Depuis quelques jours, tous les journaux sont pleins de récits émouvants sur le naufrage de l’Amérique, qu’on avait d’abord cru perdu, et qui, finalement, vient d’être remorqué jusqu’à Plymouth par deux steamers anglais.

La rencontre en pleine mer de ce navire à demi coulé et sans équipage, a quelque chose de fantastique qui rappelle involontairement à la mémoire les légendes des vaisseaux-fantômes.

Parmi ces légendes, il y en a deux qui m’ont frappé. Toutes deux sont terribles et sombres, et quand on les raconte le soir, dans les ports de mer de Bretagne, marins et pêcheurs font de grands signes de croix.

La première et la plus ancienne est de je ne sais quel écrivain allemand, qui l’a intitulée : « le Vaisseau à la mouette. »

La voici dans son effrayante simplicité.
 

*

 

Il y a un très grand nombre d’années, le brick allemand der Black Adler (l’Aigle Noir) , capitaine Moser Krall, venant des Îles Moluques, sortait du détroit de Magellan, lorsque, par 53° lat. S. et 70° 30’ long. N, l’homme de vigie signala un grand trois-mâts goélette qui s’avançait vers le Black Adler.

Le capitaine Krall prit sa longue-vue et reconnut, en effet, que le navire signalé venait sur lui en courant des bordées comme s’il eût été gêné par le vent. Or, malgré la saison, la mer était unie et calme, et le vent était juste suffisant pour gonfler les voiles du brick.

Cependant, le navire approchait toujours. Chose étrange ! lorsqu’il fut assez près pour qu’on pût le détailler, Moser Krall s’aperçut qu’il avait ses vergues en pantenne. C’étaient ses voiles déferlées qui le faisaient aller ainsi au gré de la brise.

Supposant que ce navire inconnu avait besoin de secours, le capitaine du Black Adler fit mettre le cap sur lui, et fut bientôt à portée de canon.

Alors, il remarqua une nouvelle et non moins étrange particularité. Le navire était désert. Personne dans les haubans, personne sur le pont, personne au banc de quart du capitaine. Le timonier seul était assis à sa barre ; mais il semblait ne se préoccuper que médiocrement de la route suivie par la goélette, dont la destinée était pourtant entre ses mains.

« Qui êtes-vous ? où allez-vous ? avez-vous besoin de secours ? » cria le capitaine Moser Krall dans son porte-voix.

Personne ne répondit, et le navire mystérieux continua à s’approcher.

Le capitaine répéta sa demande en français, puis en anglais, en italien, et en espagnol.

Cette fois, le pilote inclina la tête à plusieurs reprises, comme pour répondre : « Oui. »

« Tiene menester de nos otros ? répéta le capitaine Krall, croyant qu’on l’avait enfin compris.

– Oui, oui, oui, » fit de nouveau la tête du pilote.

Mais, au même moment, le navire vira de bord, montrant son arrière, avec ces mots inscrits sur le tableau : The Night.

Le trois-mâts était anglais.

« Ah ! c’est trop fort ! » cria le capitaine Krall. Et il ordonna de courir sus au Night, qui semblait maintenant vouloir s’éloigner.

Puis, quand les deux navires furent bord à bord, il sauta lui-même sur le pont du vaisseau mystérieux.

J’ai dit que le pont était désert ; seul, le pilote était toujours à son banc de timonerie. Le capitaine courut à lui. Mais alors, l’homme inclina la tête plus profondément encore, et la tête roula à terre, laissant voir une mouette en train de ronger le cou.

Dans l’entrepont, dans les cabines, partout, il n’y avait que des cadavres. Tout l’équipage du navire anglais était mort de la fièvre jaune. Quant au pilote, surpris à son poste par le fléau, il y était resté. C’est la mouette, en rongeant ses vertèbres, qui avait provoqué chez lui ce mouvement de tête que le capitaine du Black Adler avait pris pour une réponse à son appel.

Moser Krall, épouvanté, quitta ce navire maudit et prit le large au plus vite.
 

*

 

La seconde légende, qui d’ailleurs ressemble un peu à la première, est encore plus fantastique, car elle entre en plein dans le domaine du surnaturel. On l’appelle indifféremment le Vaisseau-fantôme ou le Hollandais. La voici :

Le capitaine Van der Burgh avait eu tous les malheurs possibles. Fils de marin, il avait perdu son père dans un naufrage. Mis par un armateur à la tête du plus beau vaisseau du port de Nieuwe-Diep, il avait, à son premier voyage, eu son navire brisé sur les côtes de Bretagne.

Désespéré, Van der Burgh allait se jeter à la mer, quand un vieux bonhomme, tout cassé, tout jaune et tout ridé, vêtu d’un costume de matelot, l’arrêta par le bras et lui parla mystérieusement à l’oreille.

« Un navire tout neuf, à moi ! s’écria le jeune capitaine ébahi.

– Et pouvant essuyer sans danger les plus effroyables tempêtes, et toujours vainqueur dans les combats, ajouta le vieux matelot.

–  Oh ! mes braves compagnons, quelle revanche !… Et pour cela, vieillard, que faut-il faire ?

– Rien, que signer de ton sang ce parchemin, » dit le vieux matelot, qui disparut subitement, laissant aux pieds de Van der Burgh un vélin couvert de caractères inconnus.

Le jeune marin comprit que ce vieillard était le diable ; mais il voulait sa revanche et celle de son équipage, que les armateurs de Helder et d’Anvers avaient calomniés. Il signa le fatal parchemin et, dès le lendemain, il s’embarquait avec ses hommes sur le brick le Diable, qu’il avait trouvé abandonné dans une crique déserte.

Dès lors, ce fut une vie inimaginable. Le Diable, méritant son nom, devint la terreur des deux océans. Aucun navire, quel qu’il fût, ne pouvait lui résister.

La tête du pirate était mise à prix, mais en vain. De son bord, où il était roi, il défiait le roi d’Angleterre et le roi de France, capturait à l’Espagne ses galions et aux Algériens leurs navires chargés des dépouilles de la chrétienté.

Cela dura ainsi trente années. Le terme fatal approchait. Un jour, dans un abordage avec une galère de Malte, dont il croyait avoir facilement raison, Van der Burgh fut tué, ainsi que tout son équipage, et le Diable fut coulé bas.

Quand l’âme du capitaine arriva au tribunal de Dieu, accompagnée de celles de tous ses matelots, le Seigneur lui dit :

« Ta vie durant, tu as voulu courir les mers… tu les courras encore après ta mort. Monte ton vaisseau, que je vais tirer des profondeurs de l’Océan. Capitaine Van der Burgh, erre pendant l’éternité avec le Vaisseau-Fantôme ! »

Et, par les nuits d’orage, au plus fort de la tempête, les marins effrayés voyaient passer à côté d’eux, naviguant de conserve, un grand brick aux feux rouges, scintillant dans les ténèbres, avec le capitaine Van der Burgh au banc de quart et ses damnés hurlant à bord.

De ceux qui l’avaient ainsi rencontré, bien peu pouvaient espérer revoir la terre. À moins qu’une sainte relique ou un vœu ne les sauvât, tous mouraient avant le retour au port.

Cela dura trente ans ainsi… autant que la vie du pirate. Au bout de ce temps, le navire fut englouti avec tout son équipage dans le Mælstrom, le gouffre de l’océan Glacial.
 

*

 

Une histoire vraie pour finir ; elle se rattache au naufrage de l’Atlantic.

L’Atlantic ayant sombré dans les conditions effroyables que l’on sait, on résolut d’envoyer à bord des plongeurs. Rien de plus facile, du reste, car il n’était pas immergé à une très grande profondeur.

Les plongeurs descendirent donc, munis de leur scaphandre, vers le navire invisible et tout droit au milieu des eaux vertes. Un terrible spectacle les attendait…

Sur le pont, dans l’entrepont, dans les cabines, il y avait plus de trois cents cadavres, les uns assis, les autres debout, tous dans la position où la mort les avait surpris.

Chose horrible ! quand on en touchait un, il montait lentement vers la surface, en dégageant des globules de gaz.

Sur six pêcheurs qui avaient accompli ce lugubre voyage, quatre furent malades de peur…
 
 

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(Jehan Valter [pseudonyme de Gaston Vassy], « Gazette parisienne, » in Paris-Journal, septième année, n° 111, jeudi 23 avril 1874 ; La première partie de cette chronique a été reprise anonymement, sous le titre : « Le Vaisseau à la mouette, légende, » in Le Petit Marseillais, journal quotidien, septième année, n° 2193, vendredi 24 avril 1874  ; « Faits divers, » « Les Navires abandonnés, » in L’Union nationale, journal quotidien [Montpellier et Nîmes], septième année, n° 114, vendredi 24 avril 1874 ; « Chronique des sept jours » in La Presse illustrée, journal hebdomadaire, n° 317, samedi 25 avril 1874 ; « Faits divers, » « Les Navires abandonnés, » in Le Midi, journal républicain libéral, deuxième année, n° 115, mercredi 29 avril 1874 ; « Les Vaisseaux-fantômes, » chronique reprise intégralement, in L’Ordre de Paris, quatrième année, n° 924, mercredi 29 avril 1874 ; « Faits divers, » « Les Vaisseaux-fantômes, » chronique reprise intégralement, in L’Union libérale, journal de Tours et du département d’Indre-&-Loire, septième année, n° 105, mercredi 6 mai 1874 ; Gaston Vassy, « Informations, » « Le Vaisseau à la mouette, » in Le Figaro, vingt-deuxième année, troisième série, n° 139, jeudi 20 mai 1875 ; anonyme, sous le titre : « Une Terrible Légende, » in Messager de Tahiti, journal officiel des établissements français de l’Océanie, vingt-quatrième année, n° 35, vendredi 27 août 1875. Illustration de Lancelot Speed, pour The Blue Poetry Book d’Andrew Lang, London: Longmans, 1891)

 
 

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☞  « Le Vaisseau à la mouette » a fait l’objet d’un plagiat par Évariste Carrance, sous le titre : « Le Navire maudit, » dans Marseille Annonces, sixième année, n° 388, mercredi 7 décembre 1910.
 
 

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LÉGENDE MACABRE

 

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Le Navire Maudit

 
 

Sur un roc tout nu de la côte sauvage, à quelques lieues de Royan, en face de Cordouan, la mer en furie se brisait avec un bruit formidable.

Au loin, au milieu des vagues tourmentées, se dessinait le profil embrumé d’un paquebot forçant sa vapeur pour s’éloigner de ces parages dangereux, célèbres dans les récits des grandes catastrophes maritimes.

Nous nous étions réfugiés dans la maison du garde-côte, Jean-Marie, un ancien timonier qui avait roulé sa bosse sur toutes les mers du globe. Jean-Marie avait rapporté de ses voyages une philosophie à toute épreuve, une franchise des anciens temps, et le souvenir des légendes mystérieuses de la mer, qu’il aimait à raconter aux touristes qui franchissaient parfois son seuil hospitalier, pour s’abriter contre les tempêtes qui se déchaînent souvent, avec une rapidité foudroyante, le long de ces côtes.

C’était précisément notre cas, un jour de juillet de l’année 1910.

Et, tandis que l’Océan hurlait ses colères farouches, le vieux timonier secoua les cendres de son « brûle-gueule » et nous fit le récit très émouvant de la légende du « Vaisseau à la mouette, » qu’on raconte encore de temps à autre, dans les ports de mer de la superstitieuse Bretagne.

Et voici la légende dans son effrayante simplicité…

Il y a un très grand nombre d’années le brick Allemand Der Black Alder (L’aigle noir), capitaine Moser Krall, venant des îles Moluques, sortait du détroit de Magellan, lorsque, par 53 degrés latitude Sud et 70” 38” longitude Nord, l’homme de vigie signala un grand trois-mâts goélette qui s’avançait vers le Black Adler.

Le capitaine Krall prit sa longue vue et reconnut, en effet, que le navire signalé venait sur lui en courant des bordées comme s’il eût été gêné par le vent.

Or, malgré la saison, la mer était unie et calme, et le vent était juste suffisant pour gonfler les voiles du brick.

Cependant, le navire approchait toujours. Chose étrange ! lorsqu’il fut assez près pour qu’on pût le détailler, Moser Krall s’aperçut qu’il avait ses vergues en pantenne. C’étaient ses voiles déferlées qui le faisaient aller ainsi au gré de la brise.

Supposant que ce navire inconnu avait besoin de secours, le capitaine du Black Adler fit mettre le cap sur lui, et fut bientôt à portée de canon. Alors, il remarqua une nouvelle et non moins étrange particularité. Le navire était désert. Personne dans les haubans, personne sur le pont, personne au banc de quart du capitaine. Le timonier, seul, était assis à sa barre ; mais il semblait ne se préoccuper que médiocrement de la marche suivie par la goélette, dont la destinée était pourtant entre ses mains.

« Qui êtes-vous ? Où allez-vous ? » cria le capitaine Moser Krall dans son porte-voix.

Personne ne répondit, et le navire mystérieux continua à s’approcher.

Le capitaine répéta sa demande en français, puis en anglais, en italien et en espagnol.

Cette fois, le pilote inclina la tête à plusieurs reprises comme pour répondre : « Oui. »

« Tiene menester de nos otros ? répéta le capitaine Krall, croyant qu’on l’avait enfin compris.

– Oui, oui, oui, » fit de nouveau la tête du pilote.

Mais, au même instant, le navire vira de bord, montrant son arrière avec ces mots inscrits sur le tableau : The Night.

Le trois-mâts était anglais.

« Ah ! c’est trop fort ! » cria le capitaine Krall. Et il ordonna de courir sus au Night, qui semblait vouloir s’éloigner. Puis, quand les deux navires furent bord à bord, il sauta lui-même sur le pont du vaisseau mystérieux. J’ai dit que le pont était désert. Seul, le pilote était toujours à son banc de timonerie. Le capitaine courut à lui.

Mais alors, l’homme inclina la tête plus profondément encore, et la tête roula à terre, laissant voir une mouette en train de ronger le cou.

Dans l’entrepont, dans les cabines, partout, il n’y avait que des cadavres.

Tout l’équipage du navire anglais était mort de la fièvre jaune.

Quant au pilote, surpris à son poste par le fléau, il y était resté. C’est la mouette, en rongeant ses vertèbres, qui avait provoqué chez lui ce mouvement de tête que le capitaine du Black Adler avait pris pour une réponse à son appel.

Moser Krall, épouvanté, quitta ce navire maudit et prit le large au plus vite.

Telle est la légende macabre que nous conta le vieux Jean-Marie tandis que la mer furieuse venait se briser sur les roches de la côte sauvage.
 
 

 

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(Évariste Carrance, « Contes du Marseille Annonces, » in Marseille Annonces, journal légal des offres et des demandes et des petites annonces marseillaises, sixième année, n° 388, mercredi 7 décembre 1910 ; « Conte de la semaine, » in L’Écho de Tiaret, journal républicain, organe des intérêts de la région tiaretienne et du Sersou, cinquième année, n° 194, dimanche 27 août 1911 ; « Contes du Cri du Marin, » in Le Cri du Marin, journal hebdomadaire indépendant, deuxième année, n° 60, du 18 au 24 septembre 1913 ; in Le Journal d’Aulus, organe des intérêts de la station thermale d’Aulus-les-Bains, quatorzième année, n° 9 et 10, jeudis 25 septembre et 2 octobre 1913 ; in Le Madécasse [Tananarive], seizième année, n° 1795, vendredi 23 octobre 1935)