II
4 mai.
Je n’aurais jamais cru qu’un incident – pour si grave fût-il – pût transformer à ce point la vie d’une localité. Méreuil, charmante petite ville, au nom printanier où l’on imagine que l’existence doive s’écouler paisible et calme à l’ombre des hauts peupliers et des bosquets odorants de lilas, quelle agitation, quelle animation, quelle fièvre, quel tohu-bohu vous bouleversent aujourd’hui !
La petite bonne de l’auberge, en m’apportant mon chocolat le matin, me réveilla par ces mots :
« Croyez-vous, Monsieur, c’est à n’y rien comprendre… Le mari de Sylvelle Daubrée, la jeune femme qui a disparu il y a trois semaines, a fait faire partout des recherches ; nulle part, on n’a des nouvelles de la malheureuse.
– Elle, est partie avec un amoureux, dis-je, sans y croire d’ailleurs.
– Pensez-vous, Monsieur, qu’on n’aurait pas su à Méreuil si Sylvette avait un amoureux ? Non, elle était sérieuse… Ah ! pourtant… – et la jeune Léocadie aux joues rouges se grattait le front – je crois me rappeler l’avoir rencontrée un jour sur la grande route avec M. Félix, qui habite la « villa Érèbe, » vous savez… un drôle de particulier, ce bonhomme-là…
– C’est vrai, Léocadie, mais Sylvette a disparu et le ravisseur, lui, est toujours là. Alors ? Il n’a tout de même pas mangé sa conquête…
– Ah ! sait-on jamais, monsieur ? »
C’est par cette expression dubitative que se terminaient invariablement les commérages tenus par les habitants de Méreuil sur les disparitions mystérieuses. L’hypothèse de l’accident, émise au début, n’avait pas tardé à être abandonnée. Il aurait été vraiment bien curieux que les plus jolies filles de l’endroit fussent successivement victimes d’accident, sans que l’on retrouvât par la suite leur cadavre.
Il n’en fallait pas douter : on se trouvait en présence d’un crime, ou plutôt de crimes. Mais ce n’est pas tout d’arriver à cette conclusion : encore faut-il découvrir l’assassin. La rumeur populaire ne tarda pas, sourdement bien entendu, à désigner l’homme de la « villa Érèbe, » M. Félix.
À ne le point céler, mes soupçons s’étaient, dès mon arrivée, portés sur cet individu que je ne connais point, d’ailleurs, mais dont la réputation mystérieuse n’avait pas laissé de m’intriguer. Et je me félicitai en moi-même de ma perspicacité. Perspicacité, je dois l’avouer, toute relative, car, à tout prendre, aucune instruction n’était ouverte contre cet étrange M. Félix. Et que pouvait-on lui reprocher, je vous prie ? D’avoir assassiné des femmes ? Voire, il faudrait prouver ces allégations.
Je m’amusai, je l’avoue, à entendre les récits, tous plus fantastiques les uns que les autres, qui circulaient sur le propriétaire de la « villa Érèbe. » À en croire les commères qui péroraient sur le pas des portes, M. Félix était un abominable sadique, une sorte d’ogre terrible qui se repaissait de la vue du sang et des dernières convulsions… Par des blandices et des promesses, il attirait chez lui des jeunesses à la chair fraîche… Là, alors que mille bougies étincelaient dans des candélabres d’argent, il dénudait, après les avoir grisées de breuvages spéciaux, ses confiantes amies ; il se plaisait à voir, sur les tapis et les peaux de bêtes qui recouvraient les planchers de sa villa, les corps agiles et rosés se tordre et se contracter sous la morsure du fouet, et quand les zébrures hachaient les ventres délicats, quand des gouttes de sang perlaient sur les seins et sur les hanches, M. Félix, disaient les notables de Méreuil avec des roulements d’yeux horrifiques, possédait comme une bête fauve ses pantelantes maîtresses terrorisées ; après quoi, à l’aide d’une corde poissée, il les étranglait. Et, Dieu me pardonne, l’on citait des noms ! La loueuse de chaises de l’église de Méreuil m’affirma, avec des mines pudibondes, qu’Alberte Buffard, volatilisée il y a un mois, n’avait pas échappé à cet affreux destin. C’était une brune à la chair mate, dont les cheveux taillés court frisaient comme ceux d’un jeune éphèbe. M. Félix manifestait, paraît-il. pour son corps souple quoique un peu lourd, un goût non dissimulé, et comme la jeune femme, toujours, paraît-il, faisait preuve d’une singulière impudeur, prenant plaisir, debout et nue, à frissonner sous les menaces et les blessures d’un mâle, d’étranges débauches s’étaient déroulées, qui avaient fini par l’issue tragique que l’on sait…
N’imaginez point que les racontars populaires s’embarrassent de la disparition des cadavres. M. Félix ne se contentait pas de tuer ; il dépeçait les corps de ses victimes, les hachait menu comme chair à pâté et les brûlait. Mes confrères, les as des envoyés spéciaux, recueillant ces rumeurs, remplirent les colonnes de leurs feuilles du récit des « funèbres colis transportés, » des « infernales cuisines de la villa Érèbe, » des « macabres orgies »… Chacun, à qui mieux mieux, s’attacha à dépasser en horreur les contes les plus atroces de Poe ou de Villiers de l’Isle-Adam…
La police, il faut l’avouer, n’inquiétait pas encore M. Félix. Seules pesaient sur lui des présomptions qui, après tout, ne prenaient consistance que dans l’imagination de la foule. Sans ajouter foi à ces multiples ragots, je n’estimai pas que la personnalité un peu mystérieuse de M. Félix fût indifférente à la vague de terreur qui déferlait sur ce charmant coin de Méreuil. Le rôle de cet être m’intriguait, et, en bon reporter, je m’ingéniai à provoquer le hasard qui, quasi accidentellement, me mettrait en face de lui.
Aller sonner à la porte de la « villa Érèbe, » il n’y fallait pas songer. M. Félix témoignait une aversion marquée pour les indiscrets et les importuns, et ma qualité de journaliste eût été loin de constituer pour moi une recommandation. Les bruits qui circulaient sur lui, et qui étaient parvenus à ses oreilles, ne contribuaient d’ailleurs pas peu à éveiller sa défiance. Je ne tenais en outre pas particulièrement à pénétrer dans le logis de M. Félix, où mille embûches, étranges et sournoises, attendaient, pensais-je, l’audacieux visiteur qui s’y risquerait…
Hier soir, je rentrais par la route qui serpente entre les bois, d’une maison isolée où habitent des amis de Mounette que j’étais allé interviewer, quand un bruit de galop derrière moi me fit brusquement m’abriter contre le talus. Un cavalier diabolique pressait la monture d’un cheval dont les naseaux, comme disent les feuilletonistes, jetaient du feu. La barbe grise de l’homme flottait au vent, ses yeux lançaient un sombre éclat. Je reconnus M. Félix, qu’un molosse étrange, d’un noir d’ébène, à la gueule monstrueuse, accompagnait. La puissante stature du cavalier ne tarda pas à se perdre à l’horizon et, après son passage, me sembla-t-il, s’éleva une brume roussâtre et qui me prit à la gorge…
Mon cœur battit ; je défaillis tant était intense la subite émotion qui m’étreignait : une intuition atroce illuminait mon cerveau… M. Félix était bien responsable des disparitions mystérieuses dont on l’accusait, mais il n’était pas ce qu’on croyait…
(À suivre)
–––––
(Jean Dorsenne, « Les Contes du Journal du Peuple, » in Le Journal du Peuple, quatrième année, n° 162, jeudi 12 juin 1919. Gravure de Hermann Neuber, « Alter Faun im Wald, » 1910)


