IV

 

15 avril 19…

 

Décidément je renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres… Nous vivons dans un siècle infâme de matérialisme, et, tout en étant profondément écœuré, je réprime avec peine un besoin d’hilarité…. Comprenez-vous ? J’ai à la fois envie de maudire ce siècle, de pleurer sur son dégradant prosaïsme, et de rire, de rire… tellement l’aventure me semble burlesque et tellement je me juge stupide. Après tout, les sceptiques dédaigneux, mes confrères, les reporters blasés qui considèrent les faits les plus stupéfiants avec un sourire désabusé et une moue dédaigneuse, sont dans le vrai : je ne mérite que railleries.

Des années avaient passé depuis ces étranges disparitions de Méreuil pour lesquelles mon journal m’avait envoyé en reportage. Une célébrité de bon aloi m’était échue à la suite de mon retentissant article : Le réveil du dieu. Quelles que fussent les préventions des esprits forts, force leur avait été de se rallier à mes hypothèses, à mes certitudes. Les cadavres étaient introuvables, l’assassin présumé s’était mystérieusement volatilisé. De toutes les explications fournies, une seul était plausible : on avait eu affaire à une résurrection de Pluton… La police avait abdiqué et l’oubli avait recouvert cette passionnante aventure.

Cinq ans s’étaient écoulés. Le hasard, cette divinité protectrice des journalistes, avait voulu que je fusse envoyé en mission spéciale en Argentine. Les performances extraordinaires d’un jeune gaucho passionnaient les lecteurs de mon journal, et mon directeur, ne reculant devant aucun sacrifice, m’avait chargé d’une enquête approfondie sur les mœurs des ranchs.

En bon reporter qui se respecte, vous pensez bien qu’au lieu d’errer dans les pampas sauvages, je passai le plus clair de mon temps à travailler à Buenos-Ayres.

Le désœuvrement, et aussi une pointe de cafard me conduisirent hier soir dans une maison hospitalière, – de belle apparence, ma foi ! – qui rayonnait dans le quartier réservé de la ville… Le nom de l’établissement qui, le soir, flamboyait en lettres éclairées à l’électricité, m’avait intrigué : Eresus

Mon Dieu ! Si le titre faisait preuve d’originalité, l’intérieur de la maison ne différait guère des autres. Dans une pièce ornée de glaces, garnie de sofas et de fauteuils en velours rouge, voire d’un piano mécanique, quelques femmes en peignoir vaporeux et léger s’ennuyaient cordialement, attendant le bon vouloir du client. La vérité me force à dire que ces aimables personnes ne manquaient pas de charme : l’une surtout, extrêmement brune, aux courts cheveux bouclés, ne laissait pas de m’intéresser. Mais j’étais peu en train et je réglai mes consommations. Quand, brusquement, je m’arrêtai… La serveuse appelait le patron, pour que l’on me rendît de la monnaie. et voici les mots qui frappèrent mes oreilles :

« Monsieur Félix, monsieur Félix… »

Bien que des kilomètres cubes d’eau fussent passés sous les ponts depuis lors, je ne pus m’empêcher, en entendant ce nom, de repenser à cette mystérieuse affaire de Méreuil. Et soudain, je tressaillis. M. Félix était devant moi ; c’était bien le même personnage à la barbe de jais, à la haute stature, le cavalier diabolique en qui j’avais reconnu le sombre dieu des Enfers… Pluton, Pluton, l’auguste monarque du Tartare, se trouvait devant moi sous les espèces d’un vulgaire tenancier de maison mal famée…

Mon trouble se manifesta de façon telle que M. Félix l’aperçut et, plein de sollicitude, s’inquiéta.

« Ce n’est rien, fis-je… C’est une ressemblance qui m’étonne. J’ai connu à Méreuil…

– Vous avez habité Méreuil, monsieur ? »

Mon interlocuteur, peu intimidé, souriait.

« Mais oui, répondis-je… et du temps où un monsieur Félix, précisément…

– Le dieu ravisseur, n’est-ce pas ? »

Cette fois, M. Félix rit franchement. Et sans tergiverser, sans gêne aucune, soudain il fit, montrant son charmant troupeau :

« Et voici les victimes… Ah ! vous avez connu Méreuil, monsieur ? Je suis content de rappeler ce souvenir ; il m‘a longtemps amusé… Vous prenez un verre de liqueur, n’est-ce pas ? »

Avant que j’eusse acquiescé, deux verres se trouvaient devant nous et M. Félix, très en verve, me racontait :

« Que voulez-vous, monsieur ? Il faut bien vivre… J’embauchai ces aimables pensionnaires à Méreuil. Voici Mounette ; elle est charmante, un morceau de roi… Et Sylvette… Voici cinq ans que je les ai expédiées ici… Leur disparition, vous vous en souvenez, fit grand bruit, et quelles que fussent mes précautions, les soupçons, car l’opinion populaire ne m’accusait de rien moins que d’assassinat, se portaient sur moi et j’allais certainement être inquiété, quand mon hurluberlu, un pauvre reporter nicodème, me sauva la vie… sans le vouloir.

– Comment cela ? dis-je, intéressé.

– Bah ! il vit tout à coup en moi – par quelque aberration d’alcoolique – le dieu Pluton. Un article retentissant parut dans un journal parisien.

Tel Napoléon, j’utilisai la circonstance. Je m’appliquai de mon mieux à simuler ce brave Pluton. Quelques feux de Bengale, quelques vapeurs sulfureuses, quelques embûches adroites me suffirent. La superstition est si grande là-bas que personne n’osa m’approcher. J’en profitai pour m’éclipser et aller rejoindre ici ces belles poulettes… – Elle est bonne, n’est-ce pas, et que dites-vous du journaliste ?

– Pas fort, répliquai-je, vexé tout de même… Alors, pas d’enfer ?

– Eh ! non ; toutefois, je vais vous le montrer… »

Goguenard, mon hôte m’entraîna :

« M. Félix n’oublie pas qu’il fut Pluton, du reste… Vous allez en juger… »

Et c’est ainsi que j’aperçus dans une chambre isolée le groupe exquis de deux femmes enlacées que ne dérangea même pas notre passage.

« Femmes damnées, » murmura M. Félix…

M’ayant enfin conduit dans sa bibliothèque, il m’ouvrit à deux battants un petit meuble rempli de livres précieusement reliés.

« Savourez : voici mon « enfer… »

… J’ai comme une vague impression que M. Félix se moqua de moi.
 
 

FIN

 
 

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(Jean Dorsenne, « Les Contes du Journal du Peuple, » in Le Journal du Peuple, quatrième année, n° 192, samedi 12 juillet 1919. Gravure de Hermann Neuber, « Alter Faun im Wald, » 1910)