Nous pensons que nos lecteurs ne voudront voir nul excès de fantaisie, nul pessimisme non plus, dans cette « anticipation » d’Alphonse Séché, dont les Guerres d’Enfer, un des livres les plus saisissants des années terribles, furent accueillies avec le succès que l’on sait. Le meilleur moyen, justement, que cette « anticipation » soit démentie par les faits, est de la croire possible, d’y penser, de la prévenir.
N. D. L. R.
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J’avais été à la Comédie-Française entendre Horace, et il devait être un peu plus de onze heures et demie, quand je passai devant Saint-Germain-l’Auxerrois. La nuit était douce. Le fourmillement des étoiles mettait une lumière vaporeuse sur le ciel sans lune.
L’esprit bourdonnant des vers de Corneille, j’allais à pas lents, goûtant le repos que les choses elles-mêmes semblaient prendre au silence descendu sur la ville. La colonnade de Perrault mêla sa majesté au souvenir du décor où j’avais vu les héros cornéliens menaçants. Et les véhémentes paroles de Camille venaient par lambeaux sur mes lèvres…
Rome…
Puissent tous ses voisins, ensemble conjurés,
Saper ses fondements…
Que le courroux du ciel, allumé par mes vœux,
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !
Quelle colère ! Est-il possible que la passion soulève ainsi un cœur contre sa patrie ! Hélas ! me disais-je, n’entendîmes-nous pas de tels mots dans la bouche d’hommes qui, pour que triomphent leur idéal pacifiste et leur amour de l’humanité, sacrifieraient leurs frères et leur pays.
Sur le Pont-Neuf, je m’arrêtai un instant à contempler les illuminations de l’eau. Malgré moi, je me remémorais les soirs éteints de 1917-1918, les ténèbres soudain déchirées par l’éclatement des bombes allemandes, les sirènes hurlant le désastre.
Peut-être les événements que nous venions de vivre influaient-ils sur le cours de mes pensées. La guerre ! une fois encore, sa menace avait surgi à l’horizon. Sans la fermeté du nouveau ministère, « l’abominable chose » eût-elle été évitée ?… Pour combien de mois, combien d’années l’était-elle ? Quelque nouveau prétexte ne se présenterait-il pas dont se saisiraient nos ennemis pour essayer d’anéantir notre puissance politique et commerciale, si grande depuis notre victoire, mais si précaire par suite de nos difficultés sociales et de la pauvreté de notre natalité.
Le bruit d’un moteur au-dessus de ma tête suspendit mes réflexions, Un avion, sans doute ! Je tendis l’oreille…
Un autobus passa, bousculant mon attention.
L’agent qui marchait devant moi s’arrêta, scrutant le ciel.
Engagé dans la rue Dauphine, l’autobus n’était déjà plus qu’un point lumineux. Et voici que, dans le silence reformé, un vrombissement formidable s’épandit.
À cette minute, – par quel effet d’hallucination ! – j’eus la vision totale de la ville. Un à un, je dénombre ses monuments, ses jardins, ses rues : à ma droite, le bloc de l’Arc de triomphe, le Trocadéro, la tour Eiffel, l’École militaire, le dôme des Invalides et sa pointe d’or, les clochers ajourés de Sainte-Clotilde ; devant moi, Saint-Sulpice, le Luxembourg, Saint-Pierre de Montrouge, le parc Montsouris, l’Observatoire, plus proche, le Panthéon ; à ma gauche, la gare de Lyon, la colonne de Juillet, le Père-Lachaise et ses petites maisons pour trépassés, les Buttes-Chaumont, Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, le Palais de Justice perçant la Seine de ses tours pointues ; derrière moi, la gare de l’Est, la gare du Nord, le Sacré-Cœur blanc, l’Opéra vert-de-grisé, les toits bleus du Louvre…
Penché sur un plan en relief, ma vision n’eût pas été plus nette. La ville était immense et minuscule. Elle s’enfonçait de partout dans l’horizon, et je l’aurais couverte de l’ombre de ma main.
Une détonation, suivie de beaucoup d’autres, m’arracha à ma rêverie. De partout, vers l’Élysée, vers Auteuil, vers les Tuileries, vers le Palais-Bourbon, jaillissent des flammes.
Des gens courent, affolés, criant des choses que je ne comprends pas.
Une bombe éclate sur le Palais de Justice, avec un fracas épouvantable.
Ai-je peur ? Je ne sais. J’éprouve plutôt une sorte de stupeur. Je suis sans force, sans volonté. J’ai perdu tout contrôle, tout pouvoir sur moi-même. Je voudrais fuir, me jeter à terre ; j’en suis incapable.
Dans le ciel, rapides, bourdonnants, des avions, des avions géants circulent en tous sens, au milieu de nuage d’argent pesants, semblables à de véritables masses de métal et qui s’embrasent au moindre contact d’un clocher ou d’un toit.
L’atmosphère n’est plus qu’un vaste bruit en mouvement, assourdissant, crépitant, dans lequel je me sens pris comme dans un remous. Cela bat mes tempes, mes paupières, bute à mes jambes, à mes épaules. Je suis enlisé, noyé dans du bruit, dans des tourbillons de bruit…
*
Comment me trouvai-je blotti au bas de l’étroit escalier qui mène au square du Vert-Galant ? Quel obscur instinct m’a précipité là ?
Appuyé au mur de l’arche ouverte dans l’épaisse maçonnerie du pont, tremblant et stupide, je regarde brûler Paris.
Sur le toit du petit édicule où s’abrite le gardien du square, quelque chose remue : deux pigeons épouvantés se serrent l’un contre l’autre.
Une torpille pulvérise le bateau-lavoir, près de l’écluse. Une trombe d’eau s’abat sur moi, me sauvant du feu. Les arbres du square, en effet, sont en flammes. Mes cheveux, ma barbe grésillent ; mes vêtements me brûlent la peau.
Une vague odeur de chlore et de vert-de-gris empoisonnait l’air. J’étouffais. La tête me tournait. J’eus cependant assez de présence d’esprit pour tremper mon mouchoir dans une flaque d’eau et l’appliquer sur mon nez et ma bouche…
Que se passa-t-il après ? Je l’ignore. Je dus vouloir fuir et tombai évanoui sur les premières marches de l’escalier.
Quand je repris connaissance, je n’avais souvenir de rien. Je fus stupéfait de me trouver ainsi au fond d’une sorte de fosse profonde, encombrée de branches d’arbres carbonisées, de morceaux de tôle tordus, de briques, de pierres, de lambeaux d’étoffes.
Je grelottais ; j’avais mal au cœur. Comme un tuffeau moisi par la pluie, mes vêtements et la peau de mes mains s’effritaient.
Tout en haut de l’escalier, la tête la première, les bras en avant, l’agent qui marchait devant moi sur le pont au moment où l’attaque de la ville commença, était affalé. Un liquide noirâtre suintait de sa bouche, de son nez, de ses oreilles.
Je me ressouvins alors des minutes horribles, vécues je n’aurais su dire combien d’heures auparavant. Des choses accomplies à l’état absolu d’inconscience surgissaient de ma mémoire, étrangement précises. Je revivais le tragique instant où une bombe effondra le pont Neuf. Et je me voyais franchissant d’un bond le terre-plain du Vert-Galant, mû par une terreur insensée. Un jeune homme fuyait dans le sens opposé au mien, retardant ma propre fuite en venant buter contre moi ; d’un coup de poing dans la figure, je l’avais étendu à terre.
Le silence, un silence coupé de cris et d’éboulements, a succédé au bruit infernal dont l’atmosphère avait été secouée. – Une peur rétrospective agite mes bras, mes mains, mes jambes, d’un tremblement dont je ne puis me rendre maître. Je parviens pourtant à me tenir debout. Agrippé au mur, je monte l’escalier. Un sentiment de solitude m’accable. Il me semble avoir échappé à quelque naufrage. Et voici que j’aborde une terre inconnue où jamais, jamais personne ne viendra me chercher !…
Le jour s’était levé. En vérité, faisait-il jour ? Le ciel charriait d’épaisses fumées aux entrailles torturées par des rougeoiements d’incendie. Les choses m’apparaissent comme à travers un verre noir. Les choses ? des ruines ! Des ruines rendues méconnaissables par la couche de cendre jaune qui les recouvre. À moitié brisée, la statue de Henri IV gît à terre. De la place Dauphine, pas une maison n’est intacte. Le Palais de Justice et la préfecture de police, effondrés, laissent voir Notre-Dame, dont la partie centrale a disparu jusqu’à la galerie des rois, ce qui donne aux tours une extraordinaire élévation. De la Monnaie, de l’Institut, plus rien : des pierres. Le Louvre ne marque sa place que par l’amoncellement de débris. Seule, la colonnade subsiste, barrant d’un long trait harmonieux ce tragique décor.
Sur la Seine au cours appesanti surnagent des matériaux et des objets de toutes sortes : camions, automobiles, meubles, autobus, toitures, charrettes, planches, arbres, cadavres d’hommes, de femmes, d’enfants, de chiens, de chevaux. Quelques êtres encore vivants tâchent de gagner les berges, en implorant désespérément un improbable secours. Du pont du Châtelet rompu pendent deux voitures de tramway qui se sont télescopées en tombant. Le pont Saint-Michel a sauvé une arche. Le petit bras du Pont-Neuf maintient en équilibre un bout de son tablier sur une pile lézardée. Le quai des Orfèvres, le quai des Grands-Augustins, écroulés, obstruent le lit du fleuve dont les eaux submergent les ruines d’alentour.
Là-bas, vers les Invalides au dôme respecté, la tour Eiffel penche, prête à se casser.
L’immensité du désastre m’écrasait. Je me sentais impuissant, et le sentiment de ma solitude grandit jusqu’au désespoir. Je sanglotais comme un enfant.
Une idée, vague d’abord, obsédante bientôt, me tire de ma prostration : rentrer chez moi, m’assurer que ma maison n’a pas été détruite. Prenant le squelette de Notre-Dame pour point de direction, machinalement, je me mets en marche. À chaque pas, des entassements de matériaux obligent à des escalades ou à des détours. Place Dauphine, au premier étage d’une maison éventrée, un homme et une femme sont couchés. L’homme paraît dormir. La femme a dû chercher à se lever ; tuée net par l’éclatement d’une torpille, elle s’est abattue sur la poitrine de son compagnon de lit… et de mort.
Partout, je me heurte à des cadavres affreusement mutilés : celui-ci a été broyé par un bloc de maçonnerie, celui-là est carbonisé, un autre a eu les membres arrachés.
De-ci, de-là, des survivants – combien rares ! – errent, cherchant comme moi à regagner leur quartier, leur rue, leur domicile, à moins qu’ils ne fouillent les ruines pour y découvrir la trace d’un être cher.
À quelque cinquante mètres de la grille du Palais de Justice, tordue et enchevêtrée à des morceaux de fer provenant du clocher de la Sainte-Chapelle, dont ne subsiste guère qu’un arc-boutant au moignon ceint d’une couronne d’épines, trois voitures de pompiers (une pompe, une échelle de sauvetage, une voiture de matériel) saillent des décombres du Tribunal de commerce.
Momifiés, secs, parcheminés, les sapeurs occupent encore leur place respective. Au bruit des éclatements, ils étaient sortis de leur caserne : la mort mit brutalement obstacle à l’accomplissement de leur héroïque devoir…
Pour atteindre Notre-Dame, je dus passer par le quai de la Cité et le quai aux Fleurs, moins obstrués que la rue de Lutèce. Je pris ensuite par la rue d’Arcole. Celle-ci avait relativement peu souffert, de même que l’Hôtel-Dieu dont tous les bâtiments étaient debout. Mais, sous l’action des liquides enflammés lancés par les appareils ennemis, les balcons, les gouttières, les toitures, tout ce qui était en métal avait fondu. Des murs, badigeonnés d’un enduit jaune clair, s’échappait une vapeur légère dont l’odeur sulfureuse prenait à la gorge.
L’aspect de la cathédrale était lamentable et grandiose. La flèche, en tombant, avait crevé la voûte. Sous le ciel, la nef avait l’aspect d’un fantastique navire dont la coque, sur le chantier de construction, laisse encore paraître son armature.
Non loin de la statue de Charlemagne, demeurée sur son socle mais couverte de pustules, comme si le bronze en eût bouilli, tel un monstre de l’Apocalypse précipité à terre par la tempête, un avion colossal s’était écrasé. Les ailes disloquées, les réservoirs à liquide asphyxiant et incendiaire éventrés, ainsi que la chambre des pilotes, c’est une masse informe. Sous la carlingue, les appareils arroseurs tordus semblent des tentacules géants. Vingt ou trente personnes se pressent autour des corps des aviateurs. Ce sont quatre jeunes hommes, vêtus de toile comme des ouvriers mécaniciens. Leur visage a gardé l’expression d’extase que l’on voit à ceux qu’exaltent les sentiments de la foi. Ni la pitié, ni la terreur ne troublèrent leur âme. Ils s’étaient faits les instruments de la mort ; la mort a voulu qu’ils fussent ses victimes !
« Brûlons-les, » crie une femme.
Un homme intervient :
« On ne s’en prend pas à des morts, dit-il.
– Ce sont des assassins, vocifère une autre femme.
– Ils ont accompli un devoir, affirme l’homme.
– En massacrant des innocents sans défense !…
– Ils ont obéi.
– On ne tue pas par ordre !
– Les femmes ne peuvent comprendre. »
Et celui qui a prononcé ces mots s’oppose également à ce que les corps soient profanés.
Je m’éloigne en songeant que là-bas, les frontières franchies, ces quatre morts insultés seront glorifiés comme de justes héros !…
Le pont au Double n’ayant pas été détruit, je puis gagner la rue Lagrange et, par la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, la place du Panthéon. Quel chaos ! Saint-Étienne-du-Mont, le lycée Henri IV, la Bibliothèque Sainte-Geneviève, l’École de Droit, la mairie du 5e arrondissement, la rue Soufflot ne présentent plus qu’un amoncellement formidable de pierres sur lequel le Panthéon dresse ses ruines admirables. Le transept amputé du bras gauche, le fronton à demi rompu (trois colonnes d’angles du péristyle ayant cédé), le dôme effondré, il élève dans le ciel sa « couronne de colonnes » brisées auxquelles une fumée noire suspend comme des nuages d’encens. Hélas ! pour quel sacrifice et pour quels dieux ?…
*
Ainsi, en quelques instants, la première attaque avait anéanti l’œuvre de dix siècles. Ah ! me disais-je, l’homme est-il donc condamné à renverser ce qu’il édifia de ses propres mains, est-il condamné à se détruire lui-même ? Les jours rédempteurs n’apparaîtront-ils jamais sous les vastes cieux indifférents ?… (1) Je me souvenais qu’autrefois, passant sur la Seine, contemplant l’harmonieux panorama de la ville, il m’arrivait de croire les temps barbares révolus. Notre civilisation ne connaîtrait jamais l’effroyable destin des civilisations anciennes. Des capitales comme New York, Rome, Londres, Paris, Berlin, gigantesques cités de science et d’art, n’avaient rien à redouter de la haine des guerres ou des révolutions. Le progrès de l’esprit humain leur épargnerait le sort tragique des Carthage et des Babylone. J’ignorais que déjà le génie d’Ader avait inauguré une ère nouvelle pour l’humanité. L’homme, porté par sa volonté et son courage, guidé par son rêve, s’élèverait au-dessus d’une terre désormais trop petite pour son activité et son ambition. Quelles grandes choses réaliserait alors son esprit aventureux et inventif !…
Et j’étais là, assis parmi des ruines !
Qu’allait-il advenir ? Je me le demandais avec anxiété. Quel désastre définitif se préparait ? Car comment parer ou éviter des attaques nouvelles ?
J’éprouvais, je l’avoue, plus de rancœur contre ceux qui n’avaient su prévenir la catastrophe que de colère pour les destructeurs de Paris. Certains pouvaient estimer que les aviateurs ennemis avaient fait leur devoir. Mais les hommes dont la mission était de veiller à la défense du pays, avaient-ils accompli le leur ? Où étaient-ils maintenant ? (2) S’ils pouvaient se réunir, que vaudraient leurs décisions ?
Je ne savais pas encore que les ministères de la Guerre, de l’Intérieur, de la Marine, spécialement visés, avaient été totalement anéantis, que les champs d’aviation n’étaient plus que cendres, que les gares, bouleversées de fond en comble, ne seraient plus utilisables et que les stocks d’essence brûlaient. Le spectacle que j’avais devant les yeux suffisait à me faire redouter les pires événements. Avait-on seulement songé à déposer en province, dans diverses villes, des exemplaires de notre plan de mobilisation ? Il aurait fallu prévoir. On n’avait rien prévu. Pourquoi ? Par routine, manque d’imagination. Les leçons de la dernière guerre avaient été vite oubliées. L’esprit militaire, au reste, répugne à inventer. C’est un esprit d’application. Toute invention neuve lui est suspecte. La guerre, cependant, est la mise en œuvre de toutes les facultés morales, physiques et intellectuelles de l’homme : le plus industrieux, le plus courageux et le plus fort triomphent. Ce n’est pas en accréditant des manœuvres fameuses que se gagnent les batailles. Ceux qui les pratiquèrent les premiers furent de grands capitaines parce qu’ils innovèrent. Ils avaient de l’imagination et surent surprendre l’ennemi. Organiser la surprise, l’éviter, voilà l’« art de la guerre. »
On avait disputé des jours et des jours, pour savoir s’il convenait de préférer le service militaire de dix-huit mois au service de deux ans ! Mieux eût valu s’aviser des moyens de mettre le pays à l’abri d’une surprise de l’ennemi.
Parce qu’on construisit quelques milliers de tanks, quelques centaines d’avions, les vœux des techniciens les plus « distingués » furent comblés !
Ou ne tint pas plus compte des idées de quelques jeunes officiers qu’on n’avait tenu compte de celles d’un écrivain – un pékin ! – dont le livre, paru en 1916, apportait sur la guerre des vues prophétiques. La guerre, on avait continué à l’envisager exclusivement comme une entreprise de militaires, de professionnels soldats, et comme un art ! On s’était appliqué à constituer des armées, des armées que l’on dirige, que l’on manœuvre, des armées recrutées, groupées, équipées avec le souci d’une certaine esthétique guerrière traditionnelle.
C’est une tradition que de mettre les militaires d’un côté, les civils de l’autre. Antique distinction du combattant et du non-combattant ! Toujours la muraille de Chine, le front derrière lequel la nation continue sa vie aussi normale que possible. Parce qu’il en avait été ainsi dès l917, parce que notre impréparation nous contraignit à ce paradoxe, on a conclu à la nécessité de retomber dans la même erreur.
Des morts – hommes, femmes, enfants – sont là, par centaines de mille, ensevelis sous les ruines de Paris : non-professionnels de la guerre, pourquoi ont-ils été sacrifiés ? – Barbarie ! – Nullement : civilisation ! C’est la science qui permet pareille abomination. Il fallait opposer science à la science.
Des armées : dérision ! Il n’y a plus que la nation. Et puisqu’elle est vulnérable en bloc, elle doit être défendue et se défendre en bloc. N’avoir pas compris cela est criminel.
Au lieu d’industrialiser l’armée, au lieu de « l’ouvriériser, » on s’est entêté à la « guerriériser, » c’est-à-dire à lui maintenir, à lui rendre sa mentalité spéciale et ses facultés manœuvrières. Que n’a-t-on plutôt militarisé la nation entière !
La nation armée. Un mot ! On a trouvé le mot suffisant. J’ignore quelles mesures militaires ont été prises aux frontières ; je sais que l’ensemble du pays est à la merci des attaques en profondeur de l’ennemi. Ni les bâtiments publics, ni les gares, ni les viaducs, ni les canaux, ni les ports, ni les usines, ni les réservoirs d’essence, ni les magasins d’approvisionnements n’ont été dotés de moyens de défense contre les avions. Aucune organisation militaire régionale n’a été réalisée.
Ainsi qu’elles s’ignoraient en 1914, l’administration civile et l’administration militaire s’ignorent. De nouveau, les fonctionnaires seront arrachés de leurs postes, avant que les malingres et les femmes – dûment mis au courant du service par des périodes d’instruction – aient été désignés pour les remplacer. Le régime intérieur approprié au temps de guerre, il faudra l’improviser… si l’ennemi nous en laisse le temps ! Va-t-on revoir le scandale du mercantilisme et, pendant que les hommes se feront tuer, l’or aura-t-il le loisir de se cacher au fond des caves ? Les Croix-rouges, les soupes populaires, les vestiaires et toutes les œuvres similaires d’assistance vont-elles se débattre dans la même incohérence ?…
Incapacité, veulerie, politique, tout a concouru à ce résultat. Les uns ont été incapables de concevoir, les autres n’ont pas voulu se donner la peine d’organiser, d’autres, enfin, par aveuglement sentimental, refusèrent de croire au retour de la guerre. Tous portent aujourd’hui la même responsabilité. Si la patrie succombe, aucun mea culpa ne suffira à racheter leur faute, ni à acquitter le prix du sang injustement répandu.
Morts du Panthéon, si votre esprit demeure au-dessus de vos restes humains, que devez-vous penser ? Toi, Hugo, qui prophétisais que le jour où le premier « air-navire » s’envolerait, la dernière tyrannie rentrerait sous terre.
Toi, Jean-Jacques, qui croyais à la bonté native de l’homme.
Toi, Corneille, vieux serviteur du devoir, dont la statue est là comme consolidée par les pierres écroulées autour d’elle !
Au séjour des demi-dieux, poursuivez-vous les disputes qui nous divisent ici-bas, ou, l’avenir vous étant révélé, pleurez-vous sur notre destinée ?
Ô, vous tous, âmes généreuses, vastes esprits planant sur les petitesses terrestres, qui envisagiez les temps futurs de l’harmonie universelle réalisée par le progrès des sciences, je vous évoque pour que, rangés à nos côtés, vous jugiez du résultat de tant de découvertes dont vous attendiez la paix du monde et le bonheur de l’humanité.
Qu’est devenu votre grand rêve, que deviendra-t-il ?
Civilisation, civilisation, serais-tu synonyme d’épouvante, et le néant n’est-il que l’ombre de ton orgueil ?
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(1) On a su depuis que les appareils qui attaquèrent Paris étaient au nombre de 330, répartis sur douze lignes de 25 avions espacés les uns des autres de 200 mètres environ, ce qui couvrait à peu près la superficie de la ville. Soixante appareils étaient chargés de liquides incendiaires. 60 autres de gaz asphyxiants. Une avant-garde de 30 avions se porta sur le champ d’aviation de Villacoublay. Chaque ligne occupant sa place dans le ciel, par rapport à la première ligne qui survolait Issy-les-Moulineaux et les usines Renaud, l’ensemble des appareils vira de bord. Alors, l’œuvre de destruction commença. La première ligne, devenue la dernière, jeta ses bombes puis, prenant de la hauteur, rejoignit la seconde ligne, qui suivit son exemple point par point. Successivement, les autres lignes firent de même, si bien qu’à la fin l’ordre primitif se trouva rétabli. Cinq appareils seulement furent détruits : deux par collision, deux par accident de moteur, un par rupture d’ailes.
(2) Le président de la République, le président du Conseil et six ministres avaient été tués.
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(Alphonse Séché, in La Revue hebdomadaire, trentième année, n° 32, samedi 6 août 1921 ; Alex Schomburg, illustration pour « Newscast » de Harl Vincent, in Marvel Science Stories, avril-mai 1939)

