La main sur la conscience, je l’ai vu !… Je lui ai parlé, en plein boulevard, à la lueur des becs de gaz. Qui viendra me dire maintenant qu’on ne l’évoque qu’à minuit, au coin sombre d’un bois ou dans les ruines ténébreuses d’un monastère ?…

Ce soir-là, j’étais sorti du mauvaise humeur ; j’arpentais le trottoir, regardant, sans intérêt, les vitrines éblouissantes ; agaçant du bout de ma canne tous les chiens qui passaient. Il n’y avait pas énormément de monde ; il faisait un froid de loup ; la bise glacée avait mis en fuite les élégants et les élégantes.

Pour la dixième fois, peut-être, je tournais le dos au théâtre, revenais sur mon chemin, quand j’entendis résonner derrière moi un pas vif, léger, sautillant, quelqu’un de pressé… Je regarde par-dessus l’épaule et j’aperçois un drôle d’original ! Il était sanglé dans un habit noir, dont la queue se prolongeait d’une façon excentrique. Le front était couvert d’une de ces coiffures sans nom, que n’adoptent les fashionnables de notre ville qu’aux dernières extrémités de la mode. Les mains étaient ornées de véritables griffes, ayant déchiré le bout de leurs gants rouges. Son pied petit était positivement fourchu… Et sa figure… des yeux jaunes à porter en boutons de manchettes, un nez anguleux qu’on n’aurait point voulu voir dans ses affaires. Une bouche fendue jusqu’aux oreilles, montrant des dents de caniche rageur… Un teint… vous savez la nuance du jour ?… pain brûlé ; des cheveux ardents. Il passe, me dévisage, s’arrête :

« Tiens ! bonsoir ; tu t’ennuies ? Moi aussi ! Faisons un tour à deux ennuyés, alors ? »

Il se mit à rire, d’un petit rire sec que je n’avais entendu à aucune de mes connaissances. Puis, il me prend le bras et m’entraîne…

« Nous sommes dans la direction de l’hospice, pensais-je. C’est quelque fou qu’on aura laissé échapper de son cabanon. » L’inconnu me regardait en clignant de l’oeil.

« Tu ne sais pas qui je suis ?

– Je ne m’en doute nullement, monsieur. Il est probable que vous avez le bras gelé, car vous me serrez d’une façon…

– C’est pour que tu ne te sauves pas, quand je t’aurai dit à quel être tu as à faire, mon ami. Je suis… »

Il souffla dans ses joues creuses.

« Je suis le diable ! »

Moment psychologique ! C’était le diable…

« Au milieu de l’ère moderne, mon cher (le qualificatif de monsieur me paraissant trop de cérémonie, je le supprimais), on ne s’étonne de rien. Rencontrer le diable sur un boulevard de Périgueux n’est pas plus extraordinaire que d’y rencontrer un homme raisonnable. Et qu’êtes-vous venu chercher dans cette bonne ville ? »

Satan me pria de lui prêter un cigare, qu’il me rendrait dans l’autre monde. Il l’alluma au feu de l’enfer, qui brûlait au fond de sa poche, et me débita ce qui suit :

« Tu sauras, mon ami, que ma coutume n’est point de rester au fond de mon royaume, comme le Seigneur au fond du sien. J’aime à voir les choses par moi-même ; je me défie des ministres et des pourvoyeurs. C’est à ce système que je dois tant de damnés ; c’est aussi à ne pas l’employer que le Seigneur doit si peu de conversions. Bref, j’ai fait ma fournée annuelle ; j’arrive de Paris et j’y ai eu tellement d’affaires et de pactes à conclure que j’en ai le cerveau détraqué. Je suis loin de me plaindre : sans travail, pas de plaisir. Quand je songe aux brochettes d’âmes parisiennes, qui tourneront devant mes brasiers !… brrr… »

J’eus le frisson. Le diable continuait :

« Mais quoi ! je tombe dans une ville, que j’avais laissée très prospère sous le rapport du scandale ; je trouve cette ville rangée, disons le mot, cette ville morte. Je m’introduis dans les familles aristocratiques et bourgeoises ; je vois régner partout l’ordre, l’économie, la tranquillité. Les mariages se font sans éclat, honnêtement. La femme épouse son mari pour l’aimer jusqu’au bout de l’existence ; pour élever ses enfants dans d’excellents principes… Le commerçant, au lieu de développer les instincts que je lui avais mis au cœur, se voit subjugué pur la puissance de sa compagne, qui lui ordonne de sacrifier à son honneur ses propres intérêts. La femme, encore la femme, vient repousser le luxe dont j’avais saturé cette ville. Je vois des jeunes filles passer devant les riches étalages de vos marchands, les yeux baissés. Elles ne se laissent pas tenter par les toilettes et les bijoux.

Ces mêmes jeunes filles, délaissant les théâtres, à la grande confusion de nos auteurs modernes, qui ont tous une parcelle de mon génie, vont enfouir dans les églises leur beauté incontestable ; oui, incontestable, mon cher… Les jeunes filles de Périgueux… Mais, poursuivons. La volonté féminine est une de nos puissances ; quand elle tourne contre moi, j’en ressens le plus cruel dépit. Ici, la volonté féminine a tourné ; savez-vous pourquoi ? savez-vous qui donne à vos femmes, à vos filles, tant de douceur, tant de dégoût du monde et tant de qualités solides ? Ce sont vos couvents… J’enrage !… »

À ce moment de son récit, Satan fumait comme une locomotive. Il poursuivit :

« J’enrage, car j’ai trouvé le défaut de la cuirasse et ce défaut est invulnérable. Comment lutter quand l’orgueil n’a pas de prise dans vos institutions ? Elles ont la vogue et ne s’en prévalent point.

Elles tiennent sous le même sceptre de nobles rejetons et de pauvres enfants ; elles répandent également leurs lumières sur les uns et sur les autres. Leur domination bienfaisante s’étend, se ramifie à toutes les branches de la société. Quelle est l’épouse, la mère de famille, la jeune personne qui m’écoutera, quand, par exemple, elle sortira de cette maison ?… »

Sans m’en apercevoir, j’étais arrivé, avec mon étrange compagnon, en face de la grille du couvent de Sainte-***. Il me montrait le pieux établissement endormi dans un linceul de brouillard.

« Ah ! ah ! lui dis-je en riant, prenez garde, messire. Sainte… va fonder un charmant petit journal pour vous faire grincer les dents au fond de votre royaume. J’ai envie de relater dans ses colonnes la conversation que nous avons eue ce soir. »

Le démon leva le poing, en disant : « Si tu fais ceci… » Puis il s’évanouit soudain dans les ténèbres.

Allons, je m’incline devant vous, avec lui, cher couvent, devant ce blanc clocher qui porte, ainsi que la vierge, la couronne de la vertu.
 
 

 

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(Rachilde, in L’Estafette, lundi 17 juin 1878 ; gravure de Hans Weiditz)