Au temps des sorciers et des loups-garous, à l’époque des bêtes fabuleuses, dans un archaïque et très lointain moyen âge, un dragon épouvantable régnait sur des lieues de pays, dans notre contrée aujourd’hui paisible. Son repaire était les collines de Bussière-Boffy, une formidable citadelle de rochers bruts, du haut desquels le monstre tenait sous son regard les bourgs et les villages, et terrifiait les quatre communes de Bussière, de Nouic, de Saint-Christophe et de Lesterps. La bête était une mandragore hideuse, au corps visqueux de reptile, à la queue enroulée en énormes anneaux. Ses larges pattes griffues s’accrochaient aux rocs, sa gueule baveuse avait des crocs sanguinaires, et quand le monstre bâillait d’ennui sur le granit rugueux de son belvédère, les villageois épouvantés entendaient de loin claquer ses mâchoires.

Nul n’osait s’avancer dans les hautes brandes qui couvraient les champs de Frochet, ou même se risquer dans les fougères à une lieue de la citadelle, de crainte que le monstre, bondissant à l’improviste, n’étouffât sa proie sous son corps immonde.

Combien de bergères qui s’en allaient, quenouille aux doigts, vers les pacages maigres des landes, n’étaient jamais revenues ! Combien de gars, partis dans le clair de lune pour aller en « huchant » voir leurs promises, avaient disparu ! Combien de troupeaux rentraient soudain à l’étable, l’œil égaré, haletants d’avoir été talonnés par l’affreuse bête dont la faim, jamais assouvie, ensanglantait la région ! Combien de maigres chiens avaient été engloutis par la mandragore ! Les loups, eux-mêmes, fuyaient, le poil rebroussé par la peur et par le vent des cimes. Aucun renard n’avait sa tanière dans la contrée, et la race des innocents lapins et des lièvres étourdis était depuis longtemps disparue sur le territoire que la bête ravageait.

Aux longues veillées d’hiver, sous le manteau des cheminées fumeuses, on parlait avec effroi de la mandragore. À Roche, treize brebis avaient été volées, et, pendant une nuit, les chiens hurlants avaient fait un lugubre vacarme. À Pouzinières, un soir, une servante avait vu, près de la fontaine, luire deux yeux fixes de reptile, et était tombée morte d’épouvante. On n’avait trouvé d’elle, le lendemain, que deux sabots de frêne traînés dans la poussière. Un garçon tremblant, par une nuit de lune, avait, de loin, entendu miauler la bête, et de saisissement était devenu fou. Tous ceux qu’elle ne dévorait pas étaient frappés de maléfices et rôdaient comme revenants par la contrée. Si bien que les plus proches villages du sinistre Frochet peu à peu se vidaient. Les vilains allaient demander asile à d’autres seigneurs, sur d’autres terres, et la région était lamentable avec ses champs incultes, ses chaumières béantes, son morne silence.

La bête nostalgique, sur son rude bastion, rêvait dans les beaux crépuscules aux filles de la plaine, menant dans la fougère paître leurs brebis. Paresseusement, elle déroulait ses longs anneaux visqueux, et, ouvrant sa gueule de flamme en un bâillement formidable, elle se recouchait mollement sur le granit tiède.

Bien loin, sur l’horizon, où le clocher de Lesterps profile sa tour massive, de grêles fumées montaient qui faisaient palpiter le cœur du monstre. Et dans le silence des campagnes, il écoutait chanter les pins noyant sous leurs balsamiques senteurs l’haleine fétide et la puante odeur de reptile.

Suzerain de toute la région, tenant dans son petit œil fixe tout le pays, de Villeflayou à Joncherolles et de Pouzinières à l’Espéridel, le dragon, un jour, décida de traiter avec les manants. Chaque année, quand le printemps éclate sur les collines, quand les bêtes libres s’accouplent dans les bois, une vierge tirée au sort parmi les vierges du pays serait conduite, en habits de jeune épousée, à la forteresse de granit ; elle partagerait la couche du monstre, elle subirait ses immondes caresses et, le lendemain, serait dévorée. Moyennant ce tribut annuel, la bête cesserait ses ravages, et tout le pays redeviendrait vivant, allégé de sa frayeur éternelle.

La tristesse de l’horizon familier est si chère au cœur des hommes ! Le coin aride qui les vit naître, les tient par des attaches si profondes ! Pour retrouver leurs maisons abandonnées, pour respirer librement l’air de leurs collines et gratter de l’araire le sol léger, ils consentirent.

Mais voici qu’au sablier éternel, l’année fut bientôt écoulée, et quand le printemps chanta au ciel par tous ses oiseaux ivres, le cœur des fiancées se serra d’épouvante.

Et le sort désigna la plus belle, la plus douce d’entre les vierges, la timide Alice de Joncherolles qui venait d’avoir seize ans, et que le sire de Joncherolles, son père, avait fiancée à Guy de Saint-Quentin.

L’âme lamentable, ses beaux yeux brillants de larmes, suivie de toute une foule horrifiée, parmi les hurlements de sa mère à moitié folle, Alice marchait, selon le rite prescrit par la bête, dans sa robe nuptiale et ses voiles blancs.

Le dragon écailleux déroulait avec volupté à la cime des rochers ses anneaux étincelants. Bientôt, il tiendrait contre lui la vierge palpitante, et il l’étoufferait doucement dans ses replis visqueux. Il regardait venir le cortège, et de sa gorge montait un halètement d’orgueil.

Cependant, Guy de Saint-Quentin, qui apprenait au manoir de Mortemart le noble métier des armes, connaissait, comme tout le monde, l’épouvantable nouvelle. Il fut dans la haute chapelle des ducs, et, se prosternant sur la pierre, commença une fervente oraison aux pieds de Marie. Quand il se releva, une lueur étrange brillait dans son regard, et, au tumulte de sa poitrine, le jeune page comprit que la Vierge le protégeait. Dédaignant les lourds palefrois et les grands destriers, il sauta sur sa bonne mule montagnarde et, sans heaume ni cotte de mailles, il partit au galop de la bête.

Le lent cortège arrivait au bastion de la mandragore quand un cavalier poudreux parut sur le chemin. Le monstre eut un rugissement terrible qui ébranla les collines et roula comme le tonnerre sur les campagnes pétrifiées.

Mais Guy de Saint-Quentin chargea droit sur le dragon, et la bonne mule, accrochant son sabot aux saillies du rocher, faisait feu des quatre pattes. La bête s’apprêtait à bondir pour étouffer dans ses nœuds l’imprudent cavalier, quand celui-ci, d’un coup hardi, enfonça dans la gueule du monstre sa lance fleurdelysée. Le sang jaillit de la gorge cabrée, et la bête râlante, traînant derrière elle ses longs replis, s’enfuit comme une flèche, dans les terres semées de rocs. Perdant son sang en abondance, elle laissait après elle un rouge chemin fumant, tandis qu’au galop de la mule impatiente, Guy de Saint-Quentin poursuivait sa victime. Affolée, vaincue, la bête traquée se jeta dans l’étang de l’Eau-Péride où elle se noya, et l’eau, instantanément, devint rouge comme du sang, perdant toute transparence.

Bien longtemps après, on retira le corps de la mandragore à moitié décomposé. Les paysans tinrent à lui donner la sépulture, et l’on montre encore aujourd’hui le tumulus du Dognon-en-Charente où dort sa misérable dépouille.

Quant à Guy de Saint-Quentin, le si brave écuyer des ducs de Mortemart, il épousa, sur-le-champ, Alice de Joncherolles, et toute la contrée les bénit, et ce furent, dans les communes délivrées du monstre, des fêtes inoubliables dont on parle encore de nos jours.
 
 

 

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(Paule Lavergne, in La Vie limousine, première année, n° 8, mercredi 25 novembre 1925 ; Giove Toppi, couverture originale pour La Bella Maga Lona d’Epaminonda Provaglio, Firenze: casa editrice Nerbini, 1927)