Nous étions assis sur le pont de l’« Espérance, » petit vapeur que j’avais affrété pour aller de Guyaquil aux îles Galapagos. Le ciel était d’une pureté profonde, et les myriades d’étoiles qui en faisaient comme un immense filet bleu aux mailles d’or, se reflétaient dans la mer très calme, et par cela même aussi étoilée que le ciel. Nous voguions comme dans l’espace, au centre d’une double coupole d’azur. L’astre le plus lointain et qu’on distinguait à l’avant du navire paraissait être le but vers lequel nous nous dirigions.
Rêverie !
Pipo, mon domestique, et Tanguy, mon épagneul, étaient étendus à mes pieds ; ni Tanguy, ni Pipo ne dormaient ; le chien, allongé sur le côté et les pattes en avant, avait la tête en arrière et ses yeux expressifs et doux regardaient un point vague sous le siège en éclisse sur lequel j’étais assis ; le nègre, couché sur le dos, contemplait les étoiles et rêvait sans doute du centre africain où je l’avais acheté au chef d’une tribu, qui engraissait le malheureux uniquement pour le manger. Pipo m’avait su gré de l’avoir sauvé d’une mort certaine, et bien que je lui eusse promis, après l’avoir délivré, de retourner dans son village, tout proche de celui du terrible anthropophage qui l’avait fait prisonnier dans un récent combat, il avait voulu me suivre par reconnaissance ; mais, quoique jouissant avec moi d’un bien-être inconnu aux sauvages, il lui arrivait souvent depuis de rester des journées entières dans la plus noire mélancolie. Ni Calcutta, avec ses merveilleux palais devant lesquels se rassemblent sous des baldaquins illuminés, les riches Indous, lors de leurs grandes fêtes, pour assister à la danse des bayadères, dans le cercle lumineux formé par les « mussachys » ou porteurs de flambeaux ; ni Bénarès, métropole des brahmes, avec ses temples consacrés à Wishou, à Mahadeva et aux femmes de ces dieux : aucune des villes des pays mystérieux par où je l’avais fait passer et où il nous était arrivé bon nombre d’aventures n’avait pu lui faire oublier la hutte congolaise perdue au milieu de la forêt vierge et où il avait reçu le jour…
Lumière phosphorescente
Moi, Pipo et Tanguy, nous étions donc perdus chacun dans ses rêveries. Le paysage qui se déroulait sous mes yeux m’intéressait pourtant entre deux pensées intimes, et je n’avais pas été sans remarquer plusieurs fois déjà, dans les lointains, le changement subit du coloris de la mer. J’attribuais ce phénomène aux protozoaires qui, la nuit, illuminent ces parages de lueurs phosphoriques et, comme j’avais été à même d’admirer plusieurs fois ce merveilleux spectacle, je n’y portais qu’une attention relative. J’aurais fini même par ne plus m’y intéresser du tout si Tanguy ne s’était relevé brusquement et ne s’était mis à gronder
« Couché ! » lui criai-je.
Mais le chien, qui d’habitude m’obéissait à la moindre objurgation, ne fit que gronder de plus belle ; il s’arc-bouta sur ses jambes comme prêt à bondir, et ses poils se dressèrent sur son dos. Je le crus enragé, car j’avais beau écarquiller les yeux pour voir quelle était la cause de sa colère et de son effroi, je ne voyais rien. La mer autour du yacht était toujours aussi belle ; au-dessus de nous, le ciel était toujours aussi serein ; aucun de ces signes précurseurs qui affolent les animaux ne se manifestait nulle part.
« Vois-tu quelque chose, toi ? » demandais-je à Pipo qui s’était relevé lui aussi au grondement du chien, et dont le regard scrutait le coin mystérieux de l’océan, dans lequel, apparemment, il se passait quelque chose.
Mais mon fidèle Pipo ne me répondit pas et, je vis bien à son maintien qu’il était sinon plus, tout au au moins aussi effrayé que Tanguy.
Alors, intrigué par ce mystère, je me penchais plus avant et je perçus comme les grognements d’un porc. La mer prit une teinte livide et Pipo cria d’une voix terrifiante :
« Maître ! Ô maître ! Nous sommes perdus ! »
Le monstre
En même temps, un monstre épouvantable surgit des flots ; sa tête était armée d’un bec corné ; il avait deux gros yeux latéraux et un corps symétrique, muni en avant de huit bras armés de griffes et garnis de ventouses, et d’un pied modifié en entonnoir propulseur servant à la locomotion. Son corps, transparent, était gélatineux ; il brillait des couleurs les plus vives dont il variait les teintes au moyen d’appareils spéciaux, nommés chromatophores, qu’il faisait jouer à volonté.
Je fus si épouvanté devant cette apparition soudaine que je ne songeais pas tout d’abord à me défendre. Six des terribles bras du monstre s’accrochèrent au flanc du navire avec une telle force qu’ils l’arrêtèrent net : les deux plus longs, restés libres, serpentaient dans l’espace au-dessus de ma tête, et s’apprêtaient visiblement à me saisir…
J’avais souvent, durant mes voyages, entendu parler du « kraken, » cet onychotheutis féroce, dont la force est si grande, qu’il peut, avec ses bras armés de griffes, faire sombrer des navires, mais jamais je ne me serais figuré qu’il pouvait atteindre des proportions aussi gigantesques : celui que j’avais devant les yeux avait bien douze mètres de longueur ; et j’étais fasciné par la terrible bête du regard de laquelle jaillissait comme l’effroi des gouffres, et dont le corps s’illuminait en quelque façon de toutes les lueurs de l’enfer.
Quand j’eus retrouvé l’esprit, je songeais à me défendre, mais je n’avais pas d’armes. Considérant d’autre part, que toute résistance était inutile, je m’étendis à terre, je m’y cramponnai, espérant l’impossible et je fermai les yeux pour mourir…
Cependant, ni mon brave Pipo, ni mon fidèle Tanguy n’étaient restés inactifs : alors que je me laissais aller au désespoir, le chien avait aboyé, le nègre avait appelé à l’aide, et tous les hommes du bord, y compris le capitaine, étaient montés sur le pont, qui avec une hache, qui avec une massue, qui avec un poignard, qui avec un fusil, qui avec une épée. Et j’entendis comme dans un cauchemar le bruit des coups de hache, des coups de massue et des coups de feu. Au bout de dix secondes, qui me parurent dix siècles, étonné d’être encore de ce monde, je rouvris les yeux. Alors, j’assistai à un de ces combats rappelant ceux des temps héroïques : le monstre avait jeté son dévolu sur mon pauvre Tanguy ; les griffes des deux longs bras du céphalopode étaient entrées dans les chairs de mon chien. Bien que blessé de toutes parts, le « kraken » ne lâchait pas prise : on eût dit que les blessures qu’on lui faisait décuplait ses forces. Le bateau tanguait effroyablement. Les coups pleuvaient sur le calmar, mais l’horrible bête s’obstinait à vivre. Décidément, c’était nous qui devions mourir !…
Mais Pipo veillait !
En voyant Tanguy près d’expirer, mon brave nègre, qui avait pour mon chien une affection toute particulière, devint comme fou. Ces deux âmes, le sauvage et le chien, avaient eu, depuis longtemps sans doute, le bonheur de s’aimer et de se comprendre. Prompt comme l’éclair, Pipo sauta sur le commandant du yacht ; et, avant que cet homme eût pu l’en défendre, il lui avait enlevé son épée. Profitant aussitôt de ce que le monstre avait ses huit bras occupés, et au risque de tomber dans la mer, ou de détourner sur lui la colère du calmar, il s’élança, pareil à un lion, et il enfonça jusqu’à la garde, dans l’un des gros yeux de la bête, l’arme effilée du capitaine.
Les membres du kraken s’amollirent… On donna quelques coups de hache encore pour détacher les bras du monstre de son corps gélatineux, et le petit vapeur reprit son aplomb…
Nous étions sauvés !
Le triomphe de Pipo
Alors, ce fut pour Pipo une de ces heures de triomphe comme doivent en souhaiter tous les ambitieux ; le capitaine courut à lui pour l’embrasser ; les autres marins de l’équipage voulurent porter Pipo en triomphe. Mais Pipo, sans prendre garde à toutes ces marques de reconnaissance, se précipita sur Tanguy. Il palpa le corps du chien ; et, voyant que tous les soins qu’on pourrait prodiguer à la fidèle petite bête seraient inutiles, il la prit dans ses bras, la berça comme une mère son enfant, il l’arrosa de ses larmes ; puis, toujours en pleurant, il nous regarda tristement. Et ses bons yeux de sauvage semblaient nous dire : « Remerciez Tanguy ; ne me remerciez pas ! Si le monstre n’avait pas tout d’abord jeté son dévolu sur Tanguy, ce serait l’un de nous qui ne respirerait plus à cette heure. Tanguy était mon ami, celui à qui je confiais mes peines secrètes et qui me comprenait. Que vais-je devenir maintenant qu’il n’est plus !! »
Nous comprîmes toute la douleur de Pipo ; nous restâmes silencieux ; et nous nous découvrîmes devant ce cadavre de chien.
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(Raphaël de la Grillière, in Le Voleur illustré lorrain, supplément illustré de la Gazette de Lorraine, n° 2545, dimanche 15 avril 1906)

