Depuis le matin, André Ligier, le savant connu, était d’humeur sombre. Il avait fait un rêve, la nuit précédente, et ce rêve – un cauchemar plutôt – bref, traversé d’effroi et de sang, se prolongeait par-delà le réveil en un malaise qui allait grandissant.

André Ligier poursuivait avec passion ses recherches vers un point précis : la prévision de l’avenir. Existait-elle vraiment ? Incrédule tout d’abord, il admettait maintenant cette possibilité de dépasser le présent ; pour certains êtres, soutenait-il, le voile peut se déchirer, qui nous masque le futur ; certains rêves sont réellement prophétiques.

Et vous comprenez l’émoi de cet homme quand vous saurez que, dans son cauchemar, sa femme et son fils avaient péri tous deux – tués par lui ! Oui, sur sa femme, sur son fils, il le sentait, une menace planait, qui émanait de lui.

Et ils étaient tout pour lui, ces deux êtres, tout… avec la science à laquelle il avait consacré sa vie. Or, justement, la pensée lui était venue déjà quelquefois – sans qu’il s’y arrêtât – qu’il devrait peut-être choisir un jour entre ses affections familiales et ses travaux scientifiques. Idée de savant confiné dans ses abstractions. Ou pressentiment peut-être.

Songer à autre chose, s’évader de ce cercle ? Il ne le pouvait. Presque malgré lui, il revoyait le drame fictif, et le rêve de la nuit accourait, docile à l’évocation.

Vaporeux et flou au début, il s’était cristallisé, acheminé par degré de l’incohérence à une clarté parfaite ; ainsi un paysage qu’emprisonne le brouillard s’en dégage lentement, accuse peu à peu ses contours. Ils se trouvaient tous trois, donc, dans le jardin. Pourquoi, entre sa femme et lui, une discussion avait-elle éclaté ? Nul souvenir ne lui en restait. Et le meurtre avait suivi presque aussitôt, le meurtre imbécile et sauvage ; cette scène surtout ressortait en plein relief, émergeant d’un fond de péripéties plus confuses ; plein de colère, il était allé prendre son revolver et, malgré les cris de l’enfant, les supplications de sa femme, avait tiré sur eux, à plusieurs reprises. De les voir tomber, un contentement était entré en lui, l’avait pénétré voluptueusement. Une telle joie, dans un tel moment ! D’où provenait-elle ? Sortie de quels abîmes inexplorés de l’inconscient ?

Et le rêve se dissolvait dans le cauchemar, s’achevait sur une impression d’apeurement ; les deux cadavres se relevant, se dressant avec de grands gestes, un absurde enchevêtrement de la vie et de la mort, lui s’enfuyant avec épouvante. Puis, le réveil, toutes ces folies nocturnes s’évanouissant dans un rayon du soleil matinal. Et cette idée, cette idée que vous savez, qui avait surgi tout à coup, s’était accrochée, ne lâchait pas prise.

Il essaya de réagir ; allait-il s’obstiner à chercher à son cauchemar, banal en somme, une signification qu’il n’avait certainement pas ? D’un effort de volonté, il réussit à s’extraire du trou noir de ses méditations. Et un peu d’apaisement coula dans son âme.
 

*

 

Des jours passèrent, qu’uniformisait son labeur.

Avait-il recouvré définitivement son calme ? Non, l’obsession persistait, moins violente peut-être, mais tenace. Ah ! cette terrible adhérence d’une pensée à toutes vos pensées. On sait mal les ravages qu’elles peuvent causer, ces idées fixes. Œuvrant en profondeur, elles font leur chemin dans le cerveau, grignotant peu à peu la raison. La folie ? André Ligier redoutait quelque chose de pire ! À l’approche de sa femme et de son fils, un frisson, quelquefois, le parcourait, et l’angoisse le reprenait à la gorge.

Il s’était avisé que ce pouvait être une vengeance de ce monde inconnu qu’il tentait d’explorer, du sphinx qui garde le secret que, lui, prétendait dérober. Le chimiste sait à quels périls il est exposé, lui qui, tout le jour, manipule ses cornues, dissèque la matière ; est-il moins dangereux de vouloir analyser l’impondérable ?

Oui, c’était peut-être cela. Une injonction, en quelque sorte, du fantomatique adversaire de ne pas empiéter davantage sur son domaine, d’abandonner la lutte. Alors, quoi ? Réfréner son élan vers l’idéal, ses aspirations ? N’était-ce pas une échancrure du ciel qu’il pouvait contempler à travers l’aridité de ses travaux ? Il continuerait, quoi qu’il arrivât.
 

*

 

Ce matin-là, il était dans son cabinet de travail : la pièce donnait sur le jardin dans lequel sa femme et son fils se trouvaient. L’enfant avait accoutumé d’y jouer chaque jour, et sa mère lui tenait compagnie un moment, prenant part à ses ébats : gracieux tableau qu’André Ligier, pensivement, suivait des yeux. Un frémissement le secoua, soudain, dans un reflux au cœur de tout son sang… Une telle commotion ! Rien ne la justifiait cependant, rien en apparence, mais, pour lui qui avait toujours présent à l’esprit l’affreux rêve, que hantait la crainte de sa réalisation, elle était lourde de signification, cette chose si simple, si naturelle, le fait que sa femme et son fils venaient de prendre place sur ce petit banc de pierre, car c’était justement sur ce banc où personne ne s’asseyait d’habitude, que, dans son rêve… Et se tenant exactement comme ils se tenaient maintenant, elle, les pieds touchant presque le rosier, l’enfant à sa gauche. Et tous deux faisaient les gestes qu’avait enregistrés son cauchemar avant la querelle ; même, de cette querelle, la cause oubliée revenait tout à coup à sa mémoire avivée par cette étrange reconstitution. Oui, la répétition identique. Ce qu’il redoutait, depuis l’autre jour, ce qu’il sentait venir. Les yeux agrandis, il regardait.

Le dilemme était là, rigide, inflexible : ou son rêve prémonitoire ne se réaliserait pas complètement, et sa thèse sur la prévision de l’avenir s’écroulait, ou bien, déjà projeté en partie sur l’écran de la réalité, il achèverait de s’accomplir ; ce cauchemar se muerait en horrible fait divers…

Ainsi, la destruction de son foyer par lui-même, voilà ce qu’exigeait son succès scientifique !

Et un vague sentiment de contentement se faisait jour à travers sa détresse, s’y diluait : la satisfaction, l’orgueil du triomphe. Nieraient-ils encore, les sceptiques, que l’on puisse, de la plateforme du présent, plonger dans le futur ; se refuseraient-ils davantage à croire à ce phénomène déconcertant ?

Le temps passait cependant. Il demeurait immobile, comme égaré. Ah ! il était bien pris, acculé.

Une porte de sortie peut-être. Il entrevit le suicide : se tuer pour ne pas tuer. Mais cela ne résolvait rien ; non, il ne pouvait disparaître ; du moins pas encore, pas avant. Sa décision était prise. Il fallait que, du plan imaginaire, la scène rêvée se transformât dans son intégralité sur le plan réel ; pour la science, il le fallait. Il se leva, résolu. Un instant encore, ainsi qu’on recule devant un gouffre, il hésita devant I’énormité de la chose… Et cela se déclencha, rapide, presque automatique.

Exécutant les mouvements faits en songe, comme halluciné, il alla dans sa chambre, y prit le revolver, descendit dans le jardin, marcha droit sur le banc… Des coups de feu, des cris répandirent un tumulte qui semblait un écho du tumulte de son âme, Et ce fut tout !

Et du sang, maintenant, tachait la blancheur de la pierre, et deux corps gisaient sans vie sur l’herbe, tandis que le silence reprenait possession des lieux…
 

*

 

Il était remonté dans son cabinet de travail. Avec sa vie qu’il allait donner tout à l’heure, il aurait tout sacrifié au Moloch ; c’était bien ! Son supplice avait cessé, ce déchirement, cette espèce d’écartèlement moral qu’il venait d’endurer, et ces instants, qu’il savait devoir être pour lui les derniers, baignaient dans la sérénité, cette sérénité de clarté lunaire, froide, inhumaine, qui permet de voir les choses de haut, de trop haut.

Son forfait se résumait à ses yeux en ceci : un cas de prévision de l’avenir nettement réalisé, un document nouveau à l’actif de sa théorie ; le reste ne comptait pas ; d’ailleurs, il était déjà hors de ce monde.

Avant de mettre le point final à cette hallucination, cependant, il lui fallait la relater pour ses confrères. Il le fit minutieusement, dans une lettre qu’il alla mettre à la poste, put se rendre compte que le drame – dont le dernier acte restait encore à jouer – n’avait été vu ni entendu par personne. Que lui importait d’ailleurs.

À son retour, il mit ses papiers en ordre. Un regard dans le jardin, vers le banc. S’attendrir, regretter, redevenir un homme enfin, un pauvre homme, en cette seconde, dans laquelle toutes les autres se condensaient ? Il se raidit. N’allait-il pas les rejoindre les deux êtres étendus là-bas ? Et il reprit son arme…
 

*

 

Le lendemain, les journaux relatèrent en première page, sous le titre : « Drame inexplicable, » la mort violente d’André Ligier, de sa femme et de son fils. La vérité ne fut connue que plus tard, par la lettre.
 
 

–––––

 
 

(Albert Blocher, « Les Contes du Petit Journal, » in Le Petit Journal, n° 24782, samedi 22 novembre 1930 ; Alberto Savinio, « Torna la dea nel suo tempio, » tempera sur bois, 1944)