Comment diable s’appelait ce vieux marin aux yeux clairs, aux cheveux drus et blancs qui, tout en poussant sa grosse aiguille dans la toile dure des focs, des huniers et des perroquets, racontait tant d’histoires merveilleuses à la voilerie ? Laubanec, Bloumanec, Boullanec… Le détail est sans importance. On ne le nommait jamais que Prosper Croque-Baleine. Il avait été, en effet, autrefois, un fin harponneur dans les mers du Sud et ses souvenirs avaient une autre saveur que ceux des gens d’aujourd’hui qui croient être marins parce qu’ils circulent sur des cargos.

De tous les ateliers où se préparait la prochaine campagne de pêche à Terre-Neuve, la voilerie était celui qui nous intéressait le plus, mes frères et moi. On y entendait les récits de Jezéquel, qui avait eu les pieds gelés dans son doris sur le Grand-Banc, et ceux de Cortouer, qui avait débuté comme mousse à bord d’un navire négrier ; ceux surtout de Prosper Croque-Baleine. Le bonhomme fumait son brûle-gueule à l’envers, et les anneaux d’or qui brillaient à ses oreilles l’apparentaient, dans mon esprit, aux sauvages dont il parlait souvent. Il était parfumé au goudron toute l’année, comme une dame à la verveine ou patchouli. Je l’admirais sans réserve.

« Allons, Prosper, disaient les gars penchés sur leur ouvrage, et la paume gainée de cuir enfonçant l’aiguille, conte-nous-en une bonne, donc.

– C’était à bord de l’Argonaute, commençait l’ancien baleinier, qui ne ne se faisait jamais prier. Nous étions mouillés dans une des plus grandes baies de la côte du Chili. La brume, presque continuellement étendue sur la mer, nous réduisait à l’inaction. Cela ne faisait pas notre affaire, sûr et certain, car nous comptions sur la prise de deux baleines encore pour voir enfin nos futailles remplies d’huile. Il ne nous manquait plus que ça pour entonner la chanson du départ, celle que vous avez chanté comme moi en levant l’ancre.

Tous les morceaux de graisse provenant de la dernière capture avaient été fondus la nuit précédente, et les hommes de quart ne pouvaient même plus se réunir autour du fourneau, assis sur le guindeau pour se tenir compagnie.

On aurait bien aimé en finir, dame, parce que, après deux ans d’absence, c’est un beau jour que celui où on met le cap sur le pays.

Un matin, voilà la brume qui mollit ; le soleil se montre, la terre apparaît au loin et, tout d’un coup, les deux novices grimpés dans la mâture se mettent à crier : « Baleine ! Baleine au vent à nous !… » Tout le monde courait sur le pont.

« Où est-elle ? Est-elle loin ? Est-ce une bonne baleine ?… » Et la vigie du mât de misaine, comme celle du mât d’artimon, de hurler joyeusement :

« Je crois qu’il y en a deux.

– Vont-elles de l’avant ?

– Non, lieutenant. Les voilà comme des planches sur l’eau.

– Allons, leste, enfants. Amenez deux pirogues, dit le capitaine en enfonçant son chapeau ciré sur ses oreilles ; si nous avons le bonheur d’amariner ces deux-là, notre affaire est dans le sac. Embarque… Embarque… »

Et aussitôt, les deux pirogues de tribord descendent sur leurs palans. Les canotiers s’affalent. « Largue tout. » Légère comme une feuille de palmier, sous sa voile, la première pirogue pique sur le point que la vigie de misaine indiquait toujours avec son bonnet. J’étais à l’avant. Je lâche mon aviron pour observer.

« Les voici, les voici, que je crie ; c’est une mère et son petit. »

On roule la voile. Les canotiers nagent ferme. La baleine faisait un bruit épouvantable et soufflait deux jets d’eau grands comme les tours de la paroisse. Seulement, je ne sais pas ce qui s’était passé, le vent qui avait tourné, d’apparence, ou le soleil qui s’était refroidi, ce qu’il y a de vrai, sûr et certain, c’est que la brume rappliquait plus vite qu’elle ne s’avait sauvée. Nous n’étions plus guère qu’à vingt pieds de la baleine.

« Debout, que crie l’officier, lève les rames. »

Je balance mon harpon pour viser et vlan !… D’ordinaire, il disparaissait tout entier dans la graisse de la bête, hein ! Je ne ratais jamais mon coup. Voilà que j’entends un coup dur comme si mon harpon s’était piqué dans du bois.

« Maladroit, que me crie l’officier, tu m’as envoyé mon chapeau à la mer.

– Excusez, lieutenant, que je dis. J’ai peut-être envoyé votre chapeau par-dessus bord, et je veux bien être maladroit derrière moi, mais pour ce qui est de l’être devant, c’est une autre histoire. Regardez donc la ligne. »

La ligne fixée au manche du harpon halait la pirogue à une vitesse étourdissante. D’habitude, une baleine blessée fuit d’une façon irrégulière en tirant des bordées. Celle-là, que nous n’apercevions que très vaguement dans la brume, nous entraînait tout droit, plus vite qu’un transatlantique, plus vite qu’un express. Nous en avions la respiration coupée.

« Tonnerre ! que dit le lieutenant, c’est une baleine de l’enfer. Halez la ligne, enfants. Approchons davantage que je lui délivre son billet d’enterrement. »

Et il apprêtait sa lance pour porter le coup mortel sous l’aileron. Mais nous étions bien trop occupés à nous cramponner pour haler sur la ligne. Le moindre faux mouvement nous aurait fait chavirer. Personne n’y comprenait rien. De la baleine, nous n’apercevions parfois, à travers le brouillard, qu’une masse noire énorme, une baleine, bien sûr, dont l’huile aurait suffi pour assurer la cargaison de dix navires comme l’Argonaute. On dit qu’une baleine franche nage de façon à se rendre en un mois d’un pôle à l’autre, déduction faite de douze heures par jour pour se reposer et dormir, bien entendu ; mais celle-là, bon sang de bonsoir, l’Atlantique était un bocal trop petit pour elle.

« Impossible de songer à couper la ligne, que dit l’officier. Nous sommes trop loin du bord maintenant. Qu’est-ce qu’on deviendrait ?… Allons, les enfants, promettons tous un cierge à la Vierge Marie, et à Dieu vat… »

Nous n’avions ni biscuit, ni eau douce, tout juste une gourde de tafia. La situation n’était pas gaie. La nuit vint. Il faisait un froid terrible. Et toujours la baleine nous entraînait avec une rapidité vertigineuse vers l’inconnu. Les heures passèrent. L’aube se leva derrière la brume. Et puis il fit très chaud et très soif, et puis très froid encore. J’avais renoncé à tout espoir de revoir jamais ma famille.

Le matin du deuxième jour, sous un climat plus tempéré, la brume se dissipa enfin, et alors nous poussâmes tous un grand cri d’horreur.

Ce n’était pas dans une baleine que j’avais piqué mon harpon ; c’était dans le gouvernail d’un navire gigantesque, fantastique, haut comme une montagne. L’officier leva sa lunette, lut l’inscription sur le panneau arrière, et je vis qu’il pâlissait.

« Le Grand Voltigeur Hollandais, cria-t-il. Eh bien, Prosper, tu en as fait une belle… »

C’était, ma foi, vrai, que j’avais harponné le fameux vaisseau fantôme dont tous les marins parlent sans l’avoir vu. Alors, vous pensez, j’ai profité de l’occasion pour le regarder. Il a fallu une si grande quantité de fer pour sa coque que pendant cent trente ans les mines de Norvège en ont manqué. Cela, tout le monde le sait ; mais, à côté de sa grande ancre, les plus grosses que vous avez vues sont bonnes à suspendre au cou des jeunes filles. Le maître câble d’un trois-ponts aurait été un cheveu à côté de sa drisse de pavillon. Son artillerie n’est pas complète ; on n’a pu trouver assez de bronze pour la terminer.

« C’est pas tout ça, que disaient les canotiers, qu’est-ce que nous allons devenir ? »

Et ils me reprochaient mon inattention, quand j’aperçois, flottant sur la mer, le chapeau du lieutenant. Nous étions revenus à notre point de départ ; nous avions fait le tour du monde, plus vite que personne ne le fera jamais. Vous pensez si j’ai sauté sur mon couteau pour couper la ligne. Mon harpon a été perdu, mais tant pis. Nous l’avions échappé belle.

Le capitaine nous croyait péris en mer. En nous voyant rallier à bord, il cria : « Mousse… La goutte à tout le monde ! »

Ce fut le principal incident de la campagne, cette année-là, » concluait Prosper Croque-Baleine.
 
 

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(André Reuze, « Les Contes d’Excelsior, » in Excelsior, seizième année, n° 5394, vendredi 18 septembre 1925 ; « Nos Contes, » in L’Indépendant des Basses-Pyrénées, journal républicain, cinquante-neuvième année, n° 17695, vendredi 13 novembre 1925 ; « Conte de la Croix du Nord, » in La Croix du Nord, trente-huitième année, n° 11358, samedi 13 août 1927 ; « Contes de Saïgon Républicain, » in Saïgon Républicain, organe d’information et de rapprochement franco-annamite, quatrième année, n° 1110, mardi 21 août 1928 ; « Les Contes de la Dépêche coloniale, » in La Dépêche coloniale et maritime, trente-sixième année, n° 9262, mardi 13 novembre 1928 ; in La Gironde, hebdomadaire illustré du Sud-Ouest, soixante-dix-huitième année, n° 121, dimanche 3 mars 1929 ; « Conte de la Dépêche, » in La Dépêche d’Indochine, quotidien indépendant, troisième année, n° 608, mardi 25 mars 1930 ; « Contes du Journal de Vichy, » in Journal de Vichy, journal des baigneurs, quatre-vingt-cinquième année, mardi 20 mai 1930 ; in Rustica, hebdomadaire illustré, quatrième année, n° 3, dimanche 18 janvier 1931 ; in Le Quotidien, dixième année, n° 3498, lundi 12 septembre 1932. André Reuze a repris cet épisode dans son roman d’aventures Le Fantôme de l’Atlantique, paru en feuilleton sous le pseudonyme de Jacques Cézembre dans Le Progrès de la Côte-d’Or, soixantième année, n° 71 et 72, dimanche 11 et lundi 12 mars 1928 [chapitre IV, « Vers l’épave, »] ; dans Centre-Express, journal du Cher, cent-vingt-troisième année, n° 175, mercredi 19 septembre 1928 ; puis dans Les Dernières Nouvelles de Strasbourg, cinquante-et-unième année, n° 311 et 312, 9 et 10 novembre 1928. Le roman a été publié en volume chez Tallandier, collection « Les Chevaliers de l’Aventure, » première série, n° 29, 1932. Elbridge Kingsley, d’après Albert Pinkham Ryder, « The Flying Dutchman, » gravure sur bois, 1887)