est jeté par-dessus bord. Les matelots ont refusé de lui porter secours, craignant de se trouver pris, à leur tour, par les sargasses, au milieu desquelles il a dû trouver la mort. »

— « Mercredi.

L’équipage se mutine. »

— « Jeudi.

Les matelots sont descendus à fond de cale. Ils ont éventré les barriques d’alcool qui s’y trouvaient, et tous, à l’heure qu’il est, sont ivres-morts. Qu’allons-nous devenir ?… »

— « Vendredi.

Deux hommes à l’eau. Dans un accès de « delirium tremens, » ils se sont suicidés. N’en ferons-nous pas autant, d’ici peu ?… »
 

*

 

« Vous en êtes au samedi ? demanda le capitaine Perrissod.

– Oui.

– Et que lisez-vous ? »

— « Samedi.

L’équipage tout entier a perdu la raison… Le capitaine, avec qui je suis, m’a regardé d’un œil égaré… Oh ! se peut-il ?… Moi, l’achever ? parce qu’il n’en a pas le courage ?… »
 

*

 

« Les feuillets s’arrêtent là, fit Perrissod, en remettant les papiers dans le coffret. Vous connaissez, maintenant, l’agonie du Belem

– Oui, répondit Fontclair en frissonnant, et je comprends trop bien, capitaine, pourquoi vous avez changé de direction… Que le sort me préserve à jamais de faire connaissance avec ces terribles sargasses ! »
 
 

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(Jules France, in Mon Bonheur, magazine populaire illustré de la famille, cinquième année, n° 37, 1908)