Le train qui avait brûlé aussi la station d’Orvieto s’élançait, acéphale et ferrobolant, dans la direction de Rome. Acéphale et ferrobolant ne sont pas des adjectifs ordinaires, surtout appliqués aux trains : ils venaient tout juste d’être créés, et fortement créés, par mademoiselle Foufou. Chez cette vieille fille au sobriquet évocateur de chaudière et de piston, les impressions ferroviaires sont exceptionnellement vives. Dans le compartiment de deuxième classe où elle est assise, serrée dans son coin et dominée par un compagnon de voyage pléthorique, comme l’est par le mont Brione la petite ville de Riva, mademoiselle Foufou se trouve dans des conditions très analogues à celles de l’aspirant aviateur à l’intérieur de la machine qui, dans les écoles de pilotage, imite les mouvements et le vacarme du vol et accoutume l’homme de la terre à la vie icarienne. C’est dans cet enivrant fracas que mademoiselle Foufou sentit éclore dans son esprit et monter à ses lèvres un adjectif encore jamais entendu, et que, dans un obscur vortex philologique, lui fut révélée la genèse des mots.

Quant à l’adjectif « acéphale, » appliqué à un train de chemin de fer, en voici l’explication : entre Arezzo et Chiusi, mademoiselle Foufou eut fantaisie de s’évader un moment de l’espace vital de son plantureux voisin – espace d’ailleurs saturé de vin et d’ail – ; à cette fin, elle sortit dans le couloir et se pencha à la fenêtre en quête d’air pur. Le convoi décrivait alors une courbe entre deux entrées de tunnels, dans une vallée traversée par un fleuve qui scintillait au soleil, et mademoiselle Foufou s’aperçut que son train n’avait pas de locomotive, autant dire pas de tête.

Réagissant d’instinct à cette désagréable surprise, mademoiselle Foufou évoqua dans son souvenir l’image familière de la locomotive, avec son chasse-neige à dents de peigne sous le bouclier rond et bombé de l’avant, le sifflet tubulaire émergeant du toit et la fumée qui s’échappe par grosses bouffées, tantôt noires, tantôt blanches, de la cheminée à entonnoir.

Comme son étonnement le prouve, il y a bien des années que mademoiselle Foufou a perdu tout contact avec les chemins de fer, mais, en des temps lointains, elle avait parcouru plusieurs fois les lignes Rome-Florence et Florence-Bologne et elle avait été à même de suivre l’évolution morphologique de la locomotive (encore que le mot « évolution » ne fût prononcé alors que très rarement et avec une certaine répugnance à cause de la mauvaise renommée faite, dans les milieux bien pensants, à Charles Darwin). Elle avait donc pu observer que la cheminée de la locomotive tendait à devenir de plus en plus courte à mesure que s’élargissait le poitrail, pour se réduire enfin à un court moignon dressé au-dessus d’un avant-train présomptueux et convexe, pareil au bouclier de Minerve noirci dans les combats.

En ces temps, mademoiselle Foufou avait même établi un parallèle entre l’aspect de la locomotive et la face de l’homme, et elle avait découvert que la locomotive, tout comme la face humaine où un long nez décèle l’intelligence, un nez court la stupidité, prenait un aspect plus puissant, certes, mais plus stupide à mesure que raccourcissait sa cheminée, et qu’elle perdait toujours chaque fois un peu plus de la physionomie si futée et si malicieuse des ancienne locomotives à cheminée haute, des plus anciennes surtout, avec leurs cheminées en champignon, en pommes d’arrosoir.

Il convient d’ajouter que l’attrait qu’exerçaient alors sur mademoiselle Foufou le nez des hommes et la cheminée des locomotives n’a pas trouvé par la suite, dans la pratique sexuelle, l’application qu’on eût pu attendre : mademoiselle Foufou, qui a maintenant dépassé la cinquantaine, est encore en parfaite condition de virginité.

Dans sa jeunesse, mademoiselle Foufou avait assisté à quelques leçons de Josué Carducci à l’Athénée de Bologne, et il lui revient en mémoire que ce grand homme appelait la locomotive la « vaporière. »

Ainsi, la « vaporière » n’est plus. Cette découverte atteint mademoiselle Foufou comme la perte d’un objet cher à son cœur. Ce petit nom de Foufou qui lui est resté, cette onomatopée ferroviaire, perpétue le doux souvenir d’un jeu auquel se livrait son papa pour la divertir, dans ses jeunes années : pliant des bras à angle droit, il les remuait d’avant en arrière à l’imitation de deux bielles et contrefaisait avec sa bouche, rose épanouie au milieu d’une forêt de poils, le bruit de la machine quand, pareille à une baleine qui lancerait son jet d’eau non par le sommet de la tête mais par les flancs, elle fait gicler sa vapeur entre ses roues.

Et le « foufou, » maintenant, où est-il ?

Maintenant, à la place du « foufou, » il y a, en tête du convoi, une espèce de grande boîte fermée, dénuée de caractère et d’attributs, et dont la couleur même, qui est celle d’une boue jaunâtre, n’est plus le noir « fatal » de la locomotive, de la locomotive babillarde et affairée qui court par les champs, franchit les ponts, côtoie la mer, grimpe en zigzag au flanc des montagnes, s’engouffre dans les tunnels, en ressort par l’autre bout fumante et gonflée d’orgueil, faisant entendre son éternel « foufou. » Tandis que cette machine sans tête n’a sur son toit que deux misérables trilleys, maigres et chétifs.

Ce train sans locomotive ranime dans la mémoire de mademoiselle Foufou le souvenir d’une lointaine et lumineuse après-midi d’été : gantée de fil blanc, sa petite main dans l’énorme patte couleur bifteck de Frau Johanna, sa gouvernante, elle se dirigeait vers les Cascine quand, sur le lungarno Amerigo Vespucci, arrosé de frais et miroitant au soleil, se produisit l’inquiétante apparition de la première « voiture sans chevaux, » ronflante et miraculeuse, suivie d’un essaim de vélocipèdes et de petits va-nu-pieds. Et comme avaient fait alors ses parents, et toutes les personnes convenables, voici que mademoiselle Foufou, à un demi-siècle de distance, tire cette conclusion que « le progrès tue la beauté. »

Ce n’est pas à la fenêtre, mais à l’intérieur du compartiment que cette pensée traversa mademoiselle Foufou. À la fenêtre, elle n’était restée que peu d’instants et elle avait dû lutter contre le vent qui lui tirait son voile, le tordait dans un tourbillon et menaçait de l’arracher et de l’emporter ainsi que son chapeau et son toupet de cheveux postiches. Mademoiselle Foufou aime à s’envelopper la tête d’un voile et à perpétuer en ce siècle de franchise vestimentaire le temps où la femme se dérobait aux yeux des hommes comme un trésor caché.

À Florence, le train avait été pris d’assaut par une horde de voyageurs hurlants et forcenés qui, à travers la foule de ceux qui voulaient descendre, s’ouvraient un passage en manœuvrant leurs valises en guise de bélier. Mademoiselle Foufou qui tenait contre sa poitrine sa pauvre mallette en fibre végétale comme une mère serre contre son sein la chair de sa chair, se trouva portée par ce flot humain dans une voiture pleine de pieds, de coudes, d’haleines fortes et d’âcres odeurs masculines.

À Arezzo, un coin se trouva libéré dans un compartiment de deuxième classe et mademoiselle Foufou, aussi légère qu’un pur esprit, s’insinua de biais entre la paroi du wagon et un homme colossal en manches de chemise qui dormait la face couverte d’un journal et se penchait par intervalles, suant et lourd, vers sa voisine inconnue, comme par un besoin de tendresse.

De ces contacts avec le géant endormi, elle conçut une trouble opinion des mystérieux plaisirs de l’alcôve et une terreur mêlée de quelque répugnance l’incita à se faire encore plus petite, encore plus légère, encore plus écrasée dans son coin.

Au bout d’une heure de cette torturante caricature d’intimité conjugale, le train s’arrêta dans une gare démunie de toit vitré et une voix d’abord lointaine, mais bientôt plus proche et plus forte, et qui semblait sortir de dessous les roues, s’écria : « iusi… agni… anciano… erontola… erugia… ange de train. »

À cette annonce incompréhensible, le géant s’éveilla en sursaut, sauta sur ses pieds, tira du filet une valise ficelée comme un jambon, et aussi son veston qu’il jeta sur son épaule comme un chasseur son gibier, et se précipita hors du compartiment en écrasant le pied de mademoiselle Foufou, laquelle, sous le poids de cette montagne, ne trouva même pas la force de crier. Le journal qui avait servi de voile à cette effrayante figure gisait sur la banquette, inanimé, tel un oiseau tombé du ciel, les ailes déployées. Mademoiselle Foufou se sentit veuve, mais ce fut sans regret.

Le train s’arrêta encore à d’autres gares, et à chacune le compartiment de mademoiselle Foufou laissa une partie de ses voyageurs ; cependant, mademoiselle Foufou ne se risquait pas à toucher ce papier abandonné près d’elle sur la banquette, souvenir d’un mariage éphémère et monstrueux.

À Orte, mademoiselle Foufou resta seule dans son compartiment, et quand le train se remit en marche et que fut écarté tout danger de nouvelles intrusions, mademoiselle Foufou allongea une main flétrie comme une feuille de platane à l’automne, toucha le journal une première fois, très vite, comme quand on se brûle, puis une deuxième fois, puis l’attira doucement à elle, et enfin le déplia : c’était le Messagero. Elle se mit à lire.

Elle lisait avec l’attention et la plénitude, avec l’indifférence aussi, et avec le manque de critère sélectif propres aux lectures que l’on fait en chemin de fer ou dans les cabinets ; elle lut tout, jusqu’aux informations les plus insignifiantes, sans sauter un mot, sans perdre une syllabe. Elle lut la première page et la seconde ; elle lut – chose extraordinaire – l’elzévir de la page trois, le feuilleton, le compte rendu d’un concert et la liste des livres reçus ; avec non moins d’attention, elle lut les faits divers de la page quatre, les variétés de la page cinq, passa enfin aux dernières nouvelles, sans négliger, à la dernière ligne, le nom du gérant responsable ; remonta de là aux faire-part mortuaires où elle s’informa des dispenses d’envoyer des fleurs et du retour de plusieurs belles âmes à Dieu ; s’attaqua aux annonces, dégusta une à une les demandes d’emploi, les offres d’appartements ou et de fonds de commerce, les occasions de pianos droits ou à queue…

À ce point, mademoiselle Foufou détacha ses yeux du journal comme pour reprendre contact avec la réalité, puis se remit à lire : « Occasions exceptionnelles. La Maison du Piano. Pianos à queue et pianos droits des meilleures marques ; Blüthner, Beckstein, Steinway. » Et cette fois encore, comme la veille au soir, au théâtre, mademoiselle Foufou sentit autour d’elle l’air se remplir d’une sonorité dorée.

Foufou est certainement un nom ridicule, mais bien plus ridicule, plus absurde, plus contradictoire par-dessus le marché, et surtout plus douloureux serait pour elle, si infortunée, si malheureuse et si laide, l’un quelconque des trois noms qui lui furent légalement imposés aux fonts baptismaux, et qui sont Fortunée, Félicité, Belle. Le nom, pense mademoiselle Foufou, est le symbole, le signe distinctif de celui qui le porte, et imposer un nom à un enfant quand il n’a pas encore la possibilité de dire ce qu’il en pense est un abus d’autorité, et parfois une infamie. Ce surnom de Foufou, son père le lui avait donné par plaisanterie, mais aujourd’hui mademoiselle Foufou se demande si réellement ç’avait été une plaisanterie et non plutôt une tentative de réparer – ou au moins de cacher sous cette onomatopée bouffonne – l’erreur cruelle de ses noms véritables.

D’ailleurs, que lui importe ? Voilà plus de trente ans que ces deux syllabes ne sont plus ridicules pour elle, qu’elles ont perdu toute signification et tout accent ; ainsi pour nous le mot jovial n’évoque plus dans notre esprit l’influence heureuse de Jupiter. Oui, voilà trente ans, c’est-à-dire depuis l’époque où, sa vingtième année révolue, elle avait acquis la certitude que sa vie ne changerait plus et s’était désormais vidée, comme tout à l’heure le compartiment de ses derniers voyageurs, de ses dernières espérances.

Même les voyages avaient perdu leur attrait pour mademoiselle Foufou, et elle avait cessé de voyager. C’est pourquoi elle ignorait que sur beaucoup de lignes du réseau ferroviaire, la traction à vapeur avait été remplacée par la traction électrique et la locomotive par la motrice.

Et soudain était arrivée la lettre de maître Cuscina, notaire, invitant mademoiselle Fortunée-Félicité-Belle Fantapié à venir recueillir la succession de feu son oncle Bruno Fantapié.

L’oncle Bruno ? Cet oncle qu’elle n’avait jamais vu de son vivant et dont son père ne parlait que très rarement, associant à son nom des épithètes péjoratives et flétrissantes, mademoiselle Foufou ne voulut pas le voir non plus mort et elle s’arrangea pour arriver à Florence « après la cérémonie. »

Mademoiselle Foufou ne « sentit » pas ce deuil. Dans le hall de l’hôtel, sur le bureau du portier, s’empilaient les prospectus des spectacles. Mademoiselle Foufou n’avait qu’une idée fort obscure du Mai Florentin. Ces deux mots joints ensemble réveillèrent au fond de sa mémoire quelques vers ayant survécu aux odieuses leçons du lycée et qu’elle se récita avec effort :
 

Ben venga Maggio

e’l gonfalon selvaggio,

ben venga primavera

che vuol l’uom s’innamori. (1)
 

Mais le prospectus qu’elle tenait à la main n’aurait exercé aucun charme sur elle s’il n’avait présenté, étalé en grosses lettres, le nom de Don Juan.

Étrangement, le temps se mit à cheminer à rebours. Étrangement, mademoiselle Foufou se retrouva auprès de ses père et mère ; plus étrangement encore, elle fut heureuse de les savoir morts, libre donc, libre enfin, elle, une femme de cinquante ans, mais jusqu’alors si prisonnière, si novice, si petite fille, libre de connaître l’homme que ses parents lui avaient caché comme le diable, comme le séducteur redouté et désiré.

Ce n’était donc pas vrai que trente ans plus tôt elle avait acquis la certitude que sa vie ne changerait plus jamais et qu’elle avait renoncé à ses dernières espérances ?…

Mademoiselle Foufou sortit de l’hôtel, traversa Florence dans l’opaque lueur qui suit le crépuscule et répand jusqu’à nous la clarté morte et sans espoir des champs d’asphodèles, arriva au théâtre de la Pergola, fut portée par le flot des spectateurs dans une espèce de boîte blanche énorme et ornée de fines arabesques d’or. Les fauteuils étaient tous recouverts de velours rouge, matière et couleur des trônes ou en tous cas des sièges réservés aux suprêmes dignités. « Don Juan à la Pergola, » pensa mademoiselle Foufou, et subtilement elle se complut à cette équivoque involontaire. C’était l’intérieur d’une boîte de jouets : de jouets antiques. Dans cette boîte, on entre pour jouer, et aussi pour se souvenir : pour jouer en se souvenant, ou si vous aimez mieux, pour se souvenir en jouant. Elle a jusqu’à l’odeur des boîtes de jouets : cette odeur de carton et de vernis qu’au moment de Noël le petit nez de Foufou flairait anxieusement dans l’air épais de la maison, mêlée à l’odeur de la bûche qui, telle qu’un rôti décoratif, se consumait lentement sur les chenets, et au chaud parfum de gâteaux cuits au four et enrobés de confiture qui montait du sous-sol comme la bénédiction des Mères souterraines. Du haut de la boîte pend sur la tête de mademoiselle Foufou un bouquet gigantesque et étincelant dont chaque fleur est une lumière.

Le bouquet lumineux s’éteignit, la boîte à jouets se remplit de ténèbres, et mademoiselle Foufbu s’aperçut alors que, dans cette boîte, elle était enfermée deux fois, car autour d’elle s’allumaient les barreaux d’une cage d’or.

C’était la musique du Don Juan, mais mademoiselle Foufou pensa : la musique de Don Juan. L’or, peu à peu, l’entoura de toutes parts. Elle-même se transmua en or. Non la seule cuisse, comme Pythagore, mais le corps tout entier, et, dans cette cage d’or, mademoiselle Foufou se sentit un oiseau des îles. Ce n’était pas cet or stérile et dur qui anéantit la raison de l’homme et épuise le sang des peuples, mais un or ductile et ondoyant, flexible et fécond, qui, à l’infini, s’engendrait lui-même.

Et voici maintenant que dans le compartiment du train en marche règne cette même atmosphère d’or : mademoiselle Foufou l’a retrouvée dans l’annonce des pianos à vendre et la musique dorée de Mozart lui retentit dans la tête. Répéter exactement ce qu’elle a entendu, elle en serait incapable, mais la révélation n’en est pas moins claire d’une vie qui ne serait que pureté et beauté, bonheur et harmonie, d’où la laideur serait exclue, avec la souffrance et la mort.

Mademoiselle Foufou a compris que, fût-on vieux, laid et seul, il existe un moyen d’être jeune, d’être beau et d’être proche d’un cœur qui vous aime. Agrippée aux appuie-bras de sa banquette, serrant les dents à se briser dans la bouche les jointures de son dentier, ses misérables seins flétris se soulevant en tumulte, mademoiselle Foufou, tour à tour, fut Zerline, donna Elvire, donna Anna. Donna Elvire, elle éprouva l’amour à la manière d’un blond et chaste sentiment ; Zerline, et invitée à « donner la main » à Don Juan, elle sentit la brûlure du feu ; ardente et sombre donna Anna, mademoiselle Foufou ne parvint pas à haïr le meurtrier de son père, mais au contraire, chose horrible à dire et tout ensemble d’une épouvantable douceur, elle ne l’en aima que plus. Il est donc quelque chose au-dessus d’un père, de la mémoire d’un père ? Mademoiselle Foufou s’engagea dans une ténébreuse équivoque où le père et l’homme aimé se confondaient en une seule personne. De l’ombre des mémoires, le chevalier Fantapié revenait à sa fille, non plus fonctionnaire méticuleux et chevalier de la Couronne d’Italie, mais magnifique chevalier de Charles-Quint, la mouche au menton, l’épée au côté, la plume au chapeau.

Le lendemain matin de bonne heure, mademoiselle Foufou se rendit à l’adresse indiquée dans le journal et dit qu’elle désirait acheter un piano ; mais ce désir, elle l’exprima à la première personne qui se présenta à elle, et ce n’était qu’un tout jeune commis, presque un enfant, sans autorité commerciale. Il dit à mademoiselle Foufou d’attendre et il disparut.

C’était une longue enfilade de salles froides et luisantes, comme dans les musées que mademoiselle Foufou visitait le dimanche matin, toute jeunette, en compagnie de son père, et on y respirait une odeur de vernis. De loin venaient les sons de notes rebattues, d’accords insistants, d’arpèges plusieurs fois répétés : la voix d’un piano malade, le ventre ouvert sans doute, et les cordes à nu, auquel l’accordeur donnait ses soins.

Du fond de cette écurie pianistique arriva, avec un craquement de chaussures neuves, un personnage rigoureusement vêtu de noir et onctueux d’onction ecclésiastique. La demoiselle lui fit part du désir qu’elle avait déjà exprimé à l’irresponsable jouvenceau, mais cette fois du ton dont elle eût avoué un péché à son confesseur.

« Mâle ou femelle ? demanda l’onctueux personnage.

– Comment dites-vous ? » dit mademoiselle Foufou en écarquillant les yeux.

L’onctueux personnage se ressaisit, fit d’une main molle le geste de chasser de son front une distraction momentanée.

« Excusez-moi ; c’est ainsi que nous disons dans notre jargon de facteurs de pianos. Je voulais simplement vous demander si vous désiriez un piano droit ou un piano à queue.

– Le meilleur, dit mademoiselle Foufou, qui ne s’y entendait guère. Je m’en rapporte à vous qui êtes du métier.

– Alors, piano à queue, conclut l’onctueux personnage. J’en ai justement un qui fera votre affaire. Une occasion unique. »

Ils traversèrent les salles luisantes, où flottait l’odeur du vernis. Les pianos étaient là, dispersés ou par groupes, pacifique et silencieux bétail, verticaux ou horizontaux, de toutes tailles, de toutes dimensions, les uns très grands, les autres tout petits, les parents et les enfants autant qu’on pouvait présumer.

Au passage, l’onctueux personnage découvrait la denture de l’un ; à d’autres, il caressait les flancs ou la croupe luisante. Cependant, l’invisible accordeur s’était tu ; aux accords et aux arpèges succédait le bruit argentin et monotone du diapason. Dans une salle, entouré de pianos noirs comme des garçons de café en frac, se dressait un grand piano tout blanc : un cygne au milieu des corbeaux. « Notre albinos, » murmura l’onctueux personnage en le désignant de la main avec un sourire d’une infinie mélancolie. Mademoiselle Foufou ne comprit pas et regarda son guide avec une certaine appréhension.

L’« occasion unique » se trouvait dans la dernière salle ; c’était un piano à queue, long comme une baleine, aux jambes courtes, massives et trapues. L’onctueux personnage y plaqua deux ou trois accords péremptoires, avec une vigueur qu’on n’aurait pas soupçonné chez un homme en apparence si mou ; après quoi il demanda la permission d’aller rédiger le contrat de vente. Demeurée seule, mademoiselle Foufou mit un doigt sur une touche, et un chatouillement de plaisir la traversa tout entière. S’armant de courage, elle frappa deux touches à la fois et, à cet embryon d’harmonie, elle vit soudain se rallumer autour d’elle l’or qui l’avait enveloppée l’avant-veille dans la salle de la Pergola pendant la représentation du Don Juan de Mozart.

Maintenant, mademoiselle Foufou est heureuse, profondément, secrètement heureuse. Elle a payé la facture, elle a donné leur pourboire aux livreurs, elle a refermé la porte de chez elle, elle a remis le tapis à sa place, sous les pieds du piano long et noir posé au milieu du salon, du piano à la voix d’or, qui fait de la vie un miracle de pureté et de beauté, qui dissipe la laideur, la souffrance et la mort.

Pareillement herculéens étaient les quatre livreurs qui, la courroie au poing et le juron aux lèvres, avaient porté le piano de mademoiselle Foufou et l’avaient hissé jusqu’à son quatrième étage ; pareillement chargés de sourdes menaces, exhalant tous quatre la même âcre senteur, où se mêlaient des relents de vin et de sueur rance. Mais l’un d’eux ressemblait au voyageur géant qui, entre Arezzo et Chiusi, avait été le voisin de compartiment de mademoiselle Foufou et qui, sans le savoir, lui avait donné une confuse et imparfaite connaissance de l’intimité conjugale. C’est à lui justement que mademoiselle Foufou remit les 100 francs de pourboire par lesquels elle pensa se mettre à l’abri des obscures menaces contenues dans ces quatre corps colossaux, mais elle ne vit pas l’ombre d’un soupçon traverser le front sillonné de rides et emperlé de sueur, ni la plus faible lueur de complicité s’allumer dans ces yeux ensevelis dans les plis d’une chair rouge. Quand enfin mademoiselle Foufou se retrouva seule chez elle, elle s’approcha de son piano, tremblante et sur la pointe des pieds, comme elle se serait approchée d’une créature vivante et endormie que le moindre bruit, le moindre geste inconsidéré risque de réveiller ; elle souleva le couvercle du clavier légèrement jauni, toucha deux notes à la fois pour retrouver l’or et l’harmonie de la veille, mais aussitôt retira sa main avec un frisson d’horreur : les touches étaient chaudes et molles.

Mademoiselle Foufou se hasarda à toucher la queue de l’instrument : elle aussi était chaude et molle.

« Les pianos ont-ils donc la fièvre ? »

Sa première frayeur dissipée, mademoiselle Foufou se rendit compte que ce n’était pas le piano, mais elle-même qui avait prononcé ces mots, à haute voix, seule au milieu du salon, devant le mystérieux instrument févricitant. Elle avait aussi l’impression que le piano était plus gros qu’au magasin, plus gras, plus enflé et qu’il s’était quelque peu tassé sur ses jambes courtes.

Elle ne ferma pas l’œil de la nuit. Dans le salon, elle n’osa même pas y entrer, mais de sa chambre, à travers la porte, il lui semblait entendre le halètement du piano qui respirait avec peine. Elle s’enferma à clef. La question « distraitement » posée par l’onctueux personnage lui revint à l’esprit : « Mâle ou femelle ? » Elle frémit sous son drap. Pour la première fois dans son existence de vierge cinquantenaire, mademoiselle Foufou se sentit seule dans sa maison, la nuit, avec un homme.

À sept heures, Marthe, la femme de ménage qui venait tous les matins, frappa précipitamment à la porte de la chambre, mais ne voulut donner aucune explication à travers la porte fermée. Mademoiselle Foufou courut au salon, pieds nus, sur ses vilains pieds déformés : le piano gisait sur le tapis ; il respirait largement, son flanc palpitait et autour de lui s’agitaient beaucoup de petits pianos, les uns droits, les autres à queue, et ils émettaient des sons ténus et dorés.

Mademoiselle Foufou se présenta à la Maison du Piano le chignon de travers et les vêtements en désordre. L’onctueux personnage l’écouta d’une oreille condescendante et, d’une main molle, fit encore le geste de chasser quelque chose de son front.

« Une simple erreur, dit-il d’une voix de miel. Par inadvertance, on a livré à mademoiselle Fantapié un piano femelle, une pianesse, de celles que les fabricants gardent en réserve pour la reproduction et qui, de ce fait, sont les plus appréciées. Mais si mademoiselle n’en veut pas…

– Elle a rempli mon salon de petits pianos nouveaux-nés… vous comprendrez… une demoiselle qui vit seule…

– Déplorable erreur, gémit l’onctueux personnage. Cela signifie que la pianesse que nous avons livrée hier à mademoiselle Fantapié était pleine d’œufs. »

L’onctueux personnage parlait non comme on parle en tête-à-tête à un interlocuteur, mais comme si tout un public l’écoutait. Sur ces mots, il appuya le doigt sur un bouton de sonnette et, au très jeune employé que cette pression fit aussitôt apparaître, il dit d’un ton sévère :

« Comment se fait-il qu’une pianesse pleine d’œufs se trouvait en magasin ? »

Le jeune employé rougit jusqu’à la racine des cheveux et ouvrit les bras comme des ailes :

« Je… je ne saurais dire, commandeur… »

Mais le « commandeur, » implacable, prononça :

« Appelez-moi M. Perce-oreille. »

De retour chez elle, mademoiselle Foufou retrouva les bébés-pianos déjà grandelets et fut agréablement surprise de voir comme les pianos poussent vite. Quelques-uns faisaient leurs premiers pas, ils marchaient en se dandinant, timides et patauds ; d’autres perçaient leurs dents ; un tout petit, ayant vu mademoiselle Foufou ouvrir la porte du salon, courut à sa rencontre, la queue en l’air, et le cœur de la vieille et stérile demoiselle fut inondé de tendresse. Quand la Maison du Piano téléphona pour demander à quelle heure il fallait venir reprendre la pianesse et ses petits, mademoiselle Foufou répondit qu’elle avait changé d’idée, et qu’elle comptait les garder tous. Qui sait si elle ne fut pas traversée par l’atroce soupçon que ce personnage rigoureusement vêtu de noir, onctueux avec elle, mais si dur pour son jeune employé, serait capable de faire noyer quelques-uns des nouveaux-nés, et celui-là même, peut-être, qui avait couru à sa rencontre en remuant si gentiment la queue ?

« Ils vous donneront bien du souci, dit, à l’autre bout du fil, la voix suave. Et pour les nourrir ?

– Je m’arrangerai, dit mademoiselle Foufou. Je suis tellement seule… »

En l’espace de peu de jours, les nouveaux-nés devinrent des enfants robustes. C’était un plaisir de les voir trotter par toute la maison, grimper sur les meubles, se cacher derrière les rideaux, aussi joueurs que de jeunes chiens. Parfois, un piano à queue s’arrêtait au milieu du salon, tendait la patte, soulevait son couvercle et se grattait sous l’aile, comme un poussin.

Il arrivait aussi que, dans l’ardeur du jeu, une dispute éclatât entre deux pianos droits ou entre deux pianos à queue et il fallait que mademoiselle Foufou accourût pour les séparer. Entre piano droit et piano à queue, il n’y avait jamais de dispute, du fait de cette inaptitude au combat qui existe entre individus de sexes différents et qui empêche aussi bien un jeune chien de s’en prendre à une jeune chienne – mais non toutefois un homme de se quereller avec une femme. Quant à la pianesse, elle s’était remise des fatigues de l’accouchement et de l’allaitement ; de nouveau, elle se tenait debout sur ses jambes trapues et courtes, mais elle restait un peu éprouvée. Seul un homme superficiel et dénué de tout sens critique peut croire que les pianos se nourrissent de tons et de demi-tons : les jeunes pianos de mademoiselle Foufou dévoraient d’énormes quantités de viande, de fruits et de légumes, et la pianesse, à elle seule, absorbait trois litres de lait par jour. Le modeste revenu de mademoiselle Foufou ne suffisant plus à la dépense, elle commença à attaquer son capital. Mais que lui importait ? Sa vie, désormais, avait un but.

Peuplée de ces jeunes cordes et de ces blancs claviers, la maison de mademoiselle Foufou s’est remplie d’une harmonieuse musique d’or qui, le jour, ne s’éteint jamais et, la nuit, s’atténue dans le doux murmure des rêves. Et mademoiselle Foufou, qui est tour à tour Zerline, Donna Anna, donna Elvire, qui, sous cette triple forme, a tout l’amour de Don Juan dont elle a fait ainsi un modèle de fidélité, mademoiselle Foufou est heureuse d’avoir éloigné de sa maison le maléfice de la stérilité et ne rêve plus que d’unir pianos droits et pianos à queue, c’est-à-dire mâles et femelles, en de féconds accouplements. Jusqu’à hier seule au monde, elle se voit maintenant entourée d’une jeune vie florissante et robuste et, à l’abri de sa propre laideur comme du rempart le plus sûr, elle jouit de la félicité des anges.

Elle n’en est pas moins seule au monde, au regard des hommes. Et comme elle n’a pas de parents, même très éloignés, c’est le gérant de l’immeuble qui s’occupe d’elle, aidé du concierge. Et voici qu’un matin se présentent chez elle deux jeunes dames sobrement vêtues de gris qui, avec douceur et fermeté, l’invitent à les accompagner à la Maison du Piano « pour affaire la concernant. » Mademoiselle Foufou ne se le fait pas répéter deux fois. Dehors, devant la porte, un taxi attend ; il conduit mademoiselle Foufou et les deux dames en gris jusqu’à une villa de banlieue, perdue dans la verdure d’un grand jardin. La chambre où on introduit mademoiselle Foufou est blanche et propre, mais la fenêtre est munie de solides barreaux.

Au milieu du salon de mademoiselle Foufou, le piano abandonné reste béant ; sur le pupitre, la partition du Don Juan est ouverte à la page 83, sur l’invitation de Don Juan à Zerline :
 
                                         Là ci darem la mano,
                                                             là mi dirai di si…
 

Une partition qu’elle ne lira jamais jusqu’au bout ; un piano qu’elle ne touchera plus.
 

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(1) Bienvenu Mai et l’étendard sylvestre, bienvenu le Printemps qui veut qu’on s’énamoure. Ang. Politien, Canzoni a ballo, 13.
 

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(Alberto Savinio [« La pianessa, » in Tutta la Vita, Milano : Valentino Bompiani, 1945 (juin 1946)], traduction de Jean Chuzeville, in La Revue de Paris, cinquante-septième année, juin 1950. William Chase, « The Keynote, » huile sur toile, 1915 ; Robert Combas, « Le Pianiste, » acrylique sur toile, 1989. Cette nouvelle a également été traduite par F. Matheis sous le titre « Das Mutterklavier, Erzählung » dans la revue d’Alfred Döblin, Das goldene Tor, troisième année, n° 3, 1948)