I

 

Les sylvains étaient des êtres paisibles, qui vivaient dans les bois et qui passaient leur temps à danser au son de la flûte. Peu frileux, ils n’avaient pour tout vêtement qu’une nébride, manteau fait d’une peau de faon.

Ils étaient laids. Appartenant à l’espèce humaine par la moitié supérieure du corps et à la famille des chèvres par l’autre moitié, ils avaient, en outre, le front orné de deux petites cornes, et le menton d’une longue barbe pointue.

Lorsqu’ils furent las de la solitude des forêts, les sylvains se mirent à courir le monde. Les hommes, qui n’étaient pas encore civilisés, les tuèrent les uns après les autres.

Bientôt il n’en resta plus qu’un, qui s’appelait Tircis.

Plus sage que ses frères, le sylvain Tircis n’avait pas voulu quitter les montagnes boisées de la Sicile, où il était né et où il avait toujours vécu en paix, grâce aux précautions qu’il prenait d’éviter les regards humains. Son unique distraction consistait à jouer de la flûte.

Par malheur, sa prudence s’endormit et sa curiosité s’éveilla.

Le goût des voyages lui vient, et le voilà qui dit adieu aux chênes dont il cueillait les glands, à la source où il se désaltérait, à l’écho qui répétait ses mélodies.

Il marche jusqu’à ce qu’il arrive au bord de la mer. Une nacelle est amarrée au rivage. Il la détache, saute dedans et s’abandonne au caprice des flots.

Après avoir souffert d’un cruel malaise, après avoir essuyé de violentes tempêtes, après avoir craint mainte fois d’être obligé de continuer sa traversée à la nage, il aperçoit une ligne noire à l’horizon.

C’est la terre.

Le lendemain, sa nacelle échoue sur la côte de France, non loin de l’embouchure de l’Hérault.

Évitant les lieux habités, préférant les sentiers aux grandes routes, dormant le jour, marchant la nuit, il s’avance dans l’intérieur des terres.

Deux siècles environ nous séparent de cette histoire.
 

II

 

Un jour, tandis qu’il gravissait un coteau bourguignon, Tircis vit un ours qui semblait se quereller avec un homme en costume de bateleur.

L’ours et l’homme parlaient chacun sa langue ; aussi ne parvenaient-ils pas à se comprendre.

Grâce à son essence surnaturelle, le sylvain était polyglotte. Il pensa bien faire en s’offrant comme interprète, et s’avança vers les deux interlocuteurs qu’une chaîne unissait. L’homme avait un bout de la chaîne dans la main ; l’ours en avait l’autre bout attaché à son collier.

L’homme disait à l’ours :

« Pourquoi veux-tu me quitter ? Je t’ai enseigné de jolis tours. Tu sais te tenir sur tes pattes de derrière et battre la mesure avec ta tête. Tu sais danser le menuet et distribuer des baisers à la ronde. Tu sais, dans une nombreuse assemblée, reconnaître la dame la plus considérée. Hier encore, n’as-tu pas pris la main de la marquise d’Amarante, malgré les doux regards que te lançait la baronne de Coucy-Coucy ? Tu es sans cesse malade à force de manger des friandises. Que peux-tu désirer de plus ? »

L’ours disait à l’homme :

« Rends-moi ma liberté. J’ai dans la montagne une famille qui doit pleurer mon absence. Si je tarde à me montrer, la superbe ourse dont je suis l’époux va négliger dans sa douleur de lécher les charmants oursons dont je suis le père, et ma famille deviendra, par ta faute, une famille d’ours mal léchés. Or tu ne dois pas ignorer que, pour un ours qui se respecte, il n’est rien de plus pénible au monde que d’avoir des héritiers qui ne soient pas bien léchés. »

Ému par le discours de l’ours, Tircis voulut faire entendre raison au bateleur. Ce dernier ne l’écouta pas. Alors, le sylvain se fâcha et débarrassa l’ours de son collier.

Le pauvre père n’en demandait pas davantage. Il se mit à courir avec toute la vitesse dont ses quatre pattes étaient susceptibles.

Furieux de perdre son gagne-pain, le bateleur s’apprêtait à maltraiter le sylvain, quand il fut frappé de sa structure bizarre. Il le jugea capable d’exciter la curiosité de la foule et d’attirer les gros sous dans sa sébile.

Il profita d’un moment où Tircis lui tournait le dos pour l’enchaîner.

Hélas ! le poids des années avait affaibli notre héros, qui dut suivre son nouveau maître à contrecœur.

Tandis qu’ils cheminaient, l’un songeant à sa fortune future, l’autre à son infortune présente, ils rencontrèrent le baron de Coucy-Coucy qui se promenait dans son carrosse.

En apercevant le bateleur, le baron fit arrêter ses chevaux et lui dit :

« Je te cherchais. La baronne n’a pas encore digéré l’affront qu’elle a essuyé hier par la sottise de ton animal. Il me faut le lui rapporter mort ou vif ; car son intention est de le manger en rôti, en ragoût et en pâté. En vérité, je ne m’explique pas comment ce faquin d’ours a pu préférer la marquise d’Amarante à la baronne de Coucy-Coucy !

– Aussi, monseigneur, l’ai-je sur-le-champ congédié, répondit le bateleur.

– Eh quoi ! s’écria le baron, tu n’as plus ton ours ? Je comptais t’en offrir cinquante écus.

– Cinquante écus, se dit le bateleur, mettraient ma vieillesse à l’abri de la misère. Qu’il est fâcheux que j’aie perdu mon ours ! »

Mais, ayant poussé le sylvain devant la portière du carrosse, il ajouta tout haut :

« Voici qui vaut mieux qu’un ours. »

Le baron éclata de rire :

« Ah ! la drôle de bête ! Est-elle apprivoisée ?

– Comme vous et moi, répliqua le bateleur.

– Je te l’achète. »

Le baron déboursa les cinquante écus, fit monter Tircis sur le siège, et le cocher fouetta ses chevaux.
 

III

 

À la vue de Tircis, la baronne de Coucy-Coucy se consola de ne pouvoir manger en rôti, en ragoût et en pâté, l’ours qui l’avait offensée. Elle devina tout de suite la position sociale de son hôte. Il ne lui déplaisait pas d’avoir un sylvain au nombre de ses gens.

Elle décida qu’il serait laissé en liberté dans le château, le portier ayant reçu l’ordre de l’empêcher de sortir, et que, dès qu’il se serait façonné aux belles manières, on lui confierait un emploi.

Tircis prit ses premiers repas à l’office ; mais la valetaille se moqua tellement de ses pieds fourchus, de son front cornu et de sa queue de chèvre, qu’on lui accorda l’autorisation de manger dans la chambrette où il dormait.

Il visita le château depuis la cave jusqu’au grenier. À chaque objet nouveau, il s’arrêtait émerveillé.

Comme un enfant, il s’amusait à se jeter dans les fauteuils, à se rouler sur les lits, à tourner autour des tables, à jongler avec les cuillers et les fourchettes, à tambouriner sur les vitres.

Il restait des heures à considérer le même tableau. Il caressait les tapis de la main. Il se frottait les joues aux rideaux. Quelle aurait été sa surprise, s’il s’était promené dans la ville de Dijon, dont on voyait les toits des fenêtres du château !

Après avoir examiné les choses, il étudia les gens. Laissant de côté les domestiques, qui l’avaient mal accueilli, il ne s’occupa que du baron, de la baronne et de leur fils Procope.

Couple des plus ordinaires, les Coucy-Coucy n’étaient ni grands ni petits, ni gras ni maigres, ni bons ni méchants. Chez l’un dominait la bêtise et chez l’autre l’orgueil.

Procope, qui venait d’accomplir sa onzième année, ressemblait à ses parents et, à leurs défauts, ajoutait celui d’être très batailleur.

Tircis n’éprouvait aucun plaisir dans la société de ses maîtres, qui ne cessaient, le baron de dire des bêtises, la baronne de faire son propre éloge, Procope de se quereller.

Il donna toute son amitié à une petite fille qui se nommait Thibaude, et qui était la sœur de lait de Procope.

La baronne gardait Thibaude auprès d’elle, afin qu’elle participât aux jeux de son fils. Elle pensait que sa présence calmerait le besoin qu’avait Procope de distribuer des coups de poing, de briser les meubles, de martyriser les chiens et les chats.

Auparavant, Thibaude faisait paître les chèvres. Les jambes du sylvain lui rappelèrent ses anciennes compagnes ; elle le combla de soins et de prévenances.

Thibaude était jolie ; Tircis était vilain.

Quand on parlait de la beauté de Thibaude, Tircis se rengorgeait.

Quand on parlait de la laideur de Tircis, Thibaude se fâchait.

Tout en se félicitant d’avoir une aussi gentille amie, le sylvain ne songeait jamais à l’avenir sans inquiétude. Il se savait à la merci des Coucy-Coucy et regrettait les forêts de la Sicile.
 

IV

 

Au bout de quelque temps, Tircis remarqua que Procope, la baronne et le baron jetaient des regards de convoitise, le premier sur sa flûte, la deuxième sur ses cornes, le troisième sur sa queue.

Or le sylvain tenait beaucoup à sa flûte, et plus encore à ses cornes et à sa queue.

Un matin, Thibaude pénétra dans sa chambrette, le réveilla et lui dit :

« Hier au soir, Procope m’a chargée de te demander ta flûte.

– Qu’en veut-il faire ? répondit Tircis.

– Une sarbacane. Ce n’est pas tout. Par la même occasion, la baronne m’a chargée de te demander tes cornes.

– Qu’en veut-elle faire ?

– Une tabatière de l’une, une bonbonnière de l’autre. Ce n’est pas tout. Par la même occasion, le baron m’a chargée de te demander ta queue.

– Qu’en veut-il faire ?

– Une savonnette à barbe. »

Cela dit, Thibaude garda le silence, et Tircis se mit à réfléchir.

Le pauvre sylvain, menacé de perdre sa flûte, ses cornes et sa queue, se creusait la tête à chercher une façon d’éviter ce triple malheur.

Thibaude lui conseillait d’aller se jeter aux pieds de ses maîtres. Elle espérait qu’à sa prière ils renonceraient aux objets de leurs désirs.

Tircis les connaissait trop bien pour tenter une démarche de ce genre.
 

V

 

La nuit suivante est une nuit mémorable dans l’histoire des Coucy-Coucy.

Entre les quatre murs du château veillent cinq personnes. La première se dit :

« Si Tircis s’enfuit, je n’aurai pas ma sarbacane. »

La deuxième se dit :

« Si Tircis s’enfuit, je n’aurai ni ma tabatière ni ma bonbonnière. »

La troisième se dit :

« Si Tircis s’enfuit, je n’aurai pas ma savonnette à barbe. »

La quatrième se dit :

« Si Tircis s’enfuit, je n’aurai plus d’ami. »

Et toutes les quatre ajoutent, chacune de leur côté :

« Veillons ! »

Quant à la cinquième, voici ce qu’elle se dit :

« Fuir est le seul moyen de conserver ma flûte, mes cornes et ma queue : fuyons ! »

Minuit sonne aux horloges du château de Coucy-Coucy. Une petite fenêtre s’ouvre. Tircis paraît.

À l’aide d’une corde qu’il attache à la fenêtre, il se laisse glisser jusqu’à terre. En posant les pieds sur le sol, il pousse un cri d’effroi : le baron, la baronne, Procope et Thibaude l’entourent.

Tircis n’a plus d’espoir que dans ses jambes. Il se met à courir aussi vite qu’il peut.

Mais il se sent tiré par derrière. Il tourne la tête et aperçoit le baron qui a saisi sa queue.

Il ne s’arrête pas.

Cependant, le fardeau qu’il traîne est bien lourd ; car la baronne tient le pourpoint de son mari, et Procope la robe de sa mère.

Bondissant comme un cerf, Tircis accélère sa course.

Soufflant comme un phoque, le baron ne lâche pas la queue du sylvain.

Rouge comme une pivoine, la baronne ne lâche pas le pourpoint de son mari.

Criant comme un veau, Procope ne lâche pas la robe de sa mère.

À eux quatre, ils forment un chapelet fantastique que Thibaude suit à distance.

Les heures s’écoulent, les étoiles pâlissent, et le chapelet court toujours.

L’aurore écarte les voiles de la nuit, les oiseaux s’éveillent, et le chapelet court toujours.

Le soleil se lève, les bergers conduisent leurs troupeaux aux pâturages, et le chapelet court toujours.

Thibaude n’est pas encore parvenue à le rejoindre.

En quittant leur château, les Coucy-Coucy étaient bien vêtus. Maintenant, ils ont sur le dos d’affreuses guenilles.

Chaque buisson s’est fait payer le droit de passage avec un galon, une frange, une dentelle ou un morceau d’étoffe.

Un chemin boueux a sali les bas de Procope.

Une branche a décoiffé la baronne.

Une mare a gardé les bottes du baron.

Soudain, Tircis entend un craquement, éprouve une violente douleur et s’arrête court.

« Ayez pitié de moi ! s’écrie-t-il. Ma queue ne tient plus qu’à un fil.

– Qu’à un fil ! » répètent ensemble les Coucy-Coucy.

Et tous les trois de tirer de plus belle, le premier sur la queue du sylvain, la deuxième sur le pourpoint de son mari, le dernier sur la robe de sa mère.

Afin de ne pas tomber à la renverse, Tircis fait un pas en avant.

Crac ! le fil se rompt, et patatras ! il perd l’équilibre, s’étale sur le sol et donne de la tête contre une grosse pierre qui se trouve au milieu du chemin.

Le choc est si violent que sa flûte lui échappe des mains et que ses cornes se détachent de son front.

Procope s’empare de la flûte, la baronne des cornes. Quant au baron, il a déjà la queue.

À leur château s’en retournent les Coucy-Coucy, heureux de rapporter, l’un sa sarbacane, l’autre sa tabatière et sa bonbonnière, le troisième sa savonnette à barbe. Lorsque Tircis se relève, ils sont hors d’atteinte.
 

VI

 

Après avoir essuyé les larmes que lui fit verser la perte de sa flûte, de ses cornes et de sa queue, Tircis embrassa Thibaude qui l’avait rejoint et voulut la quitter.

Elle n’y consentit pas. Elle renonça au bien-être qu’elle avait au château de Coucy-Coucy pour suivre son ami.

Avec ses petites économies, elle lui acheta un haut-de-chausses, des bas et des sabots qui dissimulèrent ses jambes de bouc.

Tous les deux, ils prirent du service dans une ferme. Thibaude garda les moutons, Tircis garda les vaches.

Afin d’être toujours ensemble, ils conduisaient leurs troupeaux dans les mêmes prairies.

Assis sous un arbre, le sylvain contait de jolies histoires à la bergère, et, de chacune de ces histoires, il tirait une moralité.

En apprenant que Narcisse avait été changé en fleur à force de se regarder dans l’eau, Thibaude se promit de n’être jamais coquette.

En apprenant que Niobé avait perdu ses six fils et ses six filles, parce qu’elle s’était vantée de posséder de plus beaux enfants que la déesse Latone, Thibaude se promit de n’être jamais orgueilleuse.

En apprenant que la nymphe Argyre avait, par son abandon, tellement fait pleurer le berger Sélemne, qu’il s’était métamorphosé en fleuve, Thibaude se promit d’être constante dans ses amitiés.

Grâce aux leçons du sylvain, elle devint une jeune fille charmante.

Grande fut sa douleur lorsqu’elle le perdit.

Par une chaude journée d’été, Tircis se plongea dans une fontaine, où il espérait prendre un excellent bain.

C’était une fontaine d’eau pétrifiante.

Le soir venu, Thibaude chercha son ami et ne trouva qu’une statue.

L’ayant retirée de l’eau, elle la couvrit de larmes et de baisers.

Elle prit une bêche et creusa une tombe.

Quel fut son étonnement, quand elle découvrit dans la terre une caisse pleine de pièces d’or, qu’un avare, sans doute, y avait enfouie !

Elle acheta tout de suite une petite maison, et, au lieu d’ensevelir Tircis, elle le posa sur un piédestal dans sa chambre. Puis elle chargea un sculpteur de lui remettre une queue et des cornes en marbre et de placer une flûte de même nature entre ses mains.

Le sculpteur, qui avait beaucoup de talent, répara si bien la statue qu’on ne put distinguer son œuvre de celle de l’eau pétrifiante.

Plus tard, Thibaude épousa un brave garçon, avec lequel elle fut très heureuse.

Lorsqu’elle entendit sonner sa dernière heure, elle dit adieu à ses enfants, qui lui promirent de ne jamais se séparer de la statue, d’en avoir le plus grand soin et de l’épousseter eux-mêmes tous les jours.

Un arrière-petit-fils de Thibaude, à défaut d’héritiers, légua la statue à un musée d’antiquités.

Si l’histoire du sylvain Tircis vous a intéressé, tâchez de savoir quel est le musée qui a l’honneur de le posséder. Il est certain que votre visite lui fera grand plaisir.
 
 

 

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(Denis Grenat, « Contes et récits de tous les pays – Pour la Noël : France » in Revue britannique, soixantième année, tome sixième, 1884 ; repris en volume dans Pour la Noël : contes et récits de tous les pays, Paris : Bureaux de la Revue britannique, 1884-1885)