L’explorateur Louis Carpeaux, le fils du grand sculpteur, vient de publier à la fois trois volumes, souvenirs de ses courses en Indochine, au Congo, à Madagascar. Nous détachons de l’un d’eux : « Petites Ramatous, » ce pittoresque récit :

Depuis quelque temps, je remarquais une grande tristesse sur le visage de Ravelnar, ma petite compagne. Sa sœur Ramanatène me le fit observer aussi, puis ajouta :

« Chûrement, on lui a volé chon ombre !

– Son ombre ?…

– Oui, vois comme elle est trichte ; un sorcier a dû marcher chur chon ombre et lui voler chon âme.

– Comment la lui faire rendre ?

– Il faut consulter un sorcier. »

J’étais étonné de semblables superstitions, chez des protestantes parlant le français presque couramment, l’écrivant même un peu !… C’était un vieux reste d’atavisme, sans doute. Je me rendis donc chez le « mpsidy » de l’endroit, et lui confiai le cas de ma ramatou (femme malgache).

C’était un vieux malgache, aux yeux étranges, d’une saleté repoussante, un vrai parasite, très craint à cause des ombres sur lesquelles il peut marcher à volonté…

À son sourire malin, je vis tout de suite qu’il m’avait compris. Mais, en paysan retors, il voulait me sonder, voir combien je pourrais le payer, en faisant traîner les choses en longueur. Aussi, au lieu de répondre à mes questions, feignant de ne pas comprendre mon interprète, me répétait-il, les mains levées :

« Je vous souhaite d’atteindre la vieillesse, monsieur, et de bien vendre vos marchandises ! » – ce qui est le salut par excellence.

Enfin, moyennant un cadeau de quatre piastres (vingt francs), il me promit de rendre son âme à Ravelnar.

Je le quittai fort intrigué de savoir comment il allait s’y prendre, d’autant plus que l’opération devait se faire la nuit !

Quand je rentrai chez moi, rue du Rouve, je trouvai Ravelnar dans une grande surexcitation. Elle avait brisé une cuvette, et en jetait les morceaux dans un coin de ma chambre, avec rage et effroi…

Je me précipitai.

« Qu’y a-t-il donc ?

– Là, là ! tu ne vois pas ? l’ombre d’un mort !

– Je ne vois rien.

– Chi, chi… tiens ! Prends la canne, frappe, frappe-le bien fort : il vient pour m’enlever. »

Je sautai sur ma canne et décrivis dans l’air de furieux moulinets.

L’ombre s’évanouit – en gémissant de douleur, me dit Ravelnar…

Moi, je n’ai entendu que le sifflement du bâton !…
 

*

 

Sur le minuit, le sorcier s’amena enfin. Il portait une assiette de riz mélangé de miel, plat dont les ombres sont très friandes, paraît-il. Après avoir installé par terre son assiette de riz, le sorcier, armé d’une gourde et d’un bâton, s’accroupit dans un coin, aux aguets.

Il a placé son appât dans le coin de la chambre qui est tourné vers l’Orient, le coin familial, le coin des apparitions, et a fermé toutes les issues, moins une.

Quant à moi et à Ravelnar, nous restons étendus sur une natte ; elle, anxieuse, tremblante ; moi, fort amusé…

Cependant, le « mpsidy » ne bougeait toujours pas. Tel un gros chat guettant une souris, il restait accroupi, feignant de dormir…

Cet état de choses durait bien depuis une heure. Le bourdon de la cathédrale venait de sonner la demie. Soudain, le sorcier se dresse, bondit sur la fenêtre laissée entrouverte, la ferme précipitamment. Il pousse un cri de triomphe ; et, tenant sa gourde d’une main, son bâton de l’autre, il commence une sarabande effrénée à travers ma chambre.

D’un coup violent, il brise l’assiette pleine de riz ; puis il continue à frapper toujours, malgré la sueur abondante qui le couvre.

Ravelnar, dressée sur les genoux, voit son âme, l’entend gémir…

Elle l’appelle en vain…

Mais le sorcier l’a acculée dans un coin de la chambre, cette âme rebelle. Tout en continuant de la frapper, il lui tend sa gourde ; et la pauvre âme endolorie, pour se mettre à l’abri du bâton, se précipite dans la gourde aussitôt bouchée, que le sorcier triomphant présente à ma ramatou, déjà rassérénée.

Alors le « mpsidy, » introduisant la gourde sous les vêtements hermétiquement fermés de Ravelnar, au moyen d’une ficelle débouche tout doucement le récipient, d’où, peu à peu, l’âme s’échappe, se répand sous les vêtements de Ravelnar, dans le corps de laquelle, ne trouvant pas d’issue, elle finit par se réincarner.

Et Ravelnar, le lendemain matin, me dit toute joyeuse :

« Ch’ai retrouvé mon âme. »
 
 

 

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(Louis Carpeaux, in Le Petit Journal, supplément illustré, vingt-quatrième année, n° 1201, dimanche 23 novembre 1913 ; A. Arvaron, « Chef malgache, » huile sur toile, c. 1930)