Cette nouvelle fait partie d’un récent recueil de Gustave Meyrynk [sic], dont le remarquable talent a déjà été apprécié par nos lecteurs : Roman et Vie a publié de cet auteur plusieurs nouvelles traduites par M. Jean Letort. Seule la traduction du Soldat embrasé, parue dans notre numéro du 5 janvier, était non de M. Letort, mais de M. Roger Gil-Baër.
(NOTE DE LA RÉDACTION)
I
« Cet animal de Mackintosh est de retour ! »
Dans la ville, la rumeur courait…
Ah ! tout le monde s’en souvenait bien, de ce Georges Mackintosh, cet Américain d’Allemagne, qui, cinq ans auparavant, avait dit à tous son adieu.
On n’avait perdu ni le souvenir de tours qu’il aimait à jouer, ni celui de sa physionomie sombre, au profil coupant, qui venait aujourd’hui de réapparaître…
Que faisait-il par ici ?…
Par de lentes, par de sûres manœuvres, on avait réussi autrefois à lui rendre la vie si pénible qu’il était parti, écœuré. Tout le monde avait contribué à ce départ, – l’un, sous les couleurs de l’amitié, l’autre, à coup de petites perfidies et de racontars ; mais chacun avec une once de prudente calomnie. Le poids de ces petites infamies réunies aurait fini sans doute par écraser tout autre que lui. Elles ne firent que le décider à quitter la ville pour faire un voyage…
Mackintosh avait une figure en lame de couteau. Il avait de très longues jambes. Et ce sont là des choses que les hommes ne pardonnent guère !… Quel crime, en effet ! !
La haine qu’on avait pour ce malheureux était effroyable. Il ne faisait rien, d’ailleurs, pour désarmer ses concitoyens. Dans une discussion, avec ses idées indépendantes, il était toujours d’un avis différent des autres. À chaque occasion naissait un nouveau sujet de discorde : il défendait l’hypnotisme, le spiritisme, les sciences occultes de toute sorte. Ne donna-t-il pas, un jour, une explication symbolique de Hamlet !… Les bons bourgeois se mettaient en colère ! Il contrariait tout particulièrement des génies en train d’éclore, tel M. Tervinger le journaliste, qui avait justement l’intention de faire paraître un livre sous le titre : Ce que je pense de Shakespeare.
*
Mackintosh était pour ses concitoyens « une épine dans l’œil ! » – Et cet homme était revenu dans la ville ! Oui, il avait pris un appartement au « Soleil rouge, » avec sa domesticité.
« Vous n’êtes sans doute que de passage, lui demandait une de ses vieilles connaissances…
– Certes, je ne suis ici que provisoirement. Je ne pourrai prendre qu’au mois d’août possession de ma maison… Ah ! vous ne savez pas ! J’ai acheté une maison, en effet, dans la rue Ferdinand. »
Le nez des bons citadins s’allongea d’une aune de plus. Une maison dans la rue Ferdinand ! – Mais où prend-il donc l’argent, cet aventurier ?
Pour comble, il avait comme serviteurs des Indous !
« Bah ! laissons-le faire ; nous verrons ce que cela durera !… »
Mackintosh avait naturellement trouvé le moyen d’inventer quelque chose de nouveau ! Il arrivait avec une machinerie électrique, à l’aide de laquelle on pouvait pour ainsi dire deviner la présence de l’or dans le sein de la terre. Cela rappelait, en plus moderne et plus scientifique, la Baguette de coudrier des sorciers arabes.
La plupart des gens, cela va de soi, n’y croyaient pas. « Si le procédé était bon, disaient-ils, d’autres que lui l’auraient déjà inventé ! »
Ce qu’on ne pouvait nier, pourtant, c’était la fortune colossale que l’Américain avait amassée pendant les cinq années de son absence. Du moins, le bureau de renseignements de la maison Furet et Cie l’assurait.
Et voilà qu’une semaine ne se passait plus, sans qu’il eût acquis une nouvelle maison !
On aurait dit qu’il les achetait au hasard ; l’une sur le Marché aux fruits, puis une autre dans la rue des Bourgeois ; toutes cependant étaient situées dans le centre de la ville…
« Que Dieu nous entende ! Aurait-il par hasard l’intention de devenir bourgmestre ? »
Ma foi, c’était à n’y rien comprendre…
« Il en a, des cartes de visite bizarres, par exemple ! Les avez-vous déjà vues ? Regardez, c’est de la plus haute impertinence… Un simple monogramme : G. M., pas le moindre nom ! Il dit que cela lui suffit ; il est si riche ! »
Cependant, Mackintosh était parti pour Vienne, afin d’y conférer avec un certain nombre de députés. Du moins, on le disait. Mais il était absolument impossible de découvrir la nature des importantes affaires qu’il avait l’air de tramer avec eux. On croyait toutefois à un projet de remaniement de la législation minière.
Les journaux publiaient naturellement chaque jour le pour et le contre ; il paraissait cependant de plus en plus certain qu’une loi allait passer, autorisant, dans des cas exceptionnels l’ouverture de puits de mine à l’intérieur même d’une ville.
L’histoire semblait singulière. « Elle doit cacher une grosse affaire de charbonnages, disait-on. Mackintosh n’était pas le seul, sans doute, à y avoir de gros intérêts ; il ne devait être, fort probablement, que le porte-parole d’un groupe de spéculateurs. »
D’ailleurs, on le revit bientôt chez lui ; il paraissait de la meilleure humeur ; jamais on ne l’avait vu si aimable.
« Ses affaires vont si bien !… Pas plus tard qu’hier, il a encore fait acquisition d’une maison ; c’est déjà la treizième, racontait au Casino, à la table des fonctionnaires, le conservateur du registre des hypothèques. Vous savez, cette maison à l’enseigne de la « Demi-Vierge » qui forme le coin d’une rue presque en face des « Trois Benêts, » et où était installée la commission centrale d’inspection des eaux pour prévenir les inondations.
– Le bonhomme va perdre tout son argent en spéculations, dit l’architecte municipal. Savez-vous ce qu’il demande, maintenant ? Un permis de démolir trois de ses maisons, celle de la rue aux Perles, la quatrième à droite auprès de la tour à poudre, et celle qui porte le numéro 47184/II sur les registres de la ville. Les nouveaux plans de construction sont déjà approuvés. »
Les assistants restèrent bouche bée…
*
Par les rues soufflait le vent d’automne. On eût dit que la nature, avant de s’endormir du sommeil de l’hiver, soupirait.
Entre les nuages, si jolis qu’on les aurait crus peints à la main, le ciel était d’un beau bleu foncé.
Ah ! que la ville serait ravissante sans cet horrible Américain qui souillait l’atmosphère avec la fine poussière de ses chantiers de démolition ! Sa rage de détruire ! Comment peut-on autoriser une chose pareille ? Jeter bas trois maisons, je veux bien, mais les treize en même temps, c’est la fin des fins !
Et l’on tousse ; et cela fait souffrir, la poudre de briques qui vous pénètre dans les yeux…
« Ce qu’il va bâtir sera certainement quelque chose d’insensé, du modern-style parbleu, disait-on…
– Hein ! Quoi ! bah ! vous avez certainement mal entendu. Hein ! Il ne veut rien faire bâtir du tout ? Est-il devenu fou ? Et pourquoi avoir soumis à l’autorité les nouveaux plans de construction ?
– Uniquement pour obtenir l’autorisation préalable de démolir, tiens !
– Ah ! messieurs, la nouvelle !… »
L’architecte municipal accourait, hors d’haleine.
« Il y a de l’or dans la ville, oui, de l’or ! Il y en a peut-être ici même, à mes pieds. »
Tout le monde regarda les pieds de M. l’architecte municipal, énormes dans les bottines vernies, plats comme des biscuits à la cuiller.
« Messieurs, Mackintosh prétend avoir trouvé, dans le sous-sol de cette maison qu’il a fait démolir rue aux Perles, du minerai d’or ! assura un fonctionnaire du service des mines. On a même convoqué par télégramme, à Vienne, une commission d’études. »
II
Quelques jours après, Georges Mackintosh était l’homme le plus fêté de la ville. Dans toutes les vitrines, on ne voyait que sa photographie : profil anguleux, les lèvres étroites contractées dans un rictus moqueur…
Les journaux racontaient sa vie ; on connut exactement son poids, son tour de biceps, son tour de poitrine et aussi le cube d’air de ses poumons.
Rien de plus facile, du reste, que de l’interviewer. Il habitait encore dans l’hôtel du « Soleil rouge, » accueillait tout le monde, offrant les plus délicieux cigares, et racontait, avec une charmante complaisance, ce qui l’avait amené à faire démolir ses maisons, à creuser le terrain devenu libre, afin d’y trouver de l’or.
Avec son nouvel appareil qui, par des variations dans la tension électrique, signale exactement la présence de l’or sous la terre, cet appareil inventé par lui, il avait fait des recherches, la nuit, dans les caves de ses immeubles. Il en avait fait aussi dans celles de toutes les maisons voisines, dans lesquelles il avait su s’introduire en secret.
« Tenez, les études officielles du service des mines, et le rapport de l’éminent expert le professeur Senkrecht, de Vienne… »
… Et les pièces étaient bien là, de grandes pages de papier blanc, toutes couvertes de caractères, légalisées, portant le cachet officiel : « Dans les treize terrains dont M. Georges Mackintosh était devenu le propriétaire, il avait été trouvé de l’or, aggloméré au sable, et cela dans une proportion qui faisait prévoir avec certitude une énorme quantité de métal, dans les couches inférieures principalement. Des gisements de ce genre n’avaient encore été rencontrés qu’en Amérique et en Asie. Sans chercher plus loin, on pouvait se ranger à l’avis de M. Mackintosh : il s’agirait ici d’un très ancien lit de rivière… Impossible, naturellement, d’évaluer par un chiffre le rendement exact. Il était hors de doute cependant qu’on se trouvait en présence d’un gisement de première importance – unique au monde, peut-être… »
Le plan que l’Américain avait dressé de l’étendue probable de la mine d’or, plan qui avait reçu la pleine approbation de la commission d’études, était particulièrement intéressant. On y voyait très clairement indiqué que l’ancien lit, commençant à l’une des maisons de Mackintosh, s’étendait aux autres, en sinuosités compliquées passant sous les immeubles voisins, pour disparaître ensuite dans la terre, à un point où il possédait son dernier terrain, dans la Zeltnergasse.
La preuve qu’il en était ainsi, qu’il ne pouvait en être autrement, était si simple, si lumineuse, qu’elle sautait aux yeux, – elle était fatale, – même quand on ne voulait pas croire à la précision de la machine électrique.
… Et par un heureux hasard, la nouvelle réglementation des fouilles vient justement d’être votée !
L’Américain a-t-il tout prévu avec prudence ! et sans rien ébruiter de ses projets !…
On voyait trôner dans les cafés les propriétaires dont le sous-sol était traversé par le filon magique : ils n’avaient à la bouche que des louanges pour l’inventeur, leur voisin, – qu’on avait si honteusement calomnié autrefois : « Que le diable emporte ces gens qui font les mauvaises langues ! »
Alors, chaque soir, les bourgeois, en de longs conciliabules, conféraient sur la conduite à tenir…
« C’est bien simple ! Imiter en tout M. Mackintosh, disait leur avocat-conseil, soumettre des plans à l’administration, comme la loi l’exige, puis démolir, démolir pour atteindre au plus tôt le sous-sol. Il n’y a pas à agir autrement ; il ne faut pas creuser dans les caves ; d’ailleurs, les règlements l’interdisent. »
… Et les événements s’accomplirent…
Un ingénieur étranger trop prudent proposait de s’assurer auparavant si Mackintosh, en fin de compte, n’avait pas fait disposer, secrètement, à l’avance, du sable aurifère, pour tromper la commission. Ah ! les risées qui l’accueillirent ! On n’entendit bientôt plus parler de lui…
Il y en avait, dans les rues, un tumulte, fait du choc des pioches, des chutes de poutres et de gravats, des cris des travailleurs, du passage incessant des voitures de décombres. Et le vent maudit, par là-dessus, portant partout d’épais nuages de poussière en tourbillons ! – Je vous dis, de quoi perdre la tête !
Aussi tout le monde avait des ophtalmies, on s’écrasait dans les cliniques, et le professeur Jeusétou en était à la huitième édition de sa brochure : De l’influence singulière de l’activité des constructions dans une ville sur la cornée de l’homme.
Terrible, terrible, terrible !
Le commerce n’allait plus. Mais devant le « Soleil rouge, » on se battait, chacun voulant parler à l’Américain, lui demander s’il ne croyait pas qu’on devait trouver de l’or… sous d’autres immeubles que ceux indiqués dans le plan.
À tous les coins de rue, des affiches apposées par les autorités affolées interdisaient d’abattre de nouvelles maisons avant que les décrets ministériels n’eussent réglementé la situation. Des patrouilles circulaient sabre au clair ; il y eut des troubles, peu s’en fallut que le sang ne coulât. Les cas de folie se faisaient, de jour en jour, plus nombreux. Navrant ! !… Une pauvre femme, dans les faubourgs, était grimpée, la nuit, en chemise, sur le toit de sa demeure, poussant des cris perçants. Elle arrachait les ardoises et les jetait dans la rue, dans une rage de destruction et d’espoirs avides. De jeunes mères erraient çà et là dans une sorte d’ivresse, et de malheureux nourrissons abandonnés se desséchaient dans les maisons désertées.
Sur la ville flottait un nuage sombre, lourd : on eût dit le Démon de l’or qui planait, ses ailes de chauve-souris étendues…
III
Enfin, le grand jour était venu, enfin ! Les constructions d’autrefois, si jolies, avaient disparu, arrachées du sol, semblait-il ; une armée de mineurs avait remplacé les maçons. C’étaient des coups de pic, c’étaient des pelletées de terre !…
Mais l’or ?… Rien… rien !… Sans doute se trouvait-il à une plus grande profondeur qu’on ne l’avait prévu….
… Tiens ! Cette annonce extraordinaire, immense, dans les journaux :
GEORGES MACKINTOSH
À SES CHERS CONCITOYENS ET À SA BONNE VILLE !
Les événements m’obligent à vous dire adieu à jamais…
Je fais cadeau à la ville du grand ballon captif
que vous verrez cet après-midi s’élever
pour la première fois sur
la place Joseph, et que
vous pourrez à tout
moment utiliser
gratuitement
en souvenir
de moi.
Je
n’ai pu
rendre une
dernière visite à
chacun de mes con-
citoyens ; aussi à tous je
laisse dans la ville une grande carte de visite.
« Décidément, c’était un fou ! – Que signifie donc toute cette histoire ? Y comprenez-vous rien ? – Il est une chose étrange, cependant : figurez-vous que l’Américain, sans en rien dire à personne, a vendu ses terrains ! »
La solution si impatiemment attendue de ce problème fut bientôt fournie par M. Maloch, le photographe. Le premier, il avait fait une ascension dans le ballon captif et avait pris de là-haut une photographie de la ville, à moitié en ruines.
Et le cliché était maintenant exposé dans sa vitrine. La rue était pleine de curieux.
Stupeur ! voici ce qu’on voyait : au milieu de la mer sombre des maisons, les terrains que les démolitions avaient mis à nu faisaient des taches claires. Elles se suivaient comme une traînée blanche, figurant un G. et un M. gigantesques, – les initiales de l’Américain !
*
Seul le vieux conseiller du commerce Schlüsselbein reste indifférent à cette mystification cruelle : sa maison était frappée d’alignement ! Il lui aurait bien fallu la démolir quand même… Et, frottant avec rage ses yeux tout enflammés par la poussière, il se contente de maugréer :
« Ne l’ai-je pas toujours dit ? cet animal-là ne sera jamais sérieux ! »
–––––
(Gustave Meyrink, traduit de l’allemand par Jean Letort, in Roman et Vie, bimensuel, volume 6, n° 3, 5 février 1909 ; cette nouvelle est parue dans le recueil Orchideen: Sonderbare Geschichten, München: Albert Langen, 1905. Après « L’Épouvante, » « L’Argument décisif » et « Le Soldat embrasé, » déjà publiés sur notre site, « G. M. » constitue la quatrième et dernière traduction de Meyrink parue dans Roman et Vie, le supplément littéraire bimensuel de la Revue. Elle a été retraduite par Élisabeth Willenz dans Histoires fantastiques, Monaco : Le Rocher, septembre 1987. Illustration de F. Stark pour la revue Der Orchideengarten, Phantastische Blätter, deuxième année, n° 11, 1920)
–––––
☞ Cette nouvelle a également été traduite en tchèque par Jana Löwenbacha dans la revue praguoise Rozhledy : revue umělecká, politická a sociální, volume XV, n° 24, samedi 11 mars 1905.
–––––
GUSTAV MEYRINK : J. M.
–––––







