Le nom de Moronville, le savant auteur de la Morphologie des Orchidées, était bien connu de tous les collectionneurs de ces étranges fleurs.
Il avait réalisé, en effet, avec elles, de prodigieuses adaptations et d’incroyables coloris ; c’était, en quelque sorte, un ciseleur inimitable de calices tortus et un évocateur puissant de teintes irréelles.
Son art tenait, à la fois, de la magie et de l’invraisemblable ; et jamais les terres équatoriales n’avaient révélé au désir des amateurs, dont quelques-uns avaient sacrifié de véritables fortunes à les poursuivre, des spécimens plus rares, des types plus tourmentés que ceux créés par la science du génial horticulteur.
N’avait-il point obtenu cent mille francs d’un Coriophora, brun étoilé, et près du double d’un Psittacula aux pétales rouges et bleus, bouclé comme une chevelure retombante d’éphèbe, que s’étaient disputés des milliardaires américains ?
… Cette année-là, Moronville débarquait en Égypte avec des serres démontables pour pouvoir, tout en se reposant sur les rives ensoleillées du Nil, poursuivre ses expériences et surveiller le développement de semis particulièrement sélectionnés qui, approchant de la troisième année, âge, comme on sait, de la floraison des orchidées, devaient produire la première révélation de variétés plus surprenantes encore.
Mais les riches hivernants qui encombrent, en cette saison, les palaces magnifiques du Caire n’eurent pas le loisir d’apercevoir le célèbre botaniste dont l’arrivée alimentait les conversations des salons cosmopolites et les promenades à ânes, le long des routes bruyantes, sous le ciel roux.
Il n’était point débarqué qu’au nom des collectionneurs d’orchidées égyptiens, la princesse de Suntherland, apparentée à la famille royale d’Angleterre, l’avait happé au passage.
Elfe avait obtenu de l’administration khédiviale qu’on mît à sa disposition la salle d’Horus, dans le monument isiaque reconstitué des fouilles d’El-Bôhari.
C’était une construction massive, faite de monolithes superposés qui laissaient filtrer, à travers d’étroites meurtrières de porphyre, une lumière propice à la culture des orchidées, et dont les parois intérieures, aux enchevêtrements de plâtre, gratinées d’une poussière jaune de sable adhérent, étaient exemptes des redoutables moisissures du temps.
« Comment vous remercier, Altesse ? » s’était écrié le savant, confondu de reconnaissance.
Elle avait pris un air grave :
« Je veux, avait-elle répondu, être la première à voir l’efflorescence totale de vos merveilles ! »
Il s’inclina galamment.
« Je manquerais aux traditions des fleurs, madame, si je ne réservais pas leur premier sourire à votre beauté… »
Le lendemain, avec des fonctionnaires mis à sa disposition, Moronville emménagea ses caisses aux terreaux féconds et ses plants aux tiges graciles dans la salle du dieu.
« Les murailles du temple, songeait-il, auront bientôt des fresques de corolles et les piliers nous apparaîtront enguirlandés de pétales aux lèvres multicolores. Ce sera le gracieux témoin de la résurrection d’Isis, l’éclosion d’un printemps sans précédent ! »
Le Printemps d’Isis : le mot fit aussitôt fureur.
D’Alexandrie à Karthoum, du Caire à Ismaïlia, les gazettes, qui avaient déjà consacré de longues chroniques au célèbre horticulteur, s’en emparèrent.
En vain le savant modeste protestait-il, la mode s’y était mise. Il n’y avait rien à faire contre elle.
Le bon ton exigeait impérieusement que l’on fût de cette solennelle reconstitution et que l’on assistât à l’inauguration de la salle mystérieuse. En un jour, trois cents demandes d’invitation arrivèrent à la princesse Alix, et bientôt son secrétaire ne suffit plus à répondre aux quémandeurs.
Un matin, enfin, Moronville se fit annoncer chez elle,
« Altesse, dit-il, tout est terminé. Voici la clé du temple d’Horus. Venez demain matin et vous aurez la primeur du « Printemps d’Isis… »
Des représentants du corps consulaire, des agents diplomatiques, de hauts fonctionnaires du gouvernement avaient obtenu d’accompagner, dans sa sensationnelle visite, la princesse royale, tandis que, massée sur le seuil du monument, une musique militaire saluait son arrivée du God save the King.
D’une main tremblante, on mit la clé dans la serrure.
La porte s’ouvrit.
Alors, soudain, on vit la princesse reculer dans un mouvement de stupeur indicible et tout son cortège la suivre dans sa fuite précipitée, avec un sourd murmure de protestation indignée.
Face à l’entrée même, en plein mur, au milieu de l’enchevêtrement des lianes d’orchidées grimpantes, apparaissait, en lettres de six pouces, cette phrase gravée dans le granit rose :
À BAS L’ANGLETERRE !
Que signifiait cette insulte faite à tout un peuple ?… Qui avait écrit ces mots abominables ?… Fallait-il y voir la main des révolutionnaires égyptiens, et cet outrage était-il un avertissement de quelqu’un des leurs ?…
Le malheureux savant protestait qu’il n’y était pour rien ; personne, autre que lui, n’avait pu s’introduire dans la salle d’Horus. La porte était constamment fermée à double tour et, devant le temple, il y avait une sentinelle.
Les fleurs, alors ?… Les fleurs manifestant à leur façon leur haine contre la noble nation britannique ?… Les fleurs s’alliant avec ses ennemis ?… Comment expliquer cela ?…
Et, cependant, les fleurs étaient bien les coupables !
En s’insinuant, peu à peu, dans le plâtre dont les murailles avaient été recouvertes, un siècle plus tôt, pour effacer les vestiges de la conquête française, les racines aériennes l’avaient désagrégé lentement, puis fait éclater, pendant la nuit même qui avait précédé la visite de la princesse Alix, mettant à nu, ainsi, l’inscription séditieuse.
Et le savant, s’étant approché et ayant examiné avec soin le mur de granit rose, découvrit, un peu plus bas, gravée avec la pointe d’un couteau, la signature de l’auteur du méfait :
PITANCHET, dit PIPEMBOIS,
Cavalier-Trompette aux dragons de Murat
Armée d’Égypte – Août 1798.
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(Guy de Téramond, « Nos Contes, » in L’Avenir de Paris, troisième année, n° 684, samedi 24 janvier 1920 ; « Nos Contes, » in Le Républicain des Hautes-Pyrénées, septième année, n° 1990, vendredi 17 août 1923. Edgard Maxence, « Femme à l’orchidée, » huile sur toile, 1900)

