Il y avait ce soir-là, chez le peintre Ramus, réunion d’intimes. Le poète Curjar venait de conter une histoire de revenants, et les commentaires, les exclamations s’envolaient de toutes parts au milieu des bouffées de tabac.

« Eh bien ! messieurs, dit tout à coup le célèbre docteur italien Mario Danielli, tout cela n’est que de la Saint-Jean à côté de ce qui m’est arrivé. »

À cette phrase, prononcée avec le calme accent de la sincérité, toutes les têtes se tournèrent vers le docteur, et ce fut, pendant quelques instants, une avalanche de :

« Contez-nous ça !… Contez-nous ça !…

– Volontiers, » répondit le docteur.

Alors, après avoir bu une gorgée de kirsch, il s’installa à califourchon sur une chaise et commença ainsi :

« C’était en Sicile, il y a une douzaine d’années. J’étais à la veille de prendre congé d’un de mes bons camarades de collège, chez qui j’avais accepté une invitation de chasse, quand, apprenant incidemment qu’un vieil ami de ma famille habitait dans le voisinage, je résolus de l’aller voir… Cette visite, je la considérais presque comme une obligation. Sangrina avait été l’intime, l’alter ego de mon père. Tous les deux étaient enfants du même village, tous les deux avaient eu une existence jumelle d’artistes fils de leurs œuvres ; car l’un, mon père, était peintre, et son ami, sculpteur… Et puis, à parler franc, la curiosité s’en mêlait un peu. Depuis sept années, personne au monde n’avait entendu parler de cet homme qui, après un acquittement en cour d’assises pour le meurtre de sa femme et du misérable, le complice d’adultère, s’était mystérieusement expatrié… Donc, le lendemain de cette découverte, je mettais pied à terre devant un délicieux cottage pittoresquement assorti de verdure. J’y trouvai un beau vieillard qui me reçut les larmes aux yeux, me traita comme son enfant, et avec qui je passai une journée charmante, pleine d’effusion, de réminiscences du cœur… Mais vers dix heures du soir, après une causerie émue sur mon père, dont je lui avais appris la mort, le vieillard tomba tout à coup dans une sombre rêverie ; puis, se levant, il se mit à arpenter la chambre, les mains derrière le dos, les traits rigides, le regard dur… Après deux ou trois tours, il releva la tête et, s’en venant à moi :

«  Mario, fit-il, clouant son regard dans le mien, ton père a été mon seul ami… C’était un grand cœur, une belle âme… Il est mort !… Maintenant, il n’y a plus personne au monde à qui je puisse confier le secret de ma vie… Et pourtant !… »

Croyant que j’avais affaire à un exalté qui avait soif d’effusion, je balbutiai que j’étais tout entier à sa disposition, qu’il devait se servir de moi, qu’il m’avait toujours considéré comme son enfant, et qu’aujourd’hui, étant l’aîné, chef de la famille, je tenais la place de mon père…

À mes paroles, le vieillard, qui avait repris sa marche à travers la chambre, s’arrêta net.

« Sais-tu, dit-il, à qui tu parles ?… À un assassin, à un sacrilège, à un misérable !… »

Je ne répondis pas. Quelles paroles adresser à un homme qui souffre ?… Je baissai la tête pour ne plus voir son regard et en sentir sur le mien l’interrogation muette, noyée de phosphorescence claire.

« Écoute, reprit-il, je vais me confesser à toi, enfant… Ce soir, tu vas connaître un secret terrible. Veux-tu jurer que tu le tiendras là, quelque lourd qu’il soit, – et il posait la main sur ma poitrine, – jusqu’à ce que je sois sous terre ? »

Je jurai.

« Martha, cria alors Sangrina, apporte-moi ma femme. »

À cette demande, je regardai l’homme, éprouvant un frisson. Avais-je bien entendu ?… Il demandait sa femme, lui qui l’avait tuée il y avait plus de sept ans ! Était-ce un accès d’hallucination, de folie, qui le prenait ?… Mais non ! Il avait repris sa marche de long en large, et aucun mouvement désordonné, aucune parole incohérente, aucune lueur hagarde ne trahissait un dérangement cérébral… Au bout de quelques instants, la vieille servante entra, portant une gigantesque vipère, pétrie dans une sorte de pâte grisâtre, qu’elle déposa sur la table avec un haussement d’épaules de commisération qui signifiait : « Pauvre fou ! encore sa lubie qui le prend ! »

« Et à présent, va chercher l’autre, » dit alors Sangrina.

La domestique ressortit, et bientôt rapporta un énorme crapaud sculpté dans la même pâte que le serpent.

Quand la servante se fut retirée, Sangrina alla fermer la porte au verrou, puis, se plaçant devant moi, debout, face à face, les yeux dans mes yeux :

« Mario, dit-il, pose la main sur cette vipère et renouvelle ton serment. »

Je posai la main et jurai de nouveau.

« Maintenant, reprit-il, écoute. Te souviens-tu de ma femme ?… C’est elle qui la première t’a bercé sur ses genoux… C’était l’amie de ta mère… T’en souviens-tu ?

– Oui, répondis-je.

– Elle était belle !… bien belle, n’est-ce pas ?… Dans le cabinet de ton père, il se trouve une madone pour laquelle elle a posé, » ajouta-t-il avec un sourire atroce.

Puis, après un moment, le temps de croiser mon regard et de l’interroger :

« Eh bien ! la voilà ; tu viens de jurer sur ses cendres. »

À ces mots, je levai les yeux sur mon étrange interlocuteur. Avais-je décidément un fou devant moi ? Je regardais intensivement l’homme… Non ! il n’était pas fou… Son front, haut, puissant, était celui d’une intelligence supérieure, et dans son regard dur, acéré, rien, pas plus maintenant que tout à l’heure, ne trahissait la démence… Il allait continuer, quand, remarquant ma pâleur, il me dit :

« Mario, je t’ai averti. Ce que tu as à entendre est terrible… Mais tu es le fils de Jovani Danielli, et ce soir tu remplaces ton père. »

Il fit deux ou trois tours dans la chambre, puis, revenant à la table et me montrant le monstrueux crapaud posé à côté du serpent, il s’écria :

« Et ça, c’est son amant, le lâche Vicinio… Ah ! tu pâlis encore ; tu me crois fou, n’est-ce pas ? Eh bien ! rassure-toi… Tu n’as devant les yeux qu’un malheureux qui souffre… Mais, vois-tu, j’ai bien joui ! J’ai été Dieu ! J’ai créé… Regarde ces deux monstres ; ce sont deux chefs-d’œuvre… Rien n’y manque, ni la lâcheté du regard de celui-ci, ni la perfidie des yeux de celle-là… Mais avant de devenir créateur, avant de tenir là, sous ma main, ces deux misérables qui m’ont brisé la vie et tordu le cœur, avant cela, j’ai souffert cinq ans… cherchant, cherchant sans cesse le moyen de composer avec des cendres volées dans une urne d’incinération… Entends-tu, avec des cendres volées ? une pâte malléable… Enfin, j’ai trouvé ! Et, ce jour-là, j’ai agi comme un bandit .. Profitant d’un voyage des parents de ma femme, j’ai soudoyé la conscience de leurs domestiques… J’ai feint le remords, j’ai joué l’hypocrisie, j’ai fait mentir jusqu’à mes larmes pour obtenir la clé du caveau de famille… On a cru à ces remords, à cette hypocrisie, à ce masque de larmes et j’ai eu la clé… Alors ! Ha !… ha !… ha !… »

Il se mit à élever la voix, et, la bouche ridée en rictus affreux diabolique, continua ses exclamations :

« Ha ! ha ! ha ! alors, je l’ai tenue, l’adultère !… Et tandis qu’on me croyait agenouillé, pénétré de contrition, abîmé de remords, j’étais là, dans le tombeau de la fière et noble famille des Mondani-Crusalda, au milieu des sépulcres séculaires scellés dans la muraille et des urnes funéraires renfermant les corps incinérés des derniers descendants… J’étais là qui descellais le couvercle de l’urne contenant les cendres de ma femme, qui vidais ces cendres dans un sac et y substituais celles d’animaux immondes… Et quand la dernière pincée fut tombée, je me suis mis à rire, là, dans le silence solennel de ce caveau où jamais on n’avait que pleuré… Là, où on n’avait que prié, je me suis mis à blasphémer… Là, où l’on avait souffert, sentant dans sa poitrine la brûlure de la désolation, moi, j’ai éprouvé la suprême exultation… Et puis, j’ai pris les cendres et je suis parti… Mais j’avais encore la moitié de ma haine qui m’étouffait la poitrine… Il me fallait les cendres de l’autre… Et je les ai eues… volées aussi, en achetant la valetaille, en jouant la même comédie : la pitié, le remords !… Et avec ses derniers restes, à elle, l’adultère, j’ai fait ceci, cette vipère… avec les siens, à lui, le misérable, j’ai pétri ce crapaud… J’ai travaillé lentement, patiemment, jouissant comme un Dieu doit jouir en créant deux démons… Regarde, regarde, ce sont deux chefs-d’œuvre… Et pas un atome des cendres ne manque !… Elle est là, elle, avec sa figure d’ange, ses mains si blanches, si belles, sa taille mignonne, ses cheveux d’or, son corps de nymphe… Tout entière, elle est là !… Et lui, l’infâme, avec ses yeux bleus énamourés, sa bouche mignarde, sa chevelure bouclée, son port svelte et élégant… Oui ! vous voilà tous les deux, et c’est moi, moi, qui vous ai pétris, c’est moi qui vous ai créés !… »

En me disant cela, Sangrina s’était redressé. Il était épouvantable à voir et, cependant, mon regard, comme fasciné, s’attachait sur cette face, véritable incarnation de la haine… Je devais être aussi bien blême, mes traits devaient être bien altérés, car, en m’apercevant, il reprit la parole avec une intonation presque paternelle :

« Je te fais souffrir, enfant. Je te répugne ; je suis pour toi un monstre… Tu es jeune, tu es bon, tu sais pardonner… Je te fais horreur, n’est-ce pas ? »

Je restai muet.

« Écoute ! reprit-il, si tu me pardonnes, tends-moi la main ; si tu me maudis, ne réponds rien… Seulement, souviens-toi, tu as juré… »

Je baissai la tête pour ne plus croiser son regard, et ne répondis rien… Au bout de quelques instants, la porte s’ouvrit, et j’entendis ce mot qui me vibra douloureusement au cœur : « Addio ! »

Le docteur se tut, but une gorgée de kirsch, ralluma son cigare, puis coupant le brouhaha des commentaires et des exclamations, il reprit :

« Quelques années plus tard, je me trouvais de nouveau chez mon ami, qui m’avait fait appeler pour lui faire subir une opération chirurgicale… L’opération avait réussi merveilleusement ; aussi, tout heureux, allégé d’un grand souci, j’étais allé, l’après-midi de ce jour, flâner avec mon fusil, et me reposais à la tombée de la nuit à l’auberge, quand je vis entrer comme un coup de vent une vieille femme qui se jeta presque à mes pieds en s’écriant : « Ah ! monsieur le docteur, il est fou ! il est fou !… Venez, je vous en supplie ! » Cette femme, c’était la servante de Sangrina. Je la suivis…

Ah ! mes chers amis, quel épouvantable spectacle !… J’ai vu bien des scènes douloureuses dans mon existence ; j’ai été témoin de bien des souffrances ; mais jamais, jamais je n’ai ressenti une telle impression… Figurez-vous, sur un corps décharné et à demi-nu, une tête livide encadrée de barbe broussailleuse et trouée par deux yeux ronds, démesurément ouverts, hagards et flamboyants. Figurez-vous cet homme hurlant de douleur, se tordant dans des convulsions avec des mouvements épileptiques, tantôt les mains crispées autour du corps pour délacer ce que, dans son hallucination, il sentait gluant, visqueux, l’enserrant de ses anneaux : le serpent, sa femme… tantôt les mains tendues éperdument en avant pour éloigner l’autre, l’immonde bête qui se vautrait sur lui, l’étouffait, le couvrait de bave… Et tout meurtri par ses propres mains qui labouraient sa poitrine, les yeux injectés de sang, l’écume aux lèvres, hideux, effrayant, il criait, le malheureux, sous ces étreintes imaginaires, implorait avec des mots de supplication, demandait grâce à genoux, répétant sans cesse comme un écho ces paroles inexorables qu’il croyait entendre : « Non ! Non !… Jamais !… » Par terre, autour de lui, gisaient les débris des deux monstres, débris qu’il prenait pour des taches de sang… J’eus beau les faire enlever, il les voyait toujours… Je finis par l’attacher et lui donnai un narcotique qui le calma ; mais, vers deux heures du matin, une effroyable crise le reprit. Elle dura près d’une heure ; alors, soudainement, il s’affaissa comme une masse. Il était mort.

– Et qu’avez-vous fait des fragments des deux… statues ? demanda quelqu’un.

– Les fragments ? répliqua le docteur ; je les ai fait enfouir dans le jardin ; mais tenez, – ajouta-t-il en retirant de son gilet sa chaîne de montre qu’il tendit à son interlocuteur, – si vous voulez en avoir un échantillon, voici un morceau que j’ai fait monter en breloque. »
 
 

 

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(Henri Conti, in Le Courrier français, sixième année, n° 5, dimanche 3 février 1889 ; in Le Réveil illustré, deuxième année, samedi 8 juillet 1894 ; in Journal de la Marne, supplément illustré, cinquante-quatrième année, n° 26, samedi 8 juillet 1894 ; in L’Écho du Rhône, supplément hebdomadaire illustré, première année n° 10, samedi 8 juillet 1894 ; in Courrier du Havre, supplément hebdomadaire illustré, première année, n° 6, samedi 8 juillet 1894. Illustration de Paul Bransom pour The Wind in The Willows de Kenneth Grahame, Charles Scribner’s Sons, 1913 ; gravure de Friedrich Specht pour Animal Life in Europe, Religious Tract Society, c. 1890)