Nous avions organisé cette expédition avec tout le soin que de vrais chasseurs apportent dans la conduite d’une battue en montagne. Je ne connaissais l’Atlas qu’à son glorieux lever dans la lumière unique du Moghreb et vu par-dessus les plaines ondulantes de Marrakech, vu du Ram-Ram, un camp de tirailleurs où ne poussaient que des cailloux. Nous devions aller au sanglier dans la région d’Amismis, par l’étroite route en lacets surplombant les gorges des torrents bleus, par ces paysages où le ciel monte infiniment pour ne pas écraser la montagne qui s’en va d’un grand élan jusqu’à ses pointes de neige rose. Les marocains disent de leur montagne qu’elle est une fière jument qui se cabre, et c’est bien vrai qu’on a cette sensation d’un vertigineux galop sur place, d’un départ sans freins ni mors, et qu’on entend, dans l’immense poitrine de la bête de pierre, le souffle brûlant d’une fièvre qui la porte dans cette escalade fantastique.

Nous étions arrivés au soir vert dans une auberge où la table était mise. Dans leurs djellabas dont le soleil avait mangé les couleurs vives, deux garçons bronzés, descendus du village de pierrailles accroché au flanc du mont comme une ruche de guêpes, étaient accroupis dans l’angle de la cheminée : nos guides, qui avaient choisi les mules pour la longue ascension de demain et avaient alerté les rabatteurs qui pousseraient, par les vallées, les bêtes grises, sous le feu de nos fusils.

Ce n’est pas cette chasse que je veux conter, ni l’émerveillement dans l’air léger du petit jour où la montagne s’accomplit, ni l’étonnant chant d’espoir qui est comme un véritable tourment de la joie d’une source, d’un champ doré sur une pente, d’un troupeau sans berger… ni la lumière sur des ruines d’or fondu d’un château en nid d’aigle… Mais je veux dire une légende de ce château de mystère, que le soleil a mangé pierre à pierre au flanc du roc rouge, taillé d’un seul coup de l’épée à deux mains, comme les Pyrénées de Ronceveaux. C’est un de nos guides qui me l’a timidement contée. Timidement, parce que ces morts dont il évoquait le souvenir avaient été puissants, dans leurs amours et dans leurs haines. Timidement, parce que, malgré le plein jour, un petit vent malin, chargé d’odeurs troubles, un petit vent de magie soufflait au ras des herbes dans ce fond de la Vallée Maudite où la chose s’était accomplie. Et je me souviens du regard inquiet de ce va-nu-pieds aux yeux de braise, ce regard qu’il ne pouvait détourner de la face velue du sanglier que j’avais abattu d’une balle à l’épaule, en avant des soies, malgré l’armure de cuir. C’est qu’il y avait, dans l’œil mort de la bête, comme un vilain rictus, une lueur mauvaise, une grimace sournoise, inquiétante, humaine…

Le sanglier de la légende avait dû, à l’heure où se dénouaient les sortilèges, cracher ainsi son sang et cacher son secret dans ses yeux vitreux…
 

*

 

Il y a plus de trois cents ans, en ce château dont les tours s’écroulent dans les ronciers, vivait un seigneur très puissant.

Toutes les campagnes étaient soumises à son autorité et ses voisins craignaient ses armes. Un de ces grands chefs au sang doré, recevant, à leur cour, troubadours et poètes, toujours à cheval ou en fêtes, se saoulant aux grands jeux de chasse et de guerre, fiers de leur sang violent, intrépides… et superstitieux jusqu’au fond de la mœlle. Celui-ci se nommait Mohammed. Je ne sais plus le nom de tous les ascendants qui avaient illustré sa lignée, et qu’on lui donnait après le sien pour l’honorer. Il n’avait qu’un seul fils : Ali.

Ali n’était pas à l’image de son père, et les bergers, qui surprennent les secrets de la nuit, des étoiles, et entendent la plainte d’un bouleau, d’un sapin, souvent très considérable confidence, disaient qu’il avait été léché par le vent noir. Quand le vent noir vous lèche, il ne touche pas à l’harmonie du visage, à son modelé, à ses couleurs. Non… Ali était très beau. Mais ce vent de magie vous efface l’âme et vous noue au cœur un petit grain, comme une bulle de vent. Et la bulle va dans le sang, court, joue, toute seule. Allez donc arrêter une bulle capricieuse du vent noir !…

Le fils du seigneur Mohammed n’aimait pas les jeux de son âge et de son rang. Il ne prenait aucun plaisir à forcer la bête, épieu en main. Il ne se laissait jamais emporter par ces sauvages galopades sous le ventre du nuage qui tombe comme pierre devant votre cheval, à l’endroit où tout à coup le vide vient de se creuser… le nuage qui bâtit un pont sur les crevasses. Ali n’aimait que les fleurs au jardin, les contes merveilleux que laissent tomber, de leurs bouches sans dents, les vieilles qui suent au-dessus de la vapeur du couscous. Il restait dans les djellabas des femmes, ce grande garçon timide aux yeux de fille. Le seigneur qui commandait à ces hauts printemps de montagne et qui avait, avant tout le Moghreb, les hommages du soleil dans la course de ses écuries, n’était pas tendre. Il voulut forcer le sang du garçon. Comme si on pouvait donner du fouet au sang comme à ses chiens… Il l’emmena avec lui en guerre. L’enfant tua, tua, mais sans passion, sans haine. Il tua parce qu’on lui en donnait l’ordre. À la chasse, on le surprit en train de tenir des conversations inquiétantes avec les mouflons qui cherchent l’herbe sous la neige, et un berger, chargé de surveiller le jeune prince dans les randonnées qu’il faisait seul sur les champs blancs de l’avalanche, vint rapporter au château que l’enfant avait un ami chez les bêtes, un vieux mouflon aux cornes verdies par un lichen rouillé, un vieux chef de troupeau… Grand émoi au château des hommes… Le seigneur fit convoquer tout ce qui, dans la montagne, avait quelque secret avec le diable, les rebouteux, les devins, les mages, les charmeurs de serpents, et c’est un sauvage des vallées pourries, un siffleur de la flûte de roseau qui, ayant interrogé ses couleuvres vertes, rendit la sentence et l’oracle.

« L’enfant des hauts monts était possédé par un malin esprit… Dans son sang, le vent noir gonflait sa bulle. S’il continuait à entendre parler la montagne dans une barbe de mouflon, il perdrait tous ses secrets d’homme. Il ne saurait bientôt plus qu’il était un homme, et cela tout en conservant son beau visage de fils de roi… »

Le seigneur Mohammed s’émut. Il fit tuer, par ses lanceurs de javelines, le vieux mâle qui menait harmonieusement son troupeau et faisait suivre aux mouflons les lentes courbes des horizons bleus. Mais le jeune prince restait taciturne et passait ses jours à jouer d’une petite guitare à deux cordes, dont la tristesse, la mélancolie étaient insupportables.

Il y eut la lune de septembre…

Les sapins étaient roux, la neige elle-même était rousse, et la lune, donc… Sur toutes les terres du monde, on croit aux lunes mauvaises, dont les caprices tourmentent les hommes. Et c’est bien cette lune-là qui dut commander cette chasse de nuit, à laquelle le seigneur Mohammed exigea que son fils Ali assistât.

Il s’agissait de forcer un vieux sanglier de légende qui hantait la contrée, un solitaire au poil blanc, que personne, de mémoire de chasseur, n’avait encore jamais vu.

Quand la lune se leva sur les monts et que son or rouillé commença de tacher les hautes pentes, le seigneur Mohammed, son jeune fils et tous ses invités étaient déjà en selle, et, dans la cour pavée de marbre rose, c’était grande animation des valets de chasse qui accouplaient les chiens, s’armaient de la lance ou de la javeline. Les cornes de cuir bouilli, les trompes de cuivre, ouvrirent bientôt la ruée de la chasse. Ali montait un superbe cheval blanc, et son père un étalon noir et feu.

On raconte que, la veille, le charmeur de vipères s’était introduit dans les appartements du jeune prince et qu’il lui avait confié qu’il se trouvait à un tournant de son destin. On raconte aussi qu’à grands remèdes de magie, incantations et sortilèges, le sorcier des serpents, sur les ordres de son seigneur, aurait, dans la nuit de cette chasse, transformé déjà, dans toute sa chair, ce petit prince au sang lent qui galopait à francs étriers, au rendez-vous du sacrifice, vers la vallée maudite.

Ce qui est sûr, c’est que, bientôt, le gros des cavaliers ne réussit plus à suivre le galop d’enfer du seigneur et de son fils. Et c’est l’enfant qui menait le train, si hardiment, si furieusement, qu’à un tournant de la plaine, où coulait le courant fauve du clair de lune, son cheval blanc distança largement le coursier noir de son père. Quand, après avoir poussé des éperons jusqu’au sang et excité à la cravache et aux cris sa monture affolée, le seigneur Mohammed rejoignit la forme blanche qui fuyait, il reconnut, dans le tourbillon de poussière de lune qui lui brûlait les yeux, la bête, le monstre aux poils blancs, le sanglier légendaire.
 

*

 

« C’est ici, à côté de cet éboulis de rochers, que le seigneur Mohammed livra le combat, murmure mon guide, dont la peau de cuivre paraît grise et dont les yeux se brident et ne laissent briller par instants qu’un regard furtif. C’est ici que s’est consommé le sacrifice… »

L’endroit est sauvage. Le champ fleuri des herbes couchées dans le soleil s’arrête à ce rocher qui semble encore marqué au soufre de cette lune rousse. Un petit aigle plane dans le ciel aux reflets d’acier. Et mon guide poursuit l’histoire.

Acculé au roc, la bête blanche faisait front. Sa bouche bavait une boue verte et, tous poils dressés, défenses menaçantes, horrible avec son rire de bête furieuse, il attendait le corps-à-corps. La vallée retentissait de l’écho des trompes et du galop des chevaux. La chasse avait rejoint. Tous les nobles invités du châtelain étaient là, en cercle, fermant le champ clos.

Le seigneur Mohammed était descendu de son cheval ; il dégaina son court poignard.

« Ali, cria-t-il. Ou est mon fils ?… Il s’est encore perdu dans le bois. Il n’est pas de ma race, ce garçon qui n’aime pas les jeux du courage. J’aurais voulu pourtant qu’il voie, qu’il prenne une leçon d’homme… À moi la bête…»

Et il se jeta sur la forme blanche, le fer au point. Ce fut un combat terrible. Le sanglier et l’homme roulaient sur les cailloux, dans une mêlée farouche. Un coup de dague au cœur, et l’animal, après un bond prodigieux, retomba au pied du chasseur ensanglanté.

Alors, il se passa une chose extraordinaire… La bête faisait son agonie, et, à mesure que ses muscles se détendaient, que sa poitrine haletante soufflait le sang noir par son mufle violet, la face poilue changeait de forme, les verrues grises s’effaçaient et les poils et les rides faisaient des crevasses dans ce masque… Et le masque lui-même se rétrécissait, se modelait, et tout le corps s’allongeait sous l’ardente lune…

« Ali ! »

Dans l’herbe, maintenant, c’était Ali qui crachait le sang par la bouche, Ali, tout pâle, les yeux pâteux comme boules de verre, Ali dont les jambes s’allongeaient et se débarrassaient de ce qui les terminait encore, des chevilles poilues et des sabots cornus de sanglier…

En travers de sa selle, le seigneur Mohammed, suivi de sa chasse silencieuse, a rapporté, à son château, le corps de son fils qu’il a tué dans la forme du sanglier blanc. Il a donné ce corps aux femmes qui l’ont soigné avec les prières et les baumes. Et la légende dit que, le troisième jour des prières, un grand garçon s’est levé de sa couche de peaux de mouton sans dire un mot, a pris un bâton de berger. Les femmes l’ont vu sortir, prendre le sentier des mules et commencer d’escalader la montagne. On ne le revit jamais au château.

Il arrive que le soir, sur les sommets, vous entendiez jouer une flûte. C’est le berger des mouflons. C’est Ali qui a retrouvé son troupeau sauvage et qui le mène paître dans les prairies de neige…
 
 

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(René Guillot, prix de littérature coloniale 1936, prix du roman d’aventures 1946, « Les Grandes Chasses, » in Journal des Voyages et des Aventures de Terre, de Mer, et de l’Air, nouvelle série, jeudi 11 juillet 1946)