Ce soir-là, comme j’arrivais au coin de Causeway, cette ruelle de Limehouse, le quartier asiatique de Londres, une plaintive voix d’homme cria soudain, en français, dans l’ombre :

« Dites-moi, je vous prie… où est le yacht Daphné ?… »

Cette question était si imprévue, si bizarre, en ces parages où l’on se croit facilement à Batavia, Shangaï ou Bombay, que je pensai avoir mal saisi une phrase anglaise bredouillée sans doute par quelque matelot jaune dans le brouillard qui montait de la Tamise.

Mais, lamentable et nette, la voix répéta :

« Dites-moi, je vous prie… où est le yacht Daphné ?… »

Cela semblait venir d’une longue lucarne, juste au-dessus d’un misérable restaurant chinois pour coolies. Qui parlait ainsi ?… certainement un Français !… J’hésitais pourtant à répondre. On ne s’occupe que de soi dans Limehouse, la nuit !… Witechapel est un ghetto tapageur et inoffensif, mais, plus à l’est, dès qu’au coin de West India Dock Road, on quitte soudain l’Europe pour l’Asie, dès qu’au-dessus des basses maisons à enseignes chinoises, le jour on aperçoit et la nuit on devine des forêts de mâts, des énormes cheminées de paquebots, des lacis de cordages, dès que, dans un silence sinistre, on ne croise plus que des Hindous, des Lascars, des Malais, des Japonais, des Chinois, alors, dans ce furtif Limehouse, il faut marcher vite, la canne prête et ne pas se soucier d’autrui. Car, il y a toujours, là, des Asiatiques privés d’opium et prêts à n’importe quoi pour les dix shillings d’une fumerie dans l’arrière-échoppe de mon ami Wah Tong, au premier tournant de Causeway. Ou bien, la veille, tel vapeur a accosté, dont l’équipage exotique, nègre, malais, métis, est féroce dès à terre et apporte au terminus européen du long voyage la sauvagerie des îles à cannibales…

Mais le Français répéta, sur le même ton, comme un mendiant :

« Dites-moi, je vous prie… où est le yacht Daphné ?… »

Comment pouvait-il espérer qu’on le comprenne, en ce bas faubourg anglo-asiatique ?… Je m’approchai : oui, la voix venait de la lucarne au-dessus du restaurant.

« Est-ce qu’un compatriote peut quelque chose pour vous ? » criai-je, la tête levée.

Personne n’apparut à la lucarne un peu éclairée et que je voyais assez distinctement. Mais, bientôt, la voix répondit en tremblant :

« Un Français, ici ?… Enfin !… Est-ce que vous savez où est le yacht Daphné ?…

– Non… mais je ferai des recherches, si cela peut vous être utile…

– Oh ! montez vite… que l’on cause… Passez par la gargotte des Chinks… Dans le fond, il y a un escalier de bois… »

Les Jaunes n’aiment pas que les Européens s’introduisent chez eux. Mais un restaurant est un restaurant, et j’ouvris la porte. Quelques matelots chinois, huileux, mandaient bruyamment leur chop-suey avec des baguettes ; d’autres jouaient au fantan. L’odeur d’oignon, de friture, ne dominait pas complètement celle de l’opium qui empeste toutes les maisons de Causeway, même si l’on n’y fume pas.

Le patron, un Cantonien obèse, en vieux veston kaki, et dont la tête semblait une boule de mastic où l’on eût peint des yeux, des sourcils, des cheveux drus et des rides de vieille femme, me demanda ce que souhaitait l’honorable gentleman.

« Talking wik the Frenchman, upstairs… »

Il me sembla que les virgules noires prenaient une bizarre expression dans la vieille figure asiatique, entre les plis de graisse. Certainement, le gros Céleste hésitait. Pourtant, il susurra :

 « Honolable gentleman wantee speakee with Frenchie ?… Velly good… velly good… comee !… » (1)

Et, en quelques révérences, il me conduisit à une porte cachée à demi par le comptoir de bois et qui, ouverte, montra un escalier étroit et obscur. Les autres Chinks n’avaient pas daigné m’apercevoir.

Je gravis en tâtonnant l’unique étage. Mes mains poussèrent une porte derrière laquelle j’entendais : « Par ici… Entrez !… »
 

*

 

Dans une chambre à peine meublée, ce Français, avide de savoir où était le yacht Daphné, se tenait assis en tailleur, sur un tas de vieux tapis. Une tête ronde, bouffie, chauve, glabre, sauf quelques poils gris de moustache. Le teint bilieux, presque vert. Il était vêtu d’un grand pardessus qui cachait ses jambes croisées sous lui, et aussi ses mains qu’il tenait chacune dans l’autre manche comme un moine. Près de lui, ouverte, la lucarne.

« Bonjour, Monsieur… Prenez la peine de vous asseoir et excusez-moi de ne pas vous serrer la main ; je suis infirme… » dit-il sans bouger, immobile comme une idole…

Sa silhouette, son attitude, sa physionomie béate, la couleur presque verdâtre de son visage, le faisaient ressembler… à qui ?… à quoi ?… je ne l’ai su qu’ensuite…

« En quoi puis-je vous être utile ?… J’ignore où se trouve ce yacht, mais peut-être, en m’informant…

– Vous me sauveriez plus que l’existence, Monsieur… C’est une terrible histoire… Puis-je vous demander votre nom ?… et même, excusez-moi, vous paraissez un brave homme… mais si vous aviez votre passeport sur vous ?… »

Je l’avais. Je le lui mis sous les yeux, car il restait toujours immobile, les mains sous les manches.

« Merci, Monsieur… et pardon !… Vous allez savoir… Mais d’abord, voulez-vous être assez aimable pour fermer cette lucarne ?… Merci !… Maintenant, écoutez… »

Il baissa la voix. Elle ne fut bientôt plus qu’un murmure haletant :

« Voici… je suis de Paris, né rue des Archives… Mes parents me mirent au collège, mais j’avais le goût des aventures et des voyages, naturellement ou bien à cause de Jules Verne, Boussenard et les autres… Comment arrivai-je à m’embarquer, c’est sans importance, mais à dix-sept ans, au lieu de faire ma rhétorique, j’étais à Zanzibar et, pour bread and butter, j’aidais, avec des nègres, à décharger les paquebots qui venaient d’Europe, via Le Cap… Depuis, j’ai couru le monde, vivant comme je pouvais… et selon la morale des pays où j’étais, c’est-à-dire pas toujours honnêtement, Monsieur… très riche quelquefois, mais ça ne durait jamais… J’ai lavé des cailloux en Alaska pour trouver de l’or… j’ai été scaphandrier à Vancouver, patron de tripot à El Paso, cuisinier à Caracas, planteur à La Havane, montreur de marionnettes à Lima, usurier à Santiago de Chili… Je parle cinq langues et une dizaine de dialectes… J’ai fait de la prison… J’ai eu la fièvre jaune, le typhus et la bilieuse hématurique… Sur cent qui mènent cette jolie existence-là, il y en a quatre-vingt-dix-neuf qui claquent avant de grisonner. Je suis le centième…

Enfin, depuis dix ans jusqu’à voici onze mois, j’ai traîné en Océanie… Connaissez-vous les îles de là-bas ?… Le paradis, Monsieur !… Toujours beau temps !… La terre vous donne tout pour exister, sans qu’on la force… Je me demande pourquoi les hommes s’assemblent par millions en d’ignobles climats comme Londres ou Paris, pour se disputer les moyens d’existence… Enfin !… L’an dernier, donc, je remontai à Java… Là, c’est plus chaud, ça sent l’équateur et ou ça vous nettoie en vitesse ou bien vous vous y habituez trop et vous devenez plus abruti qu’un indigène…

J’avais entrepris une pêcherie de perles, près de Japara. Cela marchait. À peine davantage de capital et c’était la fortune, une fois de plus !… Je voulus emprunter à des banques hollandaises. Elles prirent des renseignements sur moi et me menacèrent, si j’insistais, de les communiquer à la police locale. Je n’insistai point.

C’est alors qu’aborda un yacht anglais, Daphné, grand comme un paquebot, et dont le propriétaire, un vieil Écossais nommé Digby… c’est tout ce que je sais de lui !… eut bientôt parmi les indigènes, les Hollandais et les Chinois qui sont nombreux là-bas, une réputation de toqué… Il payait des prix fantastiques pour d’affreuses statuettes du pays, en général de vieilles idoles, car vous savez que les Javanais ont été longtemps fétichistes avant de devenir mahométans ou, çà et là, bouddhistes… Quand il trouvait à son goût une des ces diablesses de bois ou de pierre, ses yeux s’injectaient de sang et il lui venait aux lèvres une mousse blanche.

Un après-midi, dans un bar du port, je venais d’offrir un advogad (2) à une bien jolie métisse, fille d’une Malaise et d’un skipper de San-Francisco, et qu’à cause de son père, les matelots américains, qu’elle fréquentait beaucoup, avaient surnommée « Frisco kid. » Pourtant, elle était bien plus indigène qu’américaine. Elle disparaissait pendant des mois, à l’intérieur des terres ; on racontait qu’elle était comme une sorte de vestale du culte bouddhique. Singulière vestale, n’est-ce pas, Monsieur !… mais entre les Tropiques, le point de vue change… »
 

*

 

« Nous finissions donc nos advogad quand la natte qui servait de porte au bar se releva soudain devant la vieille figure tannée, contractée, de ce Digby. Il vint droit à moi, écarta du geste Frisco Kid, et me dit, à voix basse, brutalement, les mains dans les poches :

« Chez Thurkoum et Limburg, les banquiers, on m’a dit que vous avez besoin d’argent… On m’a dit aussi autre chose… Venez causer avec moi, à bord du Daphné, ce soir à neuf heures… »

Et, quelques heures après, sous une de ces lunes énormes, aveuglantes, effrayantes, comme il n’y en a que là-bas, et qui faisait étinceler les petites vagues de la baie, j’abordais ce damné yacht Daphné.

Un steward m’attendait ; il m’interrogea, m’examina, et, enfin, me conduisit dans un grand salon qui semblait un musée ; aux murs, en des cases de jade ou d’ivoire, ou au milieu sur des socles, il y avait des centaines d’idoles, venues de tous les pays et sculptées en tous les métaux, toutes les pierres, tous les bois… Les unes étaient minuscules, d’autres de taille humaine. Elles avaient des physionomies grimaçantes hébétées, affreuses. Et il émanait de cet assemblage une bizarre odeur ; cela sentait à la fois la cabane de Voodoo (3) et le marécage…

Digby, assis, me laissa debout. Et il me dit :

« Si la police d’ici en savait sur vous aussi long que Messrs Churkom et Limbourg, elle vous jetterait à fond de cale dans le premier cargo en partance… Je ne l’avertirai pas, non… Et si vous n’êtes pas un damné imbécile, je vais vous faire gagner dix mille livres pour votre pêcherie !… »

Dix mille livres ! J’eus un éblouissement, mais à l’intérieur de moi-même, et je ne bronchai pas plus que s’il s’était agi de dix piastres. Car j’ai joué le straight poker, au Klondyke !…

« Pour gagner cette somme, il suffira que vous m’apportiez ici, avant la fin de la semaine, le Bouddha de Tgawahi…

– Rien que cela, Mister ?… Vous êtes gourmand !…

Ignorez-vous que la pagode de Tgawahi se trouve loin dans les terres basses au milieu d’immenses plantations de bétel, de gingembre, de cannes à sucre, où tous les travailleurs sont des Chinois et qu’ils couperaient en étroites lanières n’importe quel païen seulement aperçu près de la pagode… Et le Bouddha, qui est une belle statue de jade vert, se trouve sur un autel spécial séparé du reste de la pagode par un étang où grouillent des caïmans… des caïmans sacrés, mais voraces !… Les bonzes seuls savent comment traverser cela ; merci bien !… J’aime mieux le cargo, à fond de cale… À moins que vous ne disiez quinze mille livres, Mister !… avec un serment sur la Bible !… »

Il marchanda, mais finit par promettre, la main sur le Livre ; et un Écossais ne renie presque jamais cela…

Je ne connaissais la pagode que pour en avoir entendu parler par Frisco Kid. Je m’adressai à elle. Mais, dès mes premières questions, ce furent des glapissements d’épouvante !… Elle me supplia de renoncer à un projet si terrible, moins par piété pour le Bouddha qu’elle savait bien que je ne pourrais même toucher, qu’à cause des autres dangers.

« Crois-tu donc que j’aie peur des crocodiles ?

– Ce n’est rien auprès du Bouddha !… Il possède une puissance inouïe. Il se vengerait affreusement sur toi, comme il l’a déjà fait sur d’autres… »

Craignant que Frisco Kid n’avertisse les bonzes, je feignis d’abandonner l’entreprise… Mais la nuit suivante, guidé par un Malais mahométan, j’arrivais devant la pagode. Après escalade et effraction, je parvins à l’intérieur et traversai la première nef. Ce n’était pas agréable… Ces voûtes sombres, ces statues, cette odeur de fleurs pourries, ces échos !… j’avais la sueur glaciale… Enfin, me voici au bord de l’étang aux crocodiles dont l’eau noire luisait de lune, sous une coupole ouverte…

Juste au milieu, à ras de l’eau, il y avait un pont en bois… oh ! un pont, une planche étroite !… à ras de l’eau !… sans parapet !… Le seul passage !… Impossible de tourner ; à droite et à gauche, l’eau atteignait les murs abrupts… Et, sur ce pont même, deux caïmans étaient étendus, immobiles. Dans l’eau, il y en avait d’autres !… Je voyais pointer leurs affreux naseaux. Mais j’ai l’habitude de tous les dangers… Je traînais deux paquets qui étaient deux chevreaux ligotés… J’en déliai un et le projetai dans l’eau où il se débattit en bêlant… Aussitôt, ils plongèrent, les deux énormes lézards étendus sur le pont !… et, de toutes parts, des naseaux immondes sillonnèrent l’eau vers le chevreau… Ce fut un affreux grouillement… J’en profitai pour traverser… Mais non, Monsieur, avec moins de hâte que vous n’imaginez !… Quand on sait gagner le jack
pot avec une paire de cinq…
 
 

 

L’autel était tout de suite là… Je descellai l’idole, qui pesait lourd. Puis je revins à l’étang… les crocodiles avaient senti l’autre baquet et leurs naseaux faisaient cercle devant moi, surgissant, disparaissant… Je jetai l’animal le plus loin possible du pont, et, pendant l’élan des sauriens vers la proie, je traversai le pont… la planche pliait à cause du poids de l’idole, ce qui me mettait les jambes dans l’eau gluante… Si j’avais glissé !…

À l’aurore, avec le Bouddha enveloppé dans des nattes, je parvenais à un canot du Daphné qui m’attendait depuis la veille… À ce moment, Frisco Kid surgit de derrière un sampan. Elle avait guetté le canot toute la nuit. La poupée jaune m’ennuya encore de tant de supplications et de cris que je dus la jeter sur le sable, d’un revers de bras.

Le vieux m’attendait. Il m’aida lui-même, en tremblant, en bavant, à placer le Bouddha sur un socle.

Or, pendant qu’il comptait fébrilement les banknotes, il me sembla soudain que, dans le salon splendide, mal éclairé par l’aurore, toutes ces statues bougeaient, remuaient les yeux, me menaçaient… Et, pour la première fois, je regardai attentivement le Bouddha…

Il était accroupi sur ses jambes comme un tailleur, les mains ramenées sur son abdomen, la paume de l’une sur le dos de l’autre, avec des ongles longs de dix centimètres… Il me regarda !… oh ! mais aussi nettement que je vous regarde, Monsieur !… Et j’entendis qu’il me disait, sans remuer les lèvres : « Toi aussi !… » Je vous jure qu’il l’a dit !… « Toi aussi !… »

Ce fut comme un coup de tonnerre en moi !… Je restai hébété devant l’idole. Tout le reste avait disparu. Je ne voyais plus qu’elle. À deux mètres de mes yeux, elle s’agitait, elle grandissait, elle menaçait, et pourtant je la sentais prendre mon corps comme on raconte que les esprits prennent celui d’un médium ! Ses bras étaient les miens. Mon torse était son torse. Elle ne faisait plus qu’un avec moi… Je devenais de jade…

La voix du vieux fou me réveilla :

« Eh bien, prenez votre argent !… »

Je fourrai les billets dans ma chemise et m’enfuis. Une heure après, le yacht Daphné appareillait. Quand il ne fut plus qu’une mince fumée à l’horizon, une sorte de désespoir, immense, ridicule, me saisit… Je sanglotai… Je ne me sentais plus moi-même… j’étais un autre…

Pourtant, je finis par m’endormir… Le lendemain, impossible de me lever… Je ne pouvais me tenir qu’accroupi sur mes jambes comme le Bouddha !… Deux jours après, cela n’allait pas mieux, malgré mes efforts, malgré les drogues indigènes de Frisco Kid. Le médecin du port vint et dit un mot qui, en hollandais, signifie « paralysie. » La semaine suivante, cela gagna mes bras qui se placèrent comme ceux de l’idole et ne bougèrent plus… Mes ongles grandirent ; et on ne peut les couper… si l’on essaie, les ciseaux me font autant de mal que s’ils taillaient dans la chair… Je suis devenu quelque chose de répugnant… Écartez mon pardessus, Monsieur ! »

Je soulevai les pans. L’abdomen, énorme, reposait sur deux jambes affreusement maigres, très atrophiées. Je tirai les manches. Les mains allongées, droites, parallèles, la paume de l’une contre le dos de l’autre, atrophiées aussi, avaient des ongles inhumains. L’homme était un Bouddha monstrueux, à demi vivant. Son visage même, avec cette bizarre moustache à poils rares, horizontaux, ces bouffissures de graisse aux pommettes, et cette teinte verdâtre, avait tout à fait l’expression béate, brutale, d’une idole asiatique, d’un Bouddha de jade…

Il reprit :

« Alors, Monsieur, un paquebot m’a transporté ici, dans les docks. Le Chink, en bas, veille honnêtement à mes besoins pour quatre livres par semaine… Et voici ma prière : si je revoyais cette statue volée par moi, si je lui demandais pardon, je suis sûr que je guérirais… Cela, je le sens, je le sais : je guérirais !… Mais on me croit fou… J’appelle par la lucarne, en changeant de langage chaque semaine… On ne me répond pas… Vous êtes le premier, monsieur !… Alors, voulez-vous faire des recherches et savoir où est le yacht Daphné ?… »

… Un dégoût peu charitable m’avait saisi devant cette monstruosité. L’homme ne me semblait plus un compatriote, ni même un frère européen, ou simplement humain, mais une créature de cauchemar, invraisemblable, une bête de récit bouddhique à peine dégagée de la stupeur matérielle et qui eût acquis un peu de ruse… Je promis des recherches immédiates et m’en allai avec une promptitude que je me suis reprochée depuis.

En bas, le Céleste obèse m’escorta de ses révérences en murmurant :

« Frenchie upstairs… plentee crackee !… »

Je me retrouvai avec joie dans la brume de Causeway, frôlé par des Asiatiques furtifs, au long des boutiques chinoises qui exhalaient de nasillardes mélodies.

Le lendemain, j’envoyai au pauvre infirme un spécialiste de Harley Street. Son diagnostic fut : « paralysie peut-être d’origine suggestive et dont, en tout cas, la forme bizarre est entretenue par une autosuggestion. »

Au bureau maritime de Lloyd, on m’informa que le yacht Daphné, appartenant à un Mr. Digby, un vieil excentrique, avec Liverpool comme port d’attache, n’avait pas reparu en pays civilisé depuis deux ans. Un naufrage ? Perdu ? Certes non, puisqu’on l’avait signalé pendant ce temps au large des îles Marquises, près de Bornéo, et au sud de la Tasmanie… quant à lui transmettre un message quelconque, il ne fallait pas l’espérer ; y parviendrait-on qu’on ne recevrait d’ailleurs aucune réponse, vu l’humeur abominable de Mr. Digby, un vieux maniaque.

… D’étranges choses océaniennes parviennent quelquefois, avec un paquebot, jusqu’aux docks de Londres…
 
 

 

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(1) « L’honorable gentleman désire causer avec le Français là-haut ?… très bien, venez ! »
 

(2) Liqueur hollandaise – ou son imitation !
 

(3) Sorcellerie nègre.
 

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(J. Joseph-Renaud, in Je Sais tout, dix-huitième année, n° 5, 15 mai 1922 ; version écourtée et modifiée, « Les Meilleurs Contes, » in Le Petit Journal illustré, n° 1715, dimanche 4 novembre 1923)