Qui ne connaît l’histoire de l’étrange bête de Gévaudan que le folklore, la complainte et l’imagerie populaires rendirent célèbre ?
Qu’était-elle au juste ?
Loup de forte taille, loup-cervier, quelque carnassier inconnu égaré dans les monts désolés de la Lozère, voire loup-garou ? On croyait ferme, dans ce temps-là, à la lycanthropie, à la ceinture magique, à la boucle à sept ardillons capable de transformer les gens en loups et de leur donner la « faim énorme » de chair humaine. On traqua donc la bête selon les rites établis, en tirant des balles fondues dans de l’argent provenant d’un héritage, à travers un trou de nœud d’une planche vermoulue de cercueil… On enfonça des épées bénites dans le sol, sur des sentiers où elle pouvait s’aventurer… Lieutenants de louveterie, chasseurs venus de partout, gentilshommes des environs, plus prosaïques, la traquèrent, mousquet à la main, à travers bois et rocaille.
On mit à mort quelques loups, de vieux solitaires de taille inusitée. La fameuse bête était-elle du nombre ? On ne l’a jamais su…
Toujours est-il qu’elle disparut soudain de la contrée où l’on cessa de se barricader et s’en fut par cette porte merveilleuse que la légende populaire entrebâille volontiers en vue de ces sortes d’évasions dans le vague et l’irréel qui flattent son amour-propre et nourrissent son imagination.
Son souvenir survécut. On en parla longtemps aux veillées. Puis, on aurait oublié l’animal malfaisant comme on oublie les superstitions les plus vivaces, les drames les plus douloureux, si, d’année en année, une bête étrange ne venait semer la terreur dans une de ces régions de la France que des fourrés, des cavernes, des parois à pic et une solitude sauvage transforment en de véritables forêts vierges.
*
Remonter trop loin en arrière serait donner prise à tous ceux qui pourraient se targuer de l’ignorance et de la crédulité de nos grands-parents. C’est de nos jours qu’il faut parler. De ces dernières années…
Pendant plus de six mois, en 1935, une de ces bêtes mystérieuses troubla par ses hurlements une partie du Quercy et du bas Limousin. De Vavrac à Bretenoux, d’Astaillac à La Serve, il n’était question que d’elle. C’est dans la pittoresque région de Beaulieu, proche la sauvage forêt de Palzou, qu’elle apparut, réveillant les villageois des environs par ses hurlements nocturnes.
Ses cris effrayants et indéfinissables firent croire, tout d’abord, qu’il s’agissait d’un loup ou d’un chacal. Des chasseurs de métier, accourus sur les lieux, durent se convaincre du contraire. Le cri de l’animal invisible était impossible à reproduire. Il ne ressemblait à aucun cri connu. Il s’élevait, dans la nuit, angoissant et plaintif, farouche. Des animaux domestiques disparaissaient, emportés, déchirés. Toutes les battues échouaient dans des fourrés inabordables.
La bête disparut, un beau jour, comme elle était venue. S’en alla-t-elle hanter quelque autre versant plus accueillant, quelque tanière plus propice, quelque bois plus ténébreux ?
Le mystère de la forêt de Palzou demeura entier.
*
L’année suivante, c’est le pays vendéen qui fut mis en émoi par l’apparition d’une bête terrifiante.
On parla, tout d’abord, de sorcier rôdant autour des fermes. On le reçut par de véritables fusillades. Il n’en continua pas moins ses ravages.
On s’aperçut alors qu’il s’agissait d’un animal. La gendarmerie fut alertée qui lui donna la chasse. On la traqua iour et nuit. Elle échappait toujours.
Pendant des heures entières, durant ces froides et pluvieuses nuits de février, elle hurla autour des hameaux isolés. Les lampes restaient allumées jusqu’au matin dans les salles basses où les fermiers écoutaient, dans le silence nocturne, s’élever les cris, qui n’avaient rien d’humain, de la mystérieuse créature.
Et, là aussi, elle s’en fut, un jour, sans qu’on pût l’approcher.
*
Un drame, cette fois-ci. Un drame effroyable.
Un petit berger, un gamin avait disparu. On le chercha en vain. Et, soudain, on retrouva un cadavre lacéré, méconnaissable. L’enquête conclut au crime. Dans la région, on murmura qu’il pouvait bien s’agir d’une vengeance, d’un crime de sorcellerie, le corps ayant été découvert dans un amas de rochers de sinistre réfutation, jadis lieu de sabbats et d’un accès presque impossible.
Mais des gens avertis hochèrent la tête. Qu’étaient donc devenus les membres manquants ? Quelle arme avait pu causer d’aussi horribles blessures, des déchirures aussi profondes, à l’enfant ? Qui donc l’avait traîné ainsi sur des pierres aiguës, dans cet endroit désert ?
Ce ne pouvait être un homme. On parla de quelque bête de forte taille, d’un loup peut-être…
Et, de nouveau, surgit le spectre sinistre de la bête de Gévaudan…
*
Le bois de Vercors, dans la Drôme, reçut, à son tour, il y a peu, la visite de la bête fantomatique.
Près du village de Montvendre, on trouva, un soir de l’hiver dernier, la tête arrachée et labourée de coups de crocs d’un chien de garde, animal robuste, disparu depuis trois jours. Des lambeaux de chair étaient épars de tous côtés. Le chien avait dû soutenir une lutte inégale et terrible. On ne retrouva rien du corps qui avait été dévoré sur place…
Durant une des nuits qui suivirent, une fermière sortit, en entendant un grognement venant de sa cour, et se trouva face à face avec une bête énorme, immobile, la gueule ouverte, les yeux phosphorescents. On n’eut pas le temps de lui tirer dessus. Elle continua à hanter les abords du village, dévastant les basses-cours, tuant chiens et animaux domestiques. Ses hurlements épouvantaient les habitants.
La veille de la Noël, à la nuit tombante, une fillette fut renversée et blessée à la main par une bête toute noire et qui galopait lourdement vers les bois voisins…
La bête s’en était allée comme elle était venue, mystérieuse et insaisissable comme une bête de légende, ne laissant derrière elle que les traces sanglantes de ses victimes, que le souvenir de ses hurlements angoissants…
*
Est-il encore des bêtes appartenant à des espèces disparues, survivant dans quelque repaire inaccessible ?
Peut-on parler d’illusion, de suggestion collectives ? S’agit-il de fauves évadés de cirques ambulants ? Ou, plus simplement, de loups, de chiens errants et retournés à l’état sauvage ; de carnassiers émigrés des forêts finnoises, des immenses et impénétrables réserves de chasse de la lointaine Pologne ?…
Il survit bien, en Suisse, une sorte de ver géant, de larve monstrueuse, la « bête qui sort de terre » du folklore fantastique, et qui semble n’être qu’un saurien antédiluvien, oublié par le temps et la vie dans sa retraite rocheuse.
Mais, qu’il s’agisse de bêtes connues ou inconnues, il arrive encore qu’elles surgissent soudain des ténèbres, semant la terreur, provoquant des battues et des rires incrédules. Et, comme au moyen âge où les guerres cruelles et les bouleversements mondiaux étaient annoncés par la venue des animaux féroces et par des signes dans les cieux, elles traversent tel département, telle région, puis disparaissent à nouveau, furtives comme des apparitions de cauchemar, audacieuses et résolues comme des bêtes de chair et de proie…

–––––
(M. Caron, in Marianne, grand hebdomadaire politique et littéraire illustré, sixième année, n° 308, mercredi 14 septembre 1938 ; l’illustration en tête d’article est tirée de la publication)

























