Le pauvre vieux Portleson… Quoique toute l’histoire fût épouvantable, je ne peux jamais y penser sans avoir envie de rire…
Le plus curieux est que Portleson était toujours si méticuleux en tout ce qui concernait son travail… ses instruments. Dans son laboratoire, il n’y avait, pour ainsi dire, pas une seule odeur qui ne soit soigneusement classée…
Après avoir été au collège ensemble, nous étions restés liés malgré la dissimilitude de nos carrières. Je ne suis qu’un pauvre rond-de-cuir, tandis que Portleson était dans la science jusqu’au trognon. Il était très calé, faisant des conférences sur les sujets les plus savants, employant des termes qui étaient peut-être de l’argot pour Einstein, mais qui étaient certainement du charabia pour moi. Malgré cela, c’était un brave type, et nous nous entendions très bien ; sans y comprendre grand-chose, je m’intéressais pourtant à ses expériences et passais souvent de longs moments avec lui.
Depuis quelque temps, Portleson travaillait à la construction de la matière… Avec beaucoup de patience, il m’expliqua l’essentiel de cette question. Il paraît que tout… tout, dans l’univers, le soleil, la lune, la terre, les hommes, les bêtes, tout est composé d’innombrables molécules, de millions d’éléments qui se divisent en deux catégories… les électrons et les protons. C’est la variété infinie dans la juxtaposition de ces atomes qui détermine la nature de la matière : gaz… liquide… solide.
Portleson, dans ses expériences, cherchait à modifier l’arrangement et le nombre de ces molécules, afin de changer la substance : faire du plomb de l’or, ou de l’or du plomb, de l’encre, de l’eau, n’importe quoi… Après des recherches monumentales et un travail acharné, il était arrivé à un certain résultat. Il n’était pas encore maître de toutes les combinaisons, mais il parvenait à faire du gaz hydrogène avec n’importe quelle matière. Il appelait ce procédé : « désintégration atomique. » Il s’expliquait ainsi : « Dans l’hydrogène, le plus simple de tous les éléments, chaque atome ne contient que deux molécules principales : un électron encerclant un proton, comme la lune encercle la terre ; son symbole est « H. » Ce que j’ai réussi à faire est d’éliminer dans chaque atome tous les autres électrons et protons, les réduisant ainsi à l’hydrogène ; je ne peux pas faire davantage ; cela m’étonnerait même qu’on puisse faire mieux, car personne ne pourra jamais disséquer un atome comme l’on démonte le moteur d’une auto. C’est pourtant quelque chose, continua-t-il, de pouvoir tout réduire à sa plus simple expression, à l’élément le plus léger, le numéro un de la liste de ce qui nous est connu. »
Je comprenais à peu près sa théorie, mais j’étais surtout très curieux de voir le fonctionnement de l’appareil qu’il avait construit, et qu’il disait capable de tout convertir en hydrogène. Cet appareil avait un aspect bizarre ; d’abord, il n’avait rien d’une machine, aucune roue, aucun rouage.
Il consistait en un cylindre de cristal entouré de plaques de métal et de spirales, semblables à des ressorts monstres en cuivre et en argent. À côté, il y avait un transformateur, et des boîtes métalliques d’où sortaient des tuyaux en tôle gondolée ; c’étaient les « condenseurs. » Le tout était surmonté d’une cheminée faite d’une matière inconnue et ressemblant à un ventilateur de bateau ; ceci servait, Portleson me l’expliqua, à l’échappement des gaz.
L’appareil était brillant, luisant, mais quand même un peu sinistre. Rien, cependant, ne donnait une impression de violence ou de mouvement dangereux ; il n’inspirait aucune peur physique, mais une espèce d’appréhension, de peur psychique. Il émanait de lui, malgré la délicatesse de sa construction, une force diabolique.
Portleson promit de me faire une démonstration ; ce soir-là, nous venions de très bien dîner ; j’avais un bon cigare, et je ne tenais pas encore à quitter la chaleur du salon pour le laboratoire, où mon ami m’entraîna. Il prit un certain air de mystère. Je crois qu’il avait trop lu de Sherlock Holmes et voulait faire son petit effet. « Attendez, mon vieux, dit-il, vous allez voir quelque chose. » Il voulait créer une ambiance pour me mystifier davantage. Pendant quelques instants, il ne parla pas ; il manipulait silencieusement son appareil ; puis il se tourna vers moi :
« Regardez ce morceau de plomb ; c’est lourd, c’est laid, cela n’a rien de poétique, c’est tout juste bon à raccommoder les baignoires ou à fabriquer des tuyaux. Moi, je vais vous démontrer qu’avec ce plomb on peut faire une vapeur, un nimbe, une auréole. Je pourrai en faire autant avec tout autre objet ; tout est une question de proportion. »
En parlant, il mit le plomb dans le rayon du concentrateur ; je commençai à m’intéresser ; je compris que j’étais témoin d’une expérience inédite, d’importance primordiale.
Il baissa un levier en cuivre ; survint un bourdonnement menaçant, malveillant, presque un cri d’agonie, et ensuite… Je n’ai pu comprendre, sur le moment, ce qui advint, et je trouve encore de la difficulté à le raconter. J’étais à côté de Portleson qui se préparait à donner le maximum de courant, sa main droite tendue vers le levier, sa main gauche appuyée contre le banc du laboratoire ! Soudain, comme il tirait le levier vers lui, j’ai cru voir sa manche se prendre dans l’engrenage du concentrateur, qui pivota de son côté. Puis, j’entendis comme un choc amorti, et je me trouvai… seul.
Portleson n’était plus ; où il se tenait, il n’y avait rien, absolument rien.
Cela exprimerait mal mon sentiment, de dire que j’étais étonné, ému, ahuri. Ce qui venait d’arriver était tellement impossible, que je ne pouvais pas m’en rendre compte. Si j’avais pu comprendre tout de suite, je serais devenu fou de peur. Tout ce que je sais est que je suis resté quelques instants figé sur place, puis, inconsciemment, j’ai coupé le contact du transformateur. Le bourdonnement s’arrêta aussitôt, et le silence qui s’ensuivit fut presque plus macabre que le bruit.
Peu à peu, je commençai à penser, et je frissonnai. Même un ballon, quand il crève, laisse des parcelles de caoutchouc ; d’un soldat foudroyé dans une explosion, on retrouve toujours des fragments de chair et d’os à enterrer.
Mais où était Portleson ? Une bouffée d’hydrogène perdue dans son propre laboratoire. À l’apogée de sa brillante carrière, cette force qu’il pensait avoir matée s’était déclenchée et l’avait complètement anéanti. Cet homme en chair et en os, ce merveilleux cerveau, réduit à une bulle de gaz ! Il n’était même pas mort ; tout simplement, il n’était plus.
Ce fut à cette idée que je me mis à rire, à rire, sans pouvoir m’arrêter. Je pris un grand verre de whisky pour me calmer et je me mis à penser à ce que je devais faire !… Appeler la police ? Ils me prendraient pour un fou ou pour un assassin !… Un médecin ? Mais que pouvait la médecine pour une bulle de gaz ? Qui saurait même où était la vapeur qui fut Portleson ? J’eus une nausée, à la pensée que, peut-être, j’aspirais tranquillement tout ce qui me restait de mon meilleur ami. Je décidai de prévenir l’assistant de Portleson, et la police. Pour me donner des forces, je pris encore du whisky et j’allumai une cigarette.
Quand je revins à moi, j’étais accroupi sous le banc du laboratoire, mes sourcils, mes cheveux et la moitié de mes moustaches, brûlés. Jusqu’à ce moment, j’avais pensé que c’était l’appareil qui avait détruit mon ami, Je me trompais ; c’était sûrement moi qui venais d’exterminer définitivement, et pour toujours, les dernières bouffées du grand homme de science.
Quand j’allumai ma cigarette, j’oubliai que l’hydrogène, dans l’air, est inflammable. J’avais causé l’explosion de tout ce qui restait du brave Portleson.
–––––
(Anthony Praga, in Marianne, grand hebdomadaire politique et littéraire illustré, cinquième année, n° 271, mercredi 29 décembre 1937. Illustration de Virgil Finlay)

