RÉSUMÉ DE CE QUI A PARU. – L’entomologiste Wild et le policier Kergy ont pénétré dans une région des Montagnes Rocheuses peuplée de monstres horribles, dans le but de mettre la main sur un savant hongrois nommé Millovanyi qui est soupçonné de supercherie scientifique. Ce dernier, mettant la science au service d’une réalisation monstrueuse, a trouvé le moyen de développer d’une façon fantastique des insectes qui, devenus d’horribles monstres, ont décimé une bande d’aventuriers. Le policier et l’entomologiste ont fini par découvrir l’homme qu’ils recherchaient.
L’entomologiste et le détective se rendirent à l’invite. Millovanyi se dirigeait vers les constructions plus petites. Il y pénétra, suivi de ses visiteurs et escortés des nègres tremblants. Dès le premier pas dans la pièce, les deux hommes reconnurent un laboratoire. Les larges baies étaient closes par des vitres dépolies que protégeaient des grillages extérieurs. La lumière douce éclairait des appareils aux formes compliquées, des cornues, des alambics, des fours, des alternateurs, des transformateurs. Un tableau de distribution électrique mettait sur un des murs la tache de son marbre blanc. Qui eût pu songer que cette bâtisse perdue dans une vallée déserte contenait un pareil outillage ?
Au fond de la salle se dressait une longue cage de verre pareille à celles où, dans les muséums, on enferme les serpents. Au-dessus, un dispositif qui devait être une rampe éclairante, constituée par un long tube mince. La cage paraissait vide et le tube était éteint.
Millovanyi montra l’ensemble à ses visiteurs et dit :
« Voici l’éprouvette où se sont effectuées les réactions biologiques fondamentales ; une vie nouvelle en est sortie…
Je ne vous révélerai pas tout mon secret. Le temps n’est pas venu encore, et ne viendra peut-être jamais. Je puis cependant vous dire que ce tube est différent de tout ce qui a été fait jusqu’ici. Je l’ai trouvé par hasard, en cherchant autre chose. Sous l’action du courant électrique, dans certaines conditions de tension, d’intensité… le tube s’allume, comme l’on dit, et projette alors des radiations auxquelles j’ai donné le nom de rayons M, parce que c’est moi, Millovanyi-Millowan, qui les ai découverts.
Soumis à leur influence, les tissus végétaux subissent une transformation exactement contraire à celle que produiraient les rayons X ou le radium. Alors que les émissions de ce dernier métal rongent, brûlent les tissus vivants et en arrêtent le développement, les rayons M favorisent cette croissance. Ainsi, par la seule action de la lumière artificielle, certains savants ont pu faire pousser des plantes. Mais leur développement s’arrête quand la lumière s’éteint. Au contraire, avec les rayons M, le bourgeonnement des cellules continue ! De même, les tissus attaqués par le radium se corrompent, se gangrènent de proche en proche, lors même que le praticien malade a cessé de se soumettre à l’action des radiations mortelles »
Sa voix s’était exaltée, et Kergy et Grismond Wild trouvaient le fou qu’ils avaient regretté de ne pas voir, le prophète illuminé dont la singulière attitude avait empli New-York de stupeur.
Quelle immense découverte il avait faite ! et comment en douter, après avoir été témoin des scènes tragiques de la Vallée des Monstres ? Cet homme devenait donc le maître de la taille des êtres vivants. Il pouvait en accroître les dimensions à sa guise et créer autant de monstres qu’il le voulait. Un génie, et un insensé. Quel usage ferait-il de ce pouvoir ? Un instant, les deux compagnons se sentirent étourdis par tant d’idées qui les envahissaient à la fois. Puis, ils se ressaisirent : Millovanyi parlait.
« Vous vous étonnez peut-être que j’aie de l’électricité ici. Il en faut si peu ! J’ai monté une turbine et un alternateur sur un torrent de la montagne, avec l’aide de mes noirs. Cela me suffit.
Regardez !… »
Il venait de tourner un commutateur. Le tube s’illumina dans toute sa longueur et irradia une lumière verte, opalescente, douce au regard, inconnue. Elle tombait à flots dans la cage vitrée où le sable paraissait gris. Quelques grosses pierres plates étaient posées au fond. Millovanyi tira un levier placé sur le côté de la cage et, sans que ces visiteurs eussent pu voir par quel mécanisme le mouvement était transmis, le sol de la prison de verre trembla. Aussitôt, un insecte long comme le doigt d’une grande main sortit de l’abri de chaque pierre.
C’étaient des scorpions. Grismond et Kergy reconnurent au premier regard des insectes semblables à ceux qui avaient achevé de porter le désarroi et la mort dans la petite troupe des aventuriers. Deux des horribles bêtes attirèrent davantage l’attention de l’entomologiste qui appuya son front sur la vitre pour mieux les observer. C’étaient apparemment des mères et leur hideuse progéniture les entourait. Les scorpionnes se tenaient immobiles sur le sable, contre lequel leurs énormes pinces reposaient à plat. Sur leur dos, tassés les uns contre les autres comme des poussins auprès d’une poule, blancs, translucides, avec les seules taches noires de leurs yeux brillants, se tenaient les petits scorpions – toute une portée qui comptait peut-être quatre ou cinq jours d’existence.
Parfois, l’un d’eux perdait l’équilibre, tombait sur le sable, se relevait, courait près de sa mère et, trouvant l’appui des pattes griffues, se hâtait de grimper de nouveau sur le dos maternel. S’il s’écartait trop au contraire, le bras armé de la pince faisait râteau sur le sable, et le ramenait à proximité de la mère.
Cependant, l’un des nègres avait ramassé dans un coin de la pièce un petit sac de toile, gonflé de matière légère. Il s’approcha de la cage, souleva le couvercle et vida le sac d’où tomba une pluie d’insectes vivants de toutes sortes.
« Il faut les bien nourrir, dit Millovanyi, si l’on veut qu’ils grandissent. Ou bien on risque de les voir mourir avant qu’ils aient atteint leur taille normale… »
De fait, les quelques habitants de la cage se sont jetés sur les proies qu’on leur offre. Les mères, ayant caché leurs petits dans des terriers creusés en un clin d’œil sous les pierres, assaillent coléoptères, diptères, hémiptères, saisissent dans leurs griffes, foudroient d’un seul coup de queue, puis entraînent sous l’abri des pierres leurs victimes inertes. Un sourire diabolique erre sur les lèvres de Millovanyi.
« J’ai beaucoup tâtonné, au début, parce que les rayons M n’agissent sur les insectes que pendant leur croissance réelle, naturelle ; par multiplication des cellules, en voie de bourgeonnement. Maintenant, je sais… je sais… »
Tandis qu’il parlait, aucun des cinq hommes ne vit une forme humaine qui s’approchait sans bruit et observait par la porte entrouverte.

Quelques minutes s’écoulèrent. Grismond et Kergy étaient fascinés par le spectacle dramatique de la curée. Les scorpionnes tuaient, sans arrêt, pour leurs petits.
Leurs petits !
Voici que Millovanyi a de nouveau appuyé sur le levier qui secoue le fond de la cage. Les scorpionnes se trouvent chassées, par l’ébranlement du sol, de leurs terriers ; et leurs petits avec elles. Or, la taille des jeunes a doublé !
L’entomologiste poussa un cri.
« Oui, c’est ainsi, dit le professeur. Le développement est soudain et se fait à une vitesse prodigieuse : l’insecte doit manger sans arrêt, car ses fonctions s’accomplissent à une allure follement accélérée. Dans trois ou quatre jours, soumis à la lumière intensive, ils auront atteint la taille de ceux que vous avez rencontrés. En général, j’interromps périodiquement le traitement radié qui se poursuit sur un espace de temps de trois semaines…
Avez-vous regardé le tube lumineux ? »
Celui-ci était horizontal et un réflecteur renvoyait les rayons sur la cage. Comme Grismond et Kergy levaient les yeux pour voir, Millovanyi tourna soudain le réflecteur et leur projeta la lumière verdâtre droit sur le visage.
Elle n’était pas fatigante pour les yeux.
Pendant quelques secondes, ils s’en laissèrent baigner. Puis il leur sembla qu’un léger étourdissement s’emparait d’eux. Ils voulurent le secouer, détourner leurs regards… Impossible ! Ils étaient comme fascinés. La raie brillante et rectiligne du tube s’effaça dans un halo, un brouillard lumineux. Leur volonté faiblit. Ils entendirent, pourtant, un éclat de rire narquois du professeur Millovanyi, qui s’interrompit soudain pour jeter un ordre sec :
Les deux noirs assaillirent le détective et le savant paralysés, les renversèrent. Ils roulèrent à terre, à demi évanouis, et sentirent des liens se resserrer sur leurs membres. Quelques minutes s’écoulèrent. Puis la voix de Kergy atteignit Grismond :
« Je ne vois plus rien, dit-il.
– Oui, nous sommes aveugles… aveugles ! »
Ils n’avaient plus la force de se révolter, de crier leur haine au monstre humain qui vivait parmi les monstres entomologistes, ses créatures.
La mort était sur eux.
VII
Maintenant, ils savent qu’on les a transportés en plein air. Ils ont senti la brise qui soufflait sur leur front moite, et entendu les grincements des cailloux sous les pieds des nègres qui les portaient. Millovanyi n’a plus parlé, et ses serviteurs ont agi en gens accoutumés à la besogne. Ils ont jeté les corps, l’un près de l’autre, sur les pierres, en plein soleil, puis se sont éloignés.
« Grismond, dit Kergy, nous aurions dû le tuer tout de suite. J’ai agi en enfant. Les bandits sont moins difficiles à combattre que les fous. Il fallait tout au moins lui mettre les menottes.
– Nous allons mourir ici, répondit l’entomologiste. Et la Terre ne saura pas le danger qui la menace. Mourir pour rien !…
Et de quelle mort !… »
Des larmes, amenées par l’irritation des muqueuses oculaires, ruisselaient le long de leurs joues. Le brouillard, devant leurs yeux, leur paraissait plus opaque et moins lumineux. Sans doute cette dernière lueur allait-elle s’éteindre aussi. Mais qu’importait, en somme ? Peut-être valait-il mieux ne pas voir venir la mort.
Les petites pierres grincèrent de nouveau ; les nègres revenaient. Deux odeurs glissèrent successivement en l’air : l’une subtile, pénétrante, déjà sentie en entrant dans la cabane du professeur Millovanyi ; puis une autre, abominable, fumet de pourriture animale, de chairs en décomposition, de charogne immonde, à soulever le cœur. Les avait-on déposés près d’un charnier où d’autres victimes se corrompaient, nourriture pour les nécrophores géants ?
Soudain, Grismond reconnut l’odeur, comprit et frissonna d’horreur. Il garda le silence ; il avait distingué l’infection qui se dégage de la longue fleur rouge, en cornet, de l’arum serpentaire. Pour que la puanteur eût atteint cette intensité étourdissante, il fallait que les fleurs eussent été apportées à pleines brassées. Et cette odeur allait se répandre, flotter dans la vallée, atteindre les sens olfactifs des mangeurs de cadavres qui, trompés par ce relent de faisandé, accouraient ou voletaient à grands coups d’ailes pour venir se battre et succomber sur les fleurs d’où s’exhale la puanteur.
Quand ceux-ci – quand dermestes, saprins, nécrophores – tous les enfouisseurs de la nature, auront joui jusqu’à périr de leur orgie olfactive, d’autres viendront les dévorer et, trouvant des hommes emprisonnés dans leurs liens, les déchiquetteront. Grismond envia le sort des aventuriers foudroyés par le coup de lance des scorpions : un moment d’angoisse affreuse, et c’était tout.
L’entomologiste baissa les paupières sur ses yeux obscurcis, et se prépara à mourir. Il entendait seulement la respiration un peu haletante de Kergy qui se tordait dans ses liens avec le vain espoir de les dénouer. Libre, qu’eût-il fait de sa liberté ? Lui, du moins, ignorant les mœurs des insectes, ne savait pas quel danger immédiat planait sur eux.
Un son lointain, rapidement accru, d’ailes bruissant dans l’air, arracha Grismond à ses pensées.
« Les fourriers de la horde, » pensa-t-il avec dégoût.
Comme, d’instinct, il avait ouvert les yeux, une grande joie coula dans ses veines, car il lui sembla que le brouillard, dans ses prunelles, devenait moins opaque. Joie fugitive dont il sentit vite l’inanité. Un nouveau bruissement doubla le premier.
« Grismond, murmura Kergy d’une voix angoissée, croyez-vous que ce soient des sphex ?
– Non, dit l’entomologiste. Ceux-ci ne viennent pas pour nous, mais…
– Pour les charognes ?
– Pour les… charognes, en effet. »
À cet instant précis, une détonation retentit. Les prisonniers entendirent le bruit d’une chute, et un cri d’angoisse qu’éteignit un second coup de feu. Des pas rapides sonnèrent sur le sol dur, se rapprochèrent.
« Hullo ! cria une voix rauque, vous n’êtes pas morts ? »
Ils tournèrent la tête et discernèrent un vague contour – la silhouette d’un homme – sans reconnaître. Ses traits leur paraissaient noyés dans une brume ténue, mais impénétrable. Il fit un geste en arrivant près d’eux et ils se sentirent aspergés d’une douche soudaine. Une odeur nouvelle les saisit à la gorge ; malgré son intensité, ils reconnurent la senteur aromatique qui régnait dans la cabane du professeur, et que répandaient les nègres.
(À suivre)
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(H. Darblin, in Sciences et Voyages, revue hebdomadaire illustrée, dixième année, n° 484, jeudi 6 décembre 1928)
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☞ Cette nouvelle, somptueusement illustrée par René Pellos, a fait l’objet d’une republication sous le titre : « Face à face avec les monstres, » en mai et juin 1937 dans Jeunesse-Magazine.
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FACE À FACE AVEC LES MONSTRES
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(Henri Darblin, illustré par René Pellos, in Jeunesse-Magazine, aventures, aviation, première année, n° 25, dimanche 20 juin 1937)














































































