Le capitaine de vaisseau de R… racontait ainsi la mort de sa femme causée par un accident aussi étrange que funeste dans l’hiver de 184…
Je laisse parler le capitaine.
« J’avais rapporté d’un de mes voyages sur la côte occidentale de l’Afrique un grand gorille fort intelligent, et que j’étais parvenu, à force de précautions et de soins, à rendre aussi doux et aussi traitable que possible… »
En cet endroit, le capitaine s’interrompait, et, après un silence plein de tristesse, il continuait :
« Je ne puis sans frémir voir le retour de la saison des bals à Paris ; c’est pendant une de ces folles nuits, où chaque hôtel retentit des accents de l’orchestre, du murmure des voix charmées et du bruit cadencé des danses entraînantes que se passa l’extraordinaire et tragique aventure qui me ravit à la fois ma femme adorée et le fruit de notre union qu’elle portait dans son sein.
Imprudent que j’étais, je gardais donc dans ma maison ce gorille africain, dont les grimaces, les tours facétieux et les imitations imprévues nous divertissaient fort, moi, ma femme et la mère de ma femme, la vieille madame de R…, qui habitait avec nous dans mon hôtel de la rue Saint-Lazare.
Mme de R…, plus entichée encore que ma femme et moi des espiègleries de Jacko, avait désiré que le gorille fût placé dans une cage à l’entrée d’une espèce de jardin d’hiver dont la fenêtre donnait dans la chambre à coucher de la vieille dame.
C’était dans cette cage que l’on enfermait Jacko pour la nuit, et de là, il pouvait assister à la toilette du soir de madame de R.…, qui, malgré son grand âge, avait encore un goût très vif pour le monde et ne manquait à aucune des réunions, à aucun des bals de sa société.
Il arriva que ma pauvre femme fut priée par une de ses amies de l’accompagner dans un petit voyage que cette amie était forcée de faire à l’une de ses terres. Ma femme était enceinte ; la prudence recommandait de renoncer à ce voyage, mais elle craignit de désobliger son amie. L’impulsion de l’amitié fut plus forte que toutes mes craintes : elle partit.
Pendant cette absence, ma belle-mère tomba malade et se trouva promptement assez bas pour me faire prendre la résolution d’écrire à ma femme de hâter son retour.
Le soir du jour où ma femme devait arriver à Paris, ma belle-mère se trouva mieux, et, par une bizarrerie de son caractère, dans son fol amour du monde, elle voulut à toute force aller dans une soirée où nous étions priés. Mes observations furent vaines ; le médecin, qui était présent, dut aussi céder à la force de son caprice. Je poussai la faiblesse jusqu’à consentir à accompagner la vieille folle, après avoir donné l’ordre à mon cocher d’aller attendre ma femme dans la cour des diligences avant de venir nous prendre à l’hôtel où se donnait le bal. Ma femme devait être à Paris vers minuit.
J’ai dit que la gorille assistait à la toilette de belle-mère. Il la voyait se parer, se farder, mettre ses bijoux, se mirer et marcher dans sa chambre en traînant ses longues jupes de soie ; il ne perdait pas un seul de ses mouvements. Son attention, ses airs étonnés amusaient fort ma belle-mère, qui était loin de supposer que ce jeu pût avoir un si affreux dénouement.
À peine avions-nous quitté l’hôtel, ma belle-mère et moi, que l’animal, je ne sais comment, parvint à ouvrir sa cage et, par la fenêtre du jardin d’hiver qui était restée ouverte, il pénétra dans la chambre à coucher. Il ouvre les tiroirs, furète dans les placards, prend un jupon, une robe, une collerette, des manchettes, et, avec une adresse inouïe, sans omettre un seul détail, revêt toutes les hardes de la vieille dame.
Cette première partie de la toilette étant terminée, il saccage la table de parure, met un tour de cheveux ; puis, saisissant la houppe à poudre de riz, il épuise la boîte dont le contenu passe tout entier sur son horrible face et sur son cou, qui deviennent blancs comme un linceul ; il n’oublia même pas les gants, ni le mouchoir qu’il tint déplié entre ses griffes.
Puis, comme il se souvenait sans doute d’avoir vu ma belle-mère, le soir où elle tomba subitement malade, s’évanouir et s’affaisser sur le plancher, il s’étendit tout de son long et resta immobile.
Pendant que l’animal, seul dans la chambre à coucher, se livrait à ces étranges ébats et que les domestiques le croyaient endormi dans sa cage, je me tenais debout derrière le fauteuil de ma belle- mère, qui bavardait avec deux ou trois douairières aussi folles qu’elle, au milieu de cette foule indifférente et faussement joyeuse des bals parisiens.
Ah ! comme l’on oublie aisément, dans le tourbillon de ces fêtes ardentes, les souffrances solitaires et les dangers suspendus sur tant de têtes, et les misères aboyant au seuil de tant de mansardes nues ! Hélas ! moi-même, combien je devais maudire plus tard cette faiblesse qui me faisait rester là, esclave du caprice d’une vieille coquette, au lieu de courir à la rencontre de ma femme qui, après avoir tremblé, après avoir eu froid peut-être, ne trouverait que des valets pour la recevoir à cette heure de la nuit.
Hélas ! Je devais porter de cette faiblesse une punition plus grande encore que je ne pensais.
Par surcroît de circonstances fatales, ma femme, pour faire plus de hâte, avait pris place dans une voiture appartenant à une nouvelle compagnie qui, pour faire concurrence, crevait ses chevaux et arrivait une demi-heure avant la voiture rivale. J’ignorais complètement l’existence de cette nouvelle entreprise ; de sorte que lorsque, au lieu de débarquer rue Notre-Dame-des-Victoires, elle descendit rue du Bouloi, ma pauvre femme ne trouva personne de la maison.
Elle arrivait avec l’impression de ma dernière lettre, qui était désespérée, malgré la précaution dont j’avais entouré l’annonce d’une triste nouvelle. Elle tremblait de ne plus trouver sa mère vivante. Elle fit en fiacre le trajet de la rue du Bouloi à l’hôtel. Le concierge qui lui ouvrit ne la reconnut même pas. Elle traversa la cour, atteignit le vestibule, monta le grand escalier sans voir personne. Les domestiques jouaient et buvaient dans la cuisine basse.
Elle courut à la chambre de sa mère.
Elle entre, elle voit, vision horrible ! cet être étendu sur le parquet, immobile : elle entrevoit au milieu des dentelles cet affreux visage, effrayant, hideux. Elle va défaillir.
Le gorille tout à coup se relève, poussant un cri terrible qui fait accourir tous les gens.
Ils trouvent ma pauvre femme évanouie, la tête contre un meuble.
Elle expira un mois plus tard, sans avoir recouvré la raison. »
Le capitaine ajouta qu’il avait fait fusiller le gorille dans son jardin le lendemain de l’accident. Quant à Mme de R…, elle n’a plus porté jusqu’à sa mort que des robes de deuil et d’étoffe grossière. Elle ne pouvait sans horreur penser à cette jupe de soie et à ces dentelles dont la vue avait causé la mort de sa fille dans cette nuit funeste.
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(Sous le pseudonyme de S. Alpigi, « Paris nocturne, » in Le Peuple, petit journal du soir quotidien, deuxième année, n° 140, jeudi 11 février 1864 ; Valéry Vernier, « Paris nocturne, » in Le Grand Journal, dimanche 13 août 1865 ; « Variétés, » in Akhbar, journal de l’Algérie, vingt-septième année, n° 4133, vendredi 13 octobre 1865 ; in Le Moniteur universel, n° 200, lundi 19 juillet 1869 ; in Le Petit Moniteur universel du soir, n° 199, lundi 19 juillet 1869 ; in La Gironde, dix-septième année, n° 6519, vendredi 23 juillet 1869 ; « Feuilleton, » in Le Courrier du Bas-Rhin, quatre-vingt-deuxième année, n° 176, samedi 24 juillet 1869 ; « Variétés, » in La Liberté, journal démocratique de l’Hérault, première année, n° 86, dimanche 25 juillet 1869 ; anonyme, « Faits divers, » in L’Indépendant de la Charente-Inférieure, vingt-deuxième année, n° 2790, samedi 31 juillet 1869 ; sous le titre : « Une Histoire frémissante, » in Le Glaneur, journal de l’arrondissement de Bazas (Gironde), trente-cinquième année, n° 1787, dimanche 1er août 1869 ; in Almanach de la Champagne et de la Brie, dix-huitième année, 1870. « A Distinguished Visitor at Liverpool, the Young Gorilla Holding a Reception in the Museum, » gravure, 1876)

