La pluie tombait depuis si longtemps, avec une rage si impitoyable sur les cheminées et les toits de la grande cité industrielle, qu’à la fin la ville semblait encerclée comme entre de hauts murs de prison en acier poli.
Maintenant, c’était l’après-midi ; la courte journée d’hiver était presque finie ; depuis l’aurore, il avait plu et sans doute pleuvrait-il toute la nuit encore. Un sombre et humide crépuscule commençait à envelopper la ville comme une tenture de deuil. Les réverbères prenaient vie – on eût dit à les voir des fantômes de narcisses noyés – et projetaient leurs tremblants reflets mouillés sur les trottoirs changés en ruisseaux. Il y avait peu de monde dans les rues lugubres et ceux qui s’y trouvaient, courbés sous leurs parapluies ruisselants et trop lourds, luttaient avec peine pour avancer contre les coups de vent.
Patrick Lamb était un de ceux-là, et si grande était sa hâte, que plus d’une fois, comme il butait contre le bord invisible du trottoir, il courut le risque de s’étaler, lui et son parapluie, dans les ruisseaux torrentueux et boueux. Il avait de bonnes raisons pour se dépêcher : on lui avait indiqué un emploi ; il allait se présenter et craignait, en ne se pressant pas, d’arriver trop tard et de ne pas obtenir cette situation qui lui était si nécessaire. Entrant à la fin dans une rue étroite et noire, il vit en face de lui une construction en briques jaunes, décrépite, dont le toit portait une coupole en verre où la saleté et la suie semblaient incrustées depuis des temps immémoriaux. Un escalier de quelques marches basses menait à une porte qu’il suffisait de pousser. Il était arrivé à destination.
Il ouvrit brusquement la porte et se trouva immédiatement devant un tourniquet, auprès duquel était assis un homme à l’air maladif, dont l’uniforme, qui ne lui allait pas, était assez semblable à celui d’un pompier.
« Six pence, s’il vous plaît, » dit l’homme, en sifflant entre ses dents.
Patrick Lamb secoua la tête.
« Non, je ne suis pas un visiteur ; j’ai rendez-vous avec le directeur, Mr. Mugivan.
– Aha, » dit l’employé d’un air entendu, et il le fit entrer dans une pièce étroite, emplie de papiers, de dossiers, de livres de comptes et de poussière. Là, était assis Mr. Mugivan, un homme gras, flasque, avec de grosses jambes et une figure comme une tomate.
Mr. Mugivan considéra un moment le visage blafard, plutôt maigre, du jeune homme, ses yeux gris profondément enfoncés et son corps mince, chétif.
« Et quelle est la raison qui vous fait venir ?
– La nécessité ! J’ai besoin de travailler. J’ai échoué ici, il y a une semaine, avec une tournée théâtrale. »
Il y eut un silence. Mr. Mugivan rit, regardant son visiteur d’un air de défi, de ses petits yeux bordés de rouge, assez pareils à ceux d’un cochon.
« Pour un acteur, c’est plutôt une déchéance que d’arriver à garder les figures de cire de Mugivan, n’est-ce pas ?
– Cela ne fait rien, Monsieur. Et si vous voulez seulement me le permettre, je m’en occuperai diablement bien !
– C’est monotone, dit le propriétaire, d’un ton toujours dédaigneux. De neuf heures du matin à sept heures du soir. Une heure pour le déjeuner et une heure pour le thé. Deux livres sterling par semaine… et l’employé doit porter une livrée. Voilà qui ne doit pas plaire à un acteur, n’est-ce pas ?
– Peut-être ne suis-je pas un acteur, » dit Patrick Lamb.
Mr. Mugivan cracha par terre.
« Allons, je vais vous prendre à l’essai. Quel est votre nom ? »
Patrick le lui dit.
« Alors, Lamb, venez avec moi ; je vais vous montrer les Beautés de Mugivan avant que vous ne partiez. Vous pourrez commencer demain matin. »
Docilement, Patrick suivit son nouveau patron, d’abord à travers le tourniquet que l’autre garçon fit mouvoir obligeamment, puis le long d’un étroit souterrain blanchi à la chaux jusqu’à un vaste appartement.
« Avez-vous jamais vu des figures de cire ? demanda Mr. Mugivan.
– Des figures de cire ? Non, pas depuis le temps où j’étais gosse !
– La salle des Monarques, » annonça Mr. Mugivan avec un bruit de lèvres déprédateur.
La chambre où ils avaient pénétré était nue, en forme de voûte ; là aussi, les murs étaient blanchis à la chaux ; le sol était couvert d’un grossier tapis de laine rouge, et au milieu se trouvait un sofa en peluche cramoisie et râpée. Malgré sa nudité, la chambre n’était pas vide, mais il s’y pressait une pâle multitude de figures muettes, raides et silencieuses. Elles étaient debout en groupes, chaque groupe sur une estrade ; une corde rouge les emprisonnait et les protégeait du public, ainsi que des moutons dans un enclos ; même si elles l’avaient voulu, elles n’eussent pu s’évader, mais devaient à jamais demeurer prisonnières. Ils se tenaient là, et sans doute s’y tiendraient à travers les temps, ces rois et ces reines de clinquant, ces Plantagenêt et ces Stuart, ces Tudor et ces Hanovre, calmes et blancs, et terriblement distants avec leurs joues blêmes et leurs prunelles vitreuses, indifférents à tous ceux qui passaient pour les contempler.
Face à la porte par où Mr. Mugivan et Patrick étaient entrés se trouvait une autre porte. Mr. Mugivan montra le chemin ; « Curiosités et Horreurs, » expliqua-t-il négligemment.
Ils franchirent le seuil et se trouvèrent dans une nouvelle pièce qui était une réplique de la première. Celle-là était moins éclairée encore, plus mélancolique que la salle des Monarques, à cause de la lumière verdâtre, spectrale et clignotante, une lumière qui semblait venir d’un candélabre garni de cierges. Ici, en rangs compacts, il y avait d’autres figures de cire, silencieuses, impassibles, plus pâles encore que, sous la voûte obscure de leur chambre mélancolique, celles des Monarques, et plus repoussantes peut-être parce que leurs corps raides et neutres, habillés de vêtements de tous les jours, n’avaient pas la majesté des parures princières, même en toc.
Un squelette se détachait, blanchâtre, dans un angle de la pièce ; il y avait un bœuf empaillé à six pattes, un minuscule nain de cire, et un géant qui était une célébrité locale. Sauf ces exceptions, la chambre contenait seulement des gens qui avaient assassiné et expié leurs meurtres. C’était une foule au regard fixe, sans expression, rigide, et qui peut-être méditait sur ses crimes.
« Voilà Hopkins, l’étrangleur de Norwich… Tracy, qui a tué un agent de police… John Joseph Gilmore qui a coupé la gorge de sa femme et de ses deux enfants… »
Ils firent le tour de la pièce. Alors, auprès d’une étroite fenêtre grillagée, Patrick la vit pour la première fois. Elle était debout, toute seule sur une petite estrade. C’était une jeune femme, ou plus exactement l’effigie d’une jeune femme, habillée gentiment d’une robe noire de coupe déjà démodée. Elle se tenait orgueilleusement comme une reine, et tandis que les autres figures de cire avaient un air complètement dénué d’expression, celle-là seule, avec le retroussis fier de ses lèvres, son nez court et impérieux, semblait vivre réellement : sans doute, pensait-il, parce qu’elle paraissait être le dédain incarné. Elle était là, debout, à l’aise, gracieuse, ses longues mains pâles jointes sur la poitrine, et Patrick, la contemplant, sentit le regard froid et ironique de ses yeux gris. Pendant un instant, son cœur battit très fort, à l’effrayer, et il eut le désir brusque de s’approcher d’elle et de la considérer de plus près ; puis cette impression fut suivie par une étrange sensation de malaise.
Il était embarrassé et dut détourner les yeux.
« Qui est cette femme ? » demanda-t-il impétueusement ; puis il regretta d’avoir parlé. Mr. Mugivan, le dos tourné à la figure de cire, lui répondit négligemment :
« C’est Mrs. Raeburn, l’empoisonneuse… Vous voyez là toute la horde. Allons venez, maintenant.
– Mrs. Raeburn ? répondit Patrick ; ce nom me semble connu.
– Sans doute, sans doute. Il y a eu un moment où il était assez connu. »
Ils s’en allèrent vers la salle des Monarques, et Patrick eut comme la sensation que le regard des hautains yeux gris le suivait. Les faux yeux d’une fausse femme ! Une effigie de cire ! Il se sentait vraiment ridicule.
Mr. Mugivan demeura silencieux jusqu’au moment où ils se retrouvèrent de nouveau dans le petit bureau. Alors, offrant une cigarette à Patrick, il lui demanda brusquement :
« Vous n’êtes pas un imaginatif, par hasard ?…
– Un imaginatif ? Vous voulez dire un nerveux ? Non, je ne crois pas que je le sois ; pourquoi ?
– L’endroit n’est pas fait pour des gens à imagination, » poursuivit Mr. Mugivan, tendant la main vers son musée.
« Presque tout le temps, c’est une besogne de solitaire, et si vous commencez à croire que les figures vous regardent, eh bien ! vous êtes un homme fini, voilà tout. Le garçon que nous avons eu en dernier lieu s’est mis à avoir des hallucinations. C’est pour cela que la place est libre. »
Patrick, tout d’un coup, se révolta.
« Je peux vous assurer sans crainte que je n’aurai pas d’hallucinations, dit-il en riant, il est possible que je ne sois pas très brave ; en réalité, je ne le suis pas, mais, pour m’effrayer, il faudrait tout de même plus qu’un tas de poupées de cire.
– Ce ne sont pas des poupées, ce sont des figures de cire, corrigea Mr. Mugivan d’un air scandalisé.
– Des figures de cire, si vous voulez, » dit Patrick, et il pensa : « Puisqu’on parle de figures, cette femme, cette Mrs. Raeburn en a vraiment une bien jolie. »
– Alors, demain matin à neuf heures, dit Mr. Mugivan.
– À neuf heures, demain. »
Et ils se séparèrent.
Le lendemain, Patrick s’aperçut de deux choses. D’abord, que sa longue et souvent solitaire surveillance des figures de cire lui donnait de temps en temps la curieuse, l’effrayante sensation d’être enterré vivant dans un caveau rempli de morts ; ensuite, que le matin, Mrs. Raeburn, l’empoisonneuse, était redevenue un mannequin de cire et cessait d’être une femme qui vivait et respirait.
Cette constatation le réconforta ; pourtant, il ressentit une déception singulière. En effet, et il eût été inutile de le nier, durant la nuit, il avait beaucoup songé à elle, et la pensée de rencontrer de nouveau le regard droit de ses yeux moqueurs avait sans nul doute ranimé son zèle, et il s’était lancé dans les rues tristes avec une surexcitation impatiente qu’il n’avait essayé qu’à moitié de réprimer.
Pendant que se traînait la matinée, il étudia le catalogue, essayant de retenir toutes les notices sur les princes et les assassins. Il avait l’habitude d’apprendre par cœur et, en trois heures, il avait presque achevé sa tâche, à une exception près. Une curieuse répugnance l’empêchait de lire dans le catalogue, même pour lui seul, le court résumé consacré au crime de Mrs. Raeburn, car il avait découvert par une annotation griffonnée, qu’elle avait été une femme infâme, un monstre de vices et de cruauté. Sortant son canif de sa poche, il découpa dans le catalogue et enleva tout ce qui avait trait aux horreurs qu’elle avait commises. Cependant, toute la matinée, elle demeura une effigie sans vie, et après l’avoir regardée une fois, il fut content de détourner la tête.
Il alla déjeuner et revint pour la longue surveillance de l’après-midi. Il y eut peu de visiteurs : quelques écoliers amenés par une vieille demoiselle, leur tante, deux jeunes filles qui riaient tout bas et regardaient Patrick avec timidité, un vieux monsieur, et un couple d’amoureux qui visiblement se seraient fort bien passés de sa présence.
Dehors, il faisait brumeux ; l’obscurité vint vite. Pour la première fois de cette journée, comme il arpentait la salle des Monarques, Patrick se rendit compte de sa solitude. De nouveau, il eut la sensation d’être enterré parmi des morts, sensation rendue plus intense cette fois-ci par son ennui et la particulière mélancolie de ce lieu, tandis que, le matin, il avait encore l’impression de vivre une aventure. Le son même de ses pas, l’unique bruit dans tout ce silence, frappait lugubrement ses oreilles. Il eût aimé fumer, mais ceci naturellement était interdit.
À la fin, il se retourna et, cédant à une impulsion qui chaque moment devenait plus forte, il alla vers l’autre pièce, vers la salle des « Curiosités et Horreurs. »
Ici, la pénombre faisait ressortir funèbrement les visages pâles et peu éclairés des assassins, tournés de façon à recevoir les premières ombres de la nuit grise et brumeuse.
Patrick alla droit à Mrs. Raeburn, qui, sur une estrade, sous la fenêtre aux barreaux de fer, se tenait debout, grande et calme. Jamais auparavant, il ne s’était trouvé encore aussi près d’elle ; leurs yeux se rencontrèrent et elle avait retrouvé cette étincelle de vie dont, la veille, il avait été si bizarrement frappé.
Il considéra quelques instants le visage pâle aux traits bien marqués, au regard droit, ironique. Elle-même, gravement, sérieusement, paraissait l’examiner : il y avait du dédain dans ses yeux et aussi, semblait-il, un rien d’intérêt et d’amusement. Elle donnait l’impression, pensa-t-il, d’une femme qui est habituée à être dévisagée par les curieux et qui est incapable de se défendre elle-même contre les regards indiscrets. Soudain, à son propre, immense étonnement, il lui parla, et sa voix résonna, étrange, dans cette chambre silencieuse.
« Je me demande quel crime vous avez commis ? dit-il. Pour l’amour de Dieu, qu’avez-vous fait pour être ici ? »
Il y eut un long silence pendant lequel il continua à l’examiner de près. Était-ce dans son imagination, ou les lèvres de Mrs. Raeburn bougèrent-elles vraiment ? Y eut-il un clin d’œil qui lui répondit ? Il se retourna brusquement, car il avait perçu ou cru percevoir un léger bruissement d’impatience venant de la foule des figures de cire, derrière son dos. Et soudain il fut sauvé, car deux petits garçons entrèrent bruyamment pour visiter les « Curiosités et Horreurs. »
Le lendemain, avec résolution, il resta dans la salle des Monarques. Là, il était en sécurité avec ces mannequins sans vie de rois morts depuis longtemps. Il comprit que, dans l’autre pièce, il était en danger.
Et le jour suivant, quoiqu’il fût desséché du désir d’entrevoir le pâle visage de Mrs. Raeburn, il se tint au loin. Le lendemain était un samedi, jour où venait un paisible flot de bourgeois, qui eût transformé le plus sombre caveau en un lieu familier et prosaïque. Puis ce fut le dimanche, jour de repos.
Le lundi, il retourna au Musée Mugivan, prêt à rire de lui-même comme d’un imbécile, d’un détraqué. La pluie avait cessé ; sous le mince rayon de soleil qui filtrait à travers la fenêtre grillagée de la deuxième salle, Mrs. Raeburn elle-même n’était plus qu’une poupée grandeur nature, adroitement fabriquée.
Cependant, avec l’obscurité qui se faisait rapidement, les assassins, cette fois encore, se transformaient ; ils reprenaient, comme c’était leur coutume avec les ombres de la nuit, les fortes et mauvaises personnalités qui les avaient habitées pendant leur vie. Ils semblaient s’étirer, comme délivrés d’un long sortilège d’immobilité, se faisaient des signes de tête, même clignaient des yeux. Peut-être brossaient-ils la poussière de leurs vêtements usés, étouffaient-ils des bâillements, et attendaient-ils avec un calme espoir la fermeture de l’établissement. Ainsi pensait Patrick, mais il était difficile de voir quelque chose dans cette pièce perdue et oubliée, où l’ombre était épaisse.
Il alla vers l’effigie de Mrs. Raeburn et ne fut pas surpris de lui trouver les yeux animés et brillants, presque fiévreux dans leur ardente intensité, fixés droit sur lui, comme dans l’attente de savoir si, après cette absence de trois jours, il allait de nouveau lui parler.
Cependant, il demeurait muet. Il contemplait la bouche fière et belle, les pâles et longues mains, le cou tel une blanche tige, et il dut s’avouer qu’il la désirait. Toutefois, il n’avait pas l’immédiate envie de la toucher, mais il souhaitait passionnément de voir se transformer et se fondre ce corps de cire raide en chair et en sang chauds et vivants. Ce miracle, pensait-il, devait s’accomplir n’importe où et de n’importe quelle façon ; car s’il ne parvenait pas à la posséder, il languirait et inévitablement tomberait malade. Tel était le sort qu’elle lui avait jeté. Elle était « La Belle Dame sans Merci » et il était en son pouvoir. Finalement, il lui parla doucement, à peine conscient qu’il parlait.
« Vous êtes une sorcière, dit-il, et je suis corps et âme à vous. Vous mériteriez d’être brûlée et, comme vous êtes faite de cire, il ne serait pas difficile de vous détruire… J’ai bien envie d’essayer. »
Cette fois-ci, sans erreur possible, elle eut dans son regard une lueur sardonique d’amusement, ses lèvres se retroussèrent en un étrange et surnaturel sourire. Elle le défiait. Et, comme l’autre fois, les assassins en rang derrière lui paraissaient bouger et laissaient entendre un sourd murmure animé. Comme l’autre fois aussi, il fut sauvé par un bruit de pas venant du monde extérieur. Il se retourna brusquement. Une femme entra dans la pièce.
Patrick se redressa, et redevint le gardien respectueux et attentif. La femme hésita un instant, puis s’approcha de lui avec lenteur, car elle était courbée, ramassée sur elle-même, déjà âgée, et elle s’aidait d’une canne pour marcher. Il remarqua d’une façon vague qu’elle était vêtue de noir, pauvrement, avec un chapeau fripé mis de travers et un voile qui lui cachait une partie du visage. Il s’inclina poliment et dit :
« Y a-t-il quelque chose pour votre service, Madame ?
– Oui, » répondit la vieille femme.
Sa voix était brève, décidée, comme celle de quelqu’un qui est habitué à commander.
« J’ai bêtement oublié d’acheter un catalogue à la porte, et comme je suis vieille et ne marche plus aussi facilement qu’autrefois, je pense que vous voudrez bien m’épargner la peine de retourner et être assez aimable pour m’expliquer ces figures de cire. Voici les assassins, n’est-ce pas ?
– Oui, Madame. Là, à ma droite, c’est Richard Sayers, l’Écossais voleur de cadavres, qui tua deux hommes avant d’être arrêté, et qui protesta de son innocence jusqu’au bout.
À côté de Sayers, c’est la figure de cire, reconstituée selon l’idée de Mugivan, de Jack l’Éventreur, le criminel qui n’a jamais été pris… La reproduction est faite selon la description qui a été donnée de lui à la police, par des personnes qui prétendent l’avoir vu avant ou après ses épouvantables crimes… »
Mais pendant qu’il récitait d’une voix monotone, il était pris de terreur à la pensée de l’instant où il lui faudrait affronter Mrs. Raeburn, où, de nouveau, il regarderait son pâle visage distant et rencontrerait ses yeux calmes, dédaigneux. Il s’attarda auprès du nain, du bœuf monstrueux, du géant à célébrité locale. La vieille femme l’écoutait attentivement, sous l’épaisse voilette, ses yeux globuleux dardés sur lui.
Par-ci, par-là, elle lui posait une question, mais généralement demeurait silencieuse, comme agréablement absorbée par cette monotone énumération de crimes hideux et diaboliques.
À la fin, le moment que Patrick redoutait ne put être reculé plus longtemps ; à la fin, ils se retrouvèrent devant Mrs. Raeburn, debout, mince, droite et calme sous la fenêtre aux barreaux. Tout à coup, Patrick se souvint qu’il ignorait tout de cette meurtrière, sauf qu’elle avait tué par le poison ; devant elle, il demeurait muet, ne pouvant réciter aucune sanglante histoire. Il ne savait même pas qui avait été sa victime ; il était seulement certain que Mrs. Raeburn était jeune, belle, et qu’elle lui avait jeté un sort, mais ces choses, il ne pouvait les dire à sa compagne. Il y eut un silence pendant lequel la vieille femme, muette, examina attentivement la figure de cire. Enfin, il murmura :
« Voici Mrs Raeburn. l’empoisonneuse. »
Tandis qu’il parlait, il lança vers celle-ci un regard perçant, et remarqua qu’elle était de nouveau sans vie, qu’elle était une poupée, indifférente à lui et à la visiteuse. Sa sorcière était redevenue une figure de cire.
La vieille dame se traîna plus près de Mrs. Raeburn, la scruta avec une certaine curiosité attentive, puis se retourna vers lui et dit d’un ton de critique :
« La ressemblance n’est pas très bonne. »
Il resta saisi et béant, tout à fait incapable de comprendre la signification de ces paroles.
« Vous l’avez connue ? » demanda-t-il.
Elle ne lui répondit pas, mais dit, les yeux toujours fixés sur la figure de cire :
« Elle était plus grande ; elle avait plus de dignité, plus d’allure. Et je crois qu’elle était plus impétueuse. Mais il y a longtemps de cela ! »
Et son visage changeait tout le temps d’expression.
Il répéta, tremblant, les mains moites, glacées, la voix inconsciemment menaçante :
« Vous l’avez connue ? »
Pour la première fois, la vieille femme se retourna vers lui, le regarda et sembla l’examiner de près. Elle eut un rire étouffé, et il crut tout d’abord qu’une des figures de cire avait ri, tellement spectral, tellement inattendu était ce glou-glou dans le silence de la salle obscure.
Elle dit, toujours ricanant :
« Je suis Mrs. Raeburn. »
Comme il ne répondait pas, elle rejeta son voile. Elle était plus jeune qu’il ne l’avait pensé d’abord. Elle découvrit un visage à bajoues, gras, épais, blafard, malsain, avec des pommettes saillantes comme celles des Mongols. Son nez était court et gros, ses joues étaient traversées, des narines au coin de sa bouche, par deux rides profondes. Ses petits yeux gris perçants étaient presque enfouis dans la bouffissure de sa chair. Une mèche de cheveux, teinte en rouge éclatant, pendait désordonnée de dessous son chapeau effiloché. Ce visage qui était levé si audacieusement vers Patrick, portait les marques des vices les plus éhontés, les plus infâmes ; visage rendu tellement vil par la débauche impudente, qu’il paraissait plus animal qu’humain, il semblait que c’était une tête de gargouille suspendue en l’air, qui jouissait triomphalement de la terreur et du trouble de Patrick.
Puis, rapidement, la femme remit son voile et dit d’un ton cassant, de sa voix claire et sonore :
« L’image que vous avez faite là ne me flatte pas. »
L’instant d’après, elle était partie, tandis que, derrière elle, l’effigie de Mrs. Raeburn l’empoisonneuse restait là, debout, froide, pâle et lointaine sur son estrade ; plus pâle encore et plus froide d’être maintenant le point de mire du rayonnement glacé de la lune.
Patrick courut après la vieille femme, non parce qu’il désirait la revoir, mais parce que, à choisir entre les deux, l’image de cire était encore la plus repoussante. Lorsqu’il atteignit la salle des Monarques, elle avait déjà disparu.
Il attendit, malade et frissonnant, jusqu’au moment où l’horloge marqua sept heures, heure de la fermeture du Musée Mugivan. Alors, il se mit à la recherche de Mr. Mugivan, qu’il trouva dans son bureau, les pieds sur la table, lisant un journal du soir.
« Bonsoir, dit Patrick ; je désire vous faire part de quelque chose. »
Mr. Mugivan posa son journal.
« Ma parole, jeune homme, vous avez mauvaise mine. Qu’est-ce qu’il y a encore ? »
Patrick avala sa salive et répondit :
« Savez-vous qui est venu cet après-midi ?
– Je ne sais pas, dit Mr. Mugivan. Je suis le propriétaire d’un musée de figures de cire, et non pas un sorcier. Qui est venu ?
– Mrs. Raeburn… La véritable Mrs. Raeburn. Elle est venue pour voir son image de cire. Elle vient de partir. »
Patrick constata, imperturbable, que Mr. Mugivan restait bouche bée, tandis que son visage rouge se marbrait étrangement de plaques blanches et pourpres.
« Mrs. Raeburn ?
– Oui. »
Mr. Mugivan quitta péniblement sa chaise.
« Quoi, Mrs. Raeburn ? Quelqu’un s’est payé votre tête. Vous ne connaissez même pas votre catalogue. Vraiment, Mrs. Raeburn ! »
Il prit une brochure sur le bureau en désordre, et tourna une page.
« Mrs. Raeburn, dit-il, en parlant très haut et ne regardant pas Patrick, Mrs. Raeburn a été étranglée, pendue, vous comprenez, pendue par le cou pour l’assassinat de son mari, il y a plus de vingt ans. Cela est ainsi, et il est donc impossible que vous l’ayez vue ici tout à l’heure. Et pour aujourd’hui, en voilà assez avec vos histoires ridicules. »
Patrick ne dit rien. Il n’y avait vraiment rien à répondre. Mr. Mugivan, lui aussi, demeura silencieux ; il alla et vint dans la petite pièce, changea ses pantoufles de tapisserie contre des bottines, s’introduisit péniblement dans son pardessus et planta une casquette à carreaux sur sa tête. Un instant après, il était parti.
Patrick éteignit la lumière du bureau, puis, selon sa coutume, alla fermer le gaz dans les salles, avant de tout verrouiller pour la nuit. Son camarade au tourniquet était déjà parti ; Patrick était seul, entièrement seul avec une centaine de figures de cire. Dehors, il faisait tout à fait noir maintenant, car la lune s’était cachée derrière un écran de nuages, et on entendait le vent bruire avec violence et souffler en rafales contre les volets des fenêtres.
Patrick s’arrêta pour allumer la cigarette défendue, et il se rendit compte alors, avec un sentiment d’étrange indifférence, que ce qu’il avait vu cet après-midi n’était pas un spectre, mais quelque chose de plus monstrueux encore : une âme désincarnée, l’âme impure et malfaisante de cette misérable femme, dont l’image charmante l’avait ensorcelé. Le hideux reflet d’une âme hideuse. Sous son semblant de pureté et de beauté, il y avait toujours eu cette horreur latente, prête à bondir au-dehors et à tout broyer. Le vent se leva, gémissant, et tapa contre les vitres.
Par une telle nuit, pensait Patrick en se dirigeant vers les Monarques, sans doute des goules doivent se promener alentour et des sorcières traverser l’air, leurs manches à balai serrés contre elles, en hurlant leurs désirs pour Satan. Des vampires, des sorcières, des démons ! Une horde horrifique de cauchemar… Il se haussa sur la pointe des pieds pour éteindre le gaz au-dessus de l’impassible et blême visage du roi Richard II… Et autrefois, dans les temps anciens, les sorcières étaient brûlées vives, comme maintenant on livre aux flammes, chaque cinq novembre, l’effigie de Guy Fawkes…
Et après avoir été brûlées, pensa-t-il, ces mauvaises femmes ne pouvaient plus faire de mal : elles et leurs charmes étaient détruits à jamais. D’ailleurs, c’était une bonne action.
Il entra dans la deuxième chambre.
*
Cette nuit-là, les habitants de la ville furent surpris de voir une lueur pourpre envahir le ciel au-dessus des toits d’une rue éloignée. Puis vint une sonnerie de cloches, des mugissements de moteurs et, en grande hâte, derrière les pompiers, toute une populace excitée et hurlante. Le musée de cire de Mugivan était en flammes. Personne ne voulait manquer ce spectacle, doublement bienvenu puisque gratuit.
Le vent soufflait fort cette nuit-là, et attisait si vivement les flammes que les efforts inutiles des pompiers, avec leurs grandes lances, étaient dramatiques à voir. À la fin, le toit s’effondra, et un mur de flammes grondantes s’éleva vers le ciel.
Ces colonnes de feu semblaient triomphantes, comme si elles avaient eu conscience de purifier et de détruire une sorcière.
Le matin, le musée Mugivan n’était plus qu’un amas de ruines et de suie.
Beaucoup de figures de cire étaient entièrement détruites ; les monarques en général avaient été plus éprouvés que les assassins. Il y avait quelques survivants en bas dans la salle des « Curiosités et Horreurs. » Quelques-uns même semblaient n’avoir pas souffert.
Ainsi, Mrs. Raeburn sortait intacte de l’épreuve et se tenait debout sur son estrade, fière, gracieuse, les mains modestement jointes sur sa poitrine. Pourtant, à l’examiner de plus près, Mrs. Raeburn n’était pas entièrement sans dommage. Son visage de cire avait fondu et, en coulant, avait tordu ses traits en un étrange rictus diabolique. Sauf pour sa fière allure, elle était méconnaissable, défigurée. Les pompiers firent alors une autre découverte.
Auprès de l’endroit où les flammes avaient été les plus violentes, se trouvait un paquet de vêtements carbonisés et détrempés. Ils se penchèrent pour l’examiner et s’aperçurent que c’était un corps humain, le corps d’un jeune homme.
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(Eleanor Smith, traduit par Marthe Van Altena, in Marianne, grand hebdomadaire littéraire illustré, deuxième année, n° 68, mercredi 7 février 1934 ; traduit par Louis Postif, sous le titre : « Le Musée de cire, » in Ric et Rac, grand hebdomadaire pour tous, douzième année, n° 601, mercredi 11 septembre 1940 ; traduction reprise, sans mention du traducteur, dans Le Midi socialiste, trente-troisième année, n° 64508, 64509, 64510 et 64511, dimanche 14, lundi 15, mardi 16 et mercredi 17 septembre 1941. La nouvelle originale, « Mrs. Raeburn’s Waxwork, » est parue dans The London Mercury, vol. XXIII, n° 137, mars 1931, avant d’être reprise dans le recueil Satan’s Circus and Other Stories, London: Victor Gollancz, 1932. Tête de mannequin en cire attribuée à Pierre Imans, c. 1920)
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LE MUSÉE DE CIRE
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(Eleanor Smith, traduit par Louis Postif, in Ric et Rac, grand hebdomadaire pour tous, douzième année, n° 601, mercredi 11 septembre 1940. Pour une meilleure lisibilité, n’hésitez pas à cliquer sur l’image pour l’agrandir)
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(Première édition américaine de Satan’s Circus, Indianapolis: Bobbs-Merrill, 1934)



