On racontait des histoires extraordinaires. À tour de rôle, chacun des convives sortait la sienne, et, dès que l’un d’eux avait terminé une anecdote tant soit peu sensationnelle, le vice-consul, qui voulait à tout prix avoir le dernier mot, s’empressait d’intervenir. Il s’écriait alors : « Moi, j’ai vu plus fort que ça ! » et se lançait sans plus tarder dans quelque récit fantastique.

« Moi, j’ai vu plus fort que ça  ! s’écria-t-il une fois de plus. J’ai connu un bonhomme qui avait imaginé d’utiliser la voracité légendaire des autruches pour faire de la contrebande. Vous n’ignorez pas que ces animaux avalent volontiers des morceaux de bois, des objets de métal, des cailloux, et digèrent le tout avec une facilité remarquable. Mon gaillard en avait donc acheté une, à laquelle il faisait absorber des montres, des bijoux, des couverts d’argent et autres articles manufacturés du même genre. Une fois son oiseau bien lesté, il se présentait innocemment à la douane, prétendant conduire l’échassier au jardin zoologique le plus proche. Puis, la frontière heureusement franchie, il tapait familièrement sur les flancs de l’autruche, en disant : « Dédouanons, ma chérie, dédouanons. » Et celle-ci, merveilleusement dressée, s’empressait de restituer l’horlogerie, la bijouterie, l’argenterie et toute la ferblanterie par les voies les plus naturelles.

À la longue, il se fit pincer. Un jour, il avait gavé l’animal de toute une cargaison de réveille-matin, nouveau modèle, d’une sonorité extraordinaire. Il paraît que ces appareils avaient été montés par le fabricant. Et voici qu’au moment précis où mon bonhomme affrontait, avec son flegme habituel, les regards inquisiteurs du douanier, un vacarme épouvantable se déclencha dans le ventre de l’autruche. Cela faisait une musique infernale, qui eût pu réveiller tout un cimetière !

La pauvre bête s’affola. L’émotion produisit, sur ses intestins, un effet bien compréhensible. Et ma chérie ne put s’empêcher de dédouaner sur-le-champ, lâchant successivement deux ou trois douzaines de réveille-matin sous les yeux de l’employé, sensiblement estomaqué de l’aventure. »
 
 

 

Un silence glacial accueillit cette fin de l’anecdote. Tout le monde s’accordait à trouver le vice-consul assommant avec ses inventions stupides. C’est alors que le professeur Tournemolle, resté muet jusqu’alors prit la parole à son tour :

« Écoutez, vice-consul, votre petite histoire est évidemment assez surprenante, mais je vous dirai, moi aussi : « J’ai vu plus fort que ça ! » Il y a une vingtaine d’années, je promenais une troupe de douze kangourous, que j’exhibais dans les music-halls. Après avoir parcouru l’Europe centrale, j’arrivai dans la région des Balkans, qui était alors, et ça n’a guère changé sans doute, assez mal desservie par le chemin de fer. Je voyageais donc en roulotte, visitant toutes les petites villes et gagnant ma pauvre vie tant bien que mal. Or, comme je m’apprêtais à franchir la frontière roumaine, je fus averti charitablement qu’en vertu des droits prohibitifs, votés récemment sur l’importation du bétail, j’allais avoir pour l’entrée de ma petite troupe des frais de douane considérables. Naturellement, je me récriai, faisant valoir avec raison que mes kangourous ne sauraient être assimilés à des bestiaux. Mais l’on m’engagea à me méfier.

Comme bien vous le pensez, la perspective de cette dépense imprévue ne m’enchantait guère. Je me creusais la tête, cherchant à imaginer quelque combinaison propice, lorsque tout à coup, au cours de la répétition quotidienne, en voyant en face de moi mes douze kangourous, alignés par rang de taille, selon la coutume, je fus ébloui par une idée géniale.

Vous savez que le kangourou femelle est pourvu d’une poche, qui lui sert à transporter sa petite progéniture. Or, les miens appartenaient tous au beau sexe. Je les avais choisis tels, les mâles étant le plus souvent d’humeur difficile et plutôt rebelles au dressage. Je saisis donc le plus petit par la peau du cou et me mis en devoir de le faire entrer dans la poche de son voisin immédiat, l.’opération fut, certes, un peu laborieuse, mais, finalement, elle réussit à merveille. Ainsi augmenté de son camarade, le deuxième kangourou paraissait à peine plus gros que de coutume. On ne se doute pas de l’élasticité des parois abdominales chez les marsupiaux !

Ce résultat satisfaisant m’encouragea à introduire de même façon ce deuxième kangourou dans la poche du troisième. J’y parvins, non sans peine, je dois le reconnaître, mais j’y parvins. Ainsi augmenté de ses deux camarades, le troisième animal paraissait évidemment plus volumineux que d’habitude, mais pas tant qu’on pourrait le croire… Dès lors, je vous le demande un peu, vice-consul, pourquoi me serais-je arrêté en si bon chemin ? Vous comprenez bien que j’insérai immédiatement un troisième kangourou dans le quatrième et, sans insister sur les difficultés toujours grandissantes de chaque introduction, je vous dirai simplement que le quatrième fut ensuite caché dans le cinquième, lequel disparut à son tour dans le sixième, dissimulé sitôt après dans le septième, qui s’engouffra dans le huitième, que je fourrai pareillement dans le neuvième, tassé lui aussi dans le dixième, que je comprimai tant bien que mal dans le onzième, qui fut enfin bourré péniblement dans le dernier. Chaque fois, l’opération exigeait de ma part un effort de plus en plus fantastique. À la fin, j’étais obligé de m’asseoir dessus pour tout faire entrer.

Ce douzième kangourou mesurait heureusement des proportions géantes. Je l’avais baptisé Adèle Tavernier. C’était une créature dévouée, qui fit preuve de la meilleure volonté du monde à recevoir cette charge inaccoutumée. Profitant de ses bonnes dispositions, je la fis grimper dans la roulotte et me présentai sans tarder à la douane, n’amenant, en apparence du moins, qu’un seul kangourou.

Les employés se montrèrent tracassiers au possible. Je dus faire descendre l’animal du véhicule, pendant qu’ils furetaient de toutes parts. Au bout d’un instant, je m’aperçus qu’Adèle Tavernier commençait à donner des signes de détresse. Outre qu’elle avait à supporter le poids d un fardeau épouvantable, il faut bien se rendre compte que le onzième kangourou, qui étouffait dans sa poche, n’avait pas tardé à s’agiter de plus belle. L’inconvénient eût été minime, si ce onzième kangourou n’avait été lui-même plutôt secoué en par le dixième, que tracassait sensiblement le neuvième, dans lequel se démenait le huitième, où gigotait pareillement le septième, révolutionné à son tour par le sixième, que chambardait le cinquième, où se trémoussait le quatrième, dans lequel bondissait le troisième, torturé lui-même par le deuxième, où se livrait à une sarabande fantastique le petit premier. Il en résultait un remue-ménage de tous les diables ; on martyrisait cette pauvre Adèle, lui comprimant les boyaux, lui écrasant les rognons et lui défonçant le péritoine. La malheureuse bête faisait peine à voir.

Heureusement, il y avait autour de nous pas mal de monde. Un tas de badauds étaient accourus, avides de contempler l’étrange quadrupède. Et la présence de cette foule donnait à l’animal l’impression de se trouver devant le public. Or, Adèle Tavernier était une personne bien élevée, qui savait se conduire en société. Elle se contractait désespérément, pour ne pas laisser échapper sa charge. Je l’excitais d’ailleurs de mon mieux, fixant sur elle mon œil sévère des grands jours, faisant claquer ma langue, agitant ma badine et me demandant avec angoisse quand ces maudits gabelous auraient terminé leur visite.

Les douaniers reparurent enfin, m’annonçant que je pouvais partir. Mais, hélas ! il était trop tard. Adele Tavernier avait épuisé ses forces. Je vis ses yeux chavirer, ses épaules fléchir… Et v’lan ! comme un diable jailli d’une boîte, le onzième kangourou bondit en l’air, pour retomber sur le sol quelques pas plus loin. Les douaniers s’arrêtèrent net. Des cris de stupeur partirent de la foule. Mais tous ces braves gens n’étaient pas au bout de leurs surprises, car cet animal avait à peine touché terre que déjà, vous le devinez, vice-consul, le dixième apparaissait à son tour, laissant sortir immédiatement le neuvième, qui lança devant lui le huitième, d’où s’échappa le septième, expulsant pareillement le sixième, qui projeta sitôt après le cinquième, lequel vomit le quatrième, d’où sauta le troisième, crachant le deuxième, duquel déboula le petit premier. En moins de cinq secondes, mes douze kangourous se trouvaient tous à la queue leu leu, assis sur leur derrière, humant l’air pur avec délice et agitant comiquement leurs courtes pattes de devant, comme une bande de petits enfants bien sages, qui diraient bonjour à la dame.

La moitié des badauds attroupés avaient fui, remplis d’épouvante. Les autres demeuraient là, yeux écarquillés, bouche bée, ne sachant évidemment s’ils étaient le jouet d’une hallucination diabolique ou s’ils assistaient à quelque tour de passe-passe invraisemblable. Pour moi, je ne perdis pas le nord. Je tapai familièrement sur l’épaule du gabelou le plus proche, lâchant cette bourde :

« N’est-ce pas qu’ils sont bien imités ! »

Et, sifflant ma petite troupe, je partis gaillardement, sans demander mon reste. »

Depuis un bon moment déjà, le vice-consul donnait des signes d’inquiétude. Lorsque le narrateur eut terminé son récit, il risqua :

« Vous avez beaucoup d’imagination, professeur !

– Nullement. Je ne fais que rappeler de vieux souvenirs.

– Vous n’avez pourtant pas la prétention de nous faire croire que cette aventure vous est vraiment arrivée ?

– Je vous jure, mon cher, que ma petite histoire de douane est tout aussi vraie que la vôtre et que toutes celles que vous avez racontées tout à l’heure. D’ailleurs, c’est bien simple ; savez-vous qui j’aperçus, ce jour-là, dans la cour de l’hôtel où j’allais loger avec ma troupe ? Je vous le donne en mille.

– Non… je ne vois pas.

– Précisément votre bonhomme à l’autruche qui était en train de faire dédouaner sa chérie. Voilà, certes, un témoin autorisé, dont vous ne contesterez pas la valeur. Si vous le rencontrez un de ces matins, vous pourrez toujours lui demander quelques détails. »

Le vice-consul jugea superflu de prolonger cette conversation, mais l’attitude plutôt gênée qu’il garda durant le reste de la soirée prouva clairement qu’il n’avait pas beaucoup goûté la petite plaisanterie.
 
 

 

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(Édouard Osmont, « Contes du Journal, » in Le Journal, n° 680, mercredi 10 mai 1911 ; in Fantasio, septième année, n° 138, lundi 15 avril 1912 ; « Les Contes du Journal du Peuple, » in Le Journal du Peuple, sixième année, n° 281, dimanche 9 octobre 1921. Ce texte a été repris dans le recueil éponyme, Paris : Ernest Flammarion, collection « Les Auteurs gais, » 1920. « Emozionante Fuga di parecchi canguri da una stazione ferroviaria di Londra, » illustration d’Achille Beltrame pour La Domenica del Corriere, 22 mars 1903 ; les deux illustrations intérieures d’André Hellé sont tirées de la publication dans Fantasio)

 
 
 

 
 

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☞  Le texte d’Édouard Osmont a été plagié par l’illustrateur Harry Gonel sous le titre : « Les Douze Kangourous de Jimmy O’Magrott, » paru en mai 1912 dans Le Petit Illustré pour la jeunesse et la famille.
 
 

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(Harry Gonel, in Le Petit Illustré pour la jeunesse et la famille, neuvième année, n° 417, dimanche 19 mai 1912. Pour une meilleure lisibilité, n’hésitez pas à cliquer sur les images pour les agrandir)