GIOVANNI PAPINI
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Giovanni Papini est un des plus jeunes écrivains de l’Italie (il n’a que vingt-cinq ans) et l’un de ceux dont on attend le plus parce qu’il a déjà fait preuve d’un talent exceptionnel ; il est d’ailleurs difficile de prédire ce qu’il deviendra ; c’est un esprit essentiellement souple et audacieux qui assimile et qui conçoit avec une rapidité surprenante ; c’est un Italien, dans le meilleur sens du mot, dans le sens de Machiavel ou de Giordano Bruno. Je ne veux pas dire qu’il soit encore ni l’un ni l’autre, mais rien n’est plus intéressant, pour qui connaît et aime profondément l’Italie, que la personne intellectuelle de ce jeune Florentin, nourri de Nietzsche, de Taine et de William James, et qui, malgré qu’il en ait, reste profondément de sa race et de son pays.
Giovanni Papini a publié cette année, coup sur coup, trois volumes qui ont décidément attiré sur lui l’attention déjà excitée par certains articles bruyants du Leonardo, fondé en 1903. (Car Papini est, entre autres choses, un polémiste virulent, et il est bien entendu qu’en lui décernant ici les éloges que je crois justes, je ne m’associe point par là même à certaines attaques, dont l’impartialité n’est pas le mérite principal.) La Culture italienne, écrite en collaboration avec Giuseppe Prezzolini, est le livre agressif, le projectile explosif que doit lancer, pour commencer, toute nouvelle école littéraire digne de ce nom. Les auteurs examinent successivement les principaux personnages du monde intellectuel italien, les milieux, les habitudes ; et leur critique impitoyable distribue les sentences : étroitesse d’esprit, hypocrisie, convention, stérilité. Dans le Crépuscule des Philosophes, Papini s’en prend aux grands philosophes du siècle passé, à ceux qui ont le plus influé sur la pensée contemporaine et veut démontrer l’insuffisance actuelle de leurs systèmes ; il fait de Nietzsche, entre autres, malgré tout ce qu’il lui doit, une critique originale et aiguë. Papini et ses amis s’intitulent volontiers romantiques, ce qui est d’une assez jolie hardiesse par le temps qui court ; à la vérité, ils sont surtout romantiques par ceci : qu’ils sont des révolutionnaires, qu’ils prétendent renouveler la littérature de leur pays, dans sa forme et surtout dans son inspiration. Ils sont les ennemis des formules officielles, de la science froide, du rationalisme et du paternalisme faciles ; ils veulent réchauffer et passionner les intelligences ; ils rêvent d’arracher la jeune Italie à deux influences, d’après eux néfastes : l’influence des érudits allemands, philologues sans âme, et celle des hommes d’affaires et industriels italiens, race nouvelle, âpre et envahissante, prête à sacrifier au développement économique de la patrie son antique grandeur spirituelle. Or, Papini croit (il n’est pas le seul parmi ses compatriotes) que Rome retrouvera un jour la suprématie universelle, mais non pas par la force des armes ou des machines : par le travail et par l’esprit. Pour commencer, outre ses livres et ses articles, il entreprend maintenant, à travers la péninsule, une série de conférences de propagande, et il lance un manifeste : Pour le réveil forcé de l’Italie.
Réussira-t-il ? Les meilleurs amis de Giovanni Papini ne peuvent que lui dire : « Nous vous verrons à l’œuvre. » En attendant, le public français peut, grâce à La Revue, prendre connaissance de l’un des essais du jeune apôtre écrivain, extrait de son livre tout récent : Le Tragique quotidien, dont la traduction complète paraîtra prochainement. C’est certainement, jusqu’à présent, sa meilleure production artistique ; elle a quelque chose d’étrange et de profond, qui révèle la force future de l’écrivain, mieux que les attaques féroces et les vastes projets. Et c’est là que l’on peut le mieux apercevoir ce qui est peut-être le caractère le plus original de Papini : la fusion qui s’est faite en lui de la pensée latine avec certaines conceptions et même certaines sensations d’origine septentrionale. Notre auteur est, en Italie, un des représentants du « Pragmatisme, » la nouvelle doctrine philosophique qui porte la marque américaine, bien qu’elle ait plus d’un point commun avec les plus récents systèmes élaborés en Europe et en France même. Cependant, Papini se défend de fabriquer, à son tour, un système ; son pragmatisme consiste, essentiellement, d’abord dans son désir d’abandonner les spéculations vaines et d’établir les fondements de son action ; ensuite, dans son aversion pour le rationalisme, dans l’importance capitale qu’il attribue, ainsi que beaucoup de penseurs aujourd’hui, à ce qu’il y a de spontané, d’irréductible dans les phénomènes de l’âme, à la force encore mystérieuse qui nous anime et auprès de laquelle nos jugements sont des opérations artificielles et illusoires. Papini et ses amis ont fondé à Florence un cercle d’études psychiques, très fréquenté par les Anglais et les Américains, où la maigre et haute stature de Papini, sa face creuse et jaune, ses grands yeux étranges sous des cheveux en broussailles, et son expression dominatrice et sarcastique produisent un silence respectueux, quand il parle dans la salle à demi obscure, à côté de la classique ardoise. Mais il ne s’en fait pas accroire, et il n’y a là pour lui qu’un moyen parmi d’autres de pénétrer dans les profondeurs de l’âme, et de préparer la future omnipotence de celle-ci ; car c’est une idée chère à Papini et l’aboutissement de son « pragmatisme » : les ressources de notre âme sont infinies, et le jour où nous saurons en user, au lieu d’être les jouets de notre vie, nous la ferons à notre guise, et dominerons le monde…
Du moins, Giovanni Papini possède, comme peu de gens, sa propre âme, et il y a fait de singulières découvertes. Il nous les raconte dans les treize récits du Tragique quotidien, et il est probable qu’il nous en racontera d’autres encore. « La source du fantastique ordinaire, dit-il, est matérielle, extérieure… J’ai voulu trouver une autre source. J’ai voulu faire jaillir le fantastique de l’âme même des hommes… Au lieu de les conduire au milieu de péripéties extraordinaires, en des mondes inconnus, je les ai placés en face des événements de leur vie ordinaire, de leur vie quotidienne, et je leur ai fait découvrir à eux-mêmes tout ce qu’elle contient de mystérieux, de grotesque, de terrible… » Il l’a fait dans une forme qui lui est personnelle : les matériaux chers aux poètes septentrionaux, l’étrange et l’irréel, les sentences obscures, les frissons et les épouvantes, mêlés à des réflexions philosophiques, moralisantes, même délibérément exhortatives, tout cela sur une ample trame oratoire, même redondante. L’effet est parfois choquant, mais tout autre que banal.
… Et dans ce concert bizarre, sous la déclamation des cuivres et les frémissements des violons, on distingue, de temps en temps, un petit grelot ironique : une pointe d’humour – non pas anglais, très italien au contraire, – je dirais même « manzonien, » si je n’avais pas peur de désobliger Giovanni Papini.
JULIEN LUCHAIRE
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GIOVANNI PAPINI : LA DERNIÈRE VISITE DU GENTILHOMME MALADE
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Nul ne sut jamais le vrai nom de celui que tous appelaient le Gentilhomme Malade. Il n’est resté de lui, après sa disparition soudaine, que le souvenir de ses sourires inoubliables, et un portrait de Sébastiano del Piombo, qui le représente caché dans l’ombre molle d’une pelisse, avec une main gantée qui retombe flasque comme celle d’un dormeur. Ceux qui l’aimèrent le plus – et je fus un parmi ces rares – se rappellent encore sa peau singulière, d’un jaune pâle, transparent, et la légèreté presque féminine de son pas, et l’expression habituellement égarée de ses yeux. Il aimait parler beaucoup, mais nul ne comprenait tout ce qu’il voulait dire et j’en sais qui ne voulurent pas le comprendre, parce que les choses qu’il disait étaient trop horribles.
C’était, en vérité, un semeur d’épouvante.
Sa présence donnait aux choses les plus simples une couleur fantastique ; chaque objet touché par sa main semblait entrer aussitôt dans le monde des rêves. Ses yeux ne reflétaient pas les choses présentes, mais des choses inconnues et lointaines que ceux qui étaient avec lui ne voyaient pas. Personne ne lui demanda jamais quel était son mal et pourquoi il affectait de ne pas le soigner. Il était sans cesse en chemin, sans s’arrêter jamais ni jour ni nuit. Nul ne sut où était sa demeure ; personne ne lui connut jamais ni père ni frères. Il apparut un jour dans la ville, et, après quelques années, un autre jour, il disparut.
La veille de ce jour, à la première heure, alors que le ciel commençait à peine à blanchir, il vint m’éveiller dans ma chambre. Je sentis sur mon front la souple caresse de son gant, et je le vis en face de moi, enveloppé dans sa fourrure, avec sa bouche qui portait éternellement la marque d’un sourire, et ses yeux plus égarés qu’à l’ordinaire. Je m’aperçus, à la rougeur de ses paupières, qu’il avait veillé toute la nuit et devait avoir attendu l’aube avec une grande angoisse, parce que ses mains tremblaient, et tout son corps semblait secoué de fièvre.
« Qu’avez-vous ? lui demandai-je ; est-ce que votre mal vous tourmente plus que les autres jours ?
– Mon mal ? répondit-il, mon mal ? Vous croyez donc, comme tout le monde, que j’ai un mal ? qu’il y ait un mal qui soit mien ? Pourquoi ne pas dire que je suis, moi-même, un mal ? Il n’y a rien qui soit mien, entendez-vous ? Il n’y a rien qui m’appartienne. Mais moi, je suis à quelqu’un, et il existe quelqu’un à qui j’appartiens. »
J’étais habitué à ses discours bizarres ; aussi je ne lui répondis pas. Je continuai à le regarder. Mon regard devait être très doux, car il s’approcha encore de mon lit, et je sentis de nouveau sur mon front le toucher mou de son gant.
« Vous n’avez pas l’ombre de fièvre, continua-t-il ; vous êtes parfaitement sain et tranquille. Votre sang circule avec calme dans vos veines. Je puis donc vous dire quelque chose qui peut-être vous épouvantera ; je puis vous dire qui je suis. Écoutez-moi avec attention, je vous prie, car peut-être ne pourrai-je pas dire deux fois les mêmes choses, et pourtant il est nécessaire que je les dise au moins une fois. »
En disant ces mots, il se jeta sur un fauteuil violet, près de mon lit, et continua plus fort :
« Je ne suis pas un homme réel. Je ne suis pas un homme comme les autres, un homme engendré par des hommes. Je ne suis pas né comme vos compagnons ; aucune main ne m’a bercé, aucun regard n’a suivi ma croissance ; je n’ai connu ni l’inquiète adolescence, ni la douceur des liens du sang. Je suis – et je veux le dire, bien que, peut-être, vous ne me croirez pas – je ne suis rien autre que l’image d’un songe. Une expression de William Shakespeare est devenue pour moi littéralement et tragiquement exacte : je suis fait de l’étoffe dont sont faits vos songes. J’existe parce que quelqu’un existe, qui me rêve. Il y a quelqu’un qui dort et rêve, et me voit agir, vivre, me mouvoir, et qui, en ce moment, rêve que je dis tout ceci. Quand ce quelqu’un a commencé à me rêver, j’ai commencé à exister ; quand il s’éveillera, je cesserai d’exister. Je suis une de ses imaginations, une de ses créations, un hôte de ses longues fantasmagories nocturnes. Le songe de ce quelqu’un est tellement persistant et intense que je suis devenu visible, même pour les hommes qui veillent. Mais le monde de ceux qui veillent, le monde de la réalité concrète, n’est pas le mien. Je me sens si mal à l’aise au milieu de la vulgaire solidité de votre existence ! Ma vie véritable est celle qui se déroule lentement dans l’âme de mon créateur endormi…
Ne croyez pas que je parle par énigmes et par symboles. Ce que je vous dis est la vérité, toute la simple et terrible vérité. Cessez donc d’écarquiller les yeux de stupeur. Ne me regardez plus avec cet air de pitié et d’épouvante…
Le fait d’être acteur d’un songe n’est pas ce qui me tourmente le plus. Des poètes ont dit que la vie des hommes est l’ombre d’un songe et des philosophes ont suggéré que la réalité tout entière est une hallucination. Moi, je suis au contraire poursuivi d’une autre idée : Qui est celui qui me rêve ? qui est ce quelqu’un, cet être inconnu, que je ne puis connaître et de qui je suis la propriété ? qui m’a fait surgir tout à coup des ténèbres de son cerveau fatigué et qui, à son réveil, m’éteindra tout d’un coup, comme une flamme dans un souffle imprévu ? Pendant combien de jours ai-je pensé à ce maître qui dort, à ce mien créateur absorbé dans le cours de ma vie éphémère ! Certes, il doit être grand et puissant, l’être pour qui nos années sont des minutes, et qui peut vivre toute la vie d’un homme dans une de ses heures, et l’histoire de l’humanité dans une de ses nuits. Ses songes doivent être assez vifs, forts et profonds, pour projeter au-dehors les images, de façon à les faire paraître des choses réelles. Peut-être le monde n’est-il que le produit perpétuellement variable de l’entrecroisement des songes d’êtres semblables à lui ? Mais je ne veux pas trop généraliser. Laissons la métaphysique aux imprudents. Quant à moi, je me contente de l’effrayante certitude d’être, moi, la créature imaginaire d’un gigantesque rêveur.
Qui donc est-il ? Voilà la question qui m’agite depuis bien longtemps, depuis que j’ai découvert la matière dont je suis fait. Vous comprenez bien l’importance de ce problème pour moi. De la réponse que je pouvais y faire dépendait toute ma destinée. Les personnages des rêves jouissent d’une très grande liberté ; aussi ma vie n’était-elle pas déterminée tout entière par mon origine, mais dépendait en grande partie de ma volonté. Il me fallait cependant savoir qui était celui qui me rêvait, afin de choisir le style de ma vie. Dans les premiers temps, j’étais épouvanté par la pensée qu’il pouvait suffire de la plus petite chose pour l’éveiller, c’est-à-dire pour m’anéantir. Un cri, un bruit, un souffle pouvaient tout d’un coup me plonger dans le néant. Je tenais alors à la vie, et, pour cela, je me torturais vainement pour deviner quels pouvaient être les goûts et les passions de mon possesseur inconnu, pour donner à mon existence les attitudes et les formes qui pouvaient lui plaire. Je tremblais à chaque instant à l’idée de commettre quelque chose qui pût l’offenser, l’effrayer, et, par suite, l’éveiller. Pendant quelque temps, je l’imaginai comme une sorte d’occulte divinité évangélique, et je m’ingéniais alors à mener la vie la plus vertueuse et la plus sainte du monde. Certain jour, au contraire, je pensais que c’était quelque héros païen, et je me couronnais alors des larges feuilles de la vigne, et je chantais les hymnes de l’ivresse, et je dansais avec les froides nymphes dans les clairières des forêts. Une fois enfin, je crus faire partie du songe de quelque sage sublime et éternel, qui se serait décidé à vivre dans les régions supérieures de l’esprit, et je passai de longues nuits de veille sur les chiffres des étoiles, sur les dimensions du monde, et la composition des êtres vivants.
Mais, finalement, je fus las et humilié en pensant que je devais servir de spectacle à ce maître inconnu et méconnaissable. Je m’aperçus que cette fiction de vie ne valait pas tant de bassesse et tant de lâcheté adulatrice. Je me mis alors à désirer ardemment ce qui auparavant me faisait horreur : son réveil.
Je m’efforçai de remplir ma vie de choses si horribles qu’il s’éveillât et bondît d’épouvante. Il n’est rien que je n’aie mis en œuvre pour interrompre la triste comédie de ma vie apparente, pour détruire cette ridicule larve de vie qui me rend semblable aux hommes…
Aucun crime ne me fut étranger ; aucune ignominie ne me fut inconnue ; aucune terreur ne me fit reculer. J’assassinai avec des tortures raffinées des vieillards innocents ; j’empoisonnai les eaux de villes entières ; j’incendiai, dans un même instant, les chevelures d’une foule de jeunes femmes ; je déchiquetai de mes dents frénétiques tous les enfants que je trouvais sur mon chemin. La nuit, je recherchais la compagnie de gigantesques monstres noirs et sifflants, que les hommes ne connaissent plus ; je pris part à d’innombrables aventures de gnomes, d’incubes, de kobolds, de fantômes ; je me précipitai du haut d’une montagne dans une vallée aride, entourée de cavernes pleines d’ossements blanchis ; et les sorcières m’apprirent leurs longs hurlements de fauves en détresse, qui font tressaillir, dans la nuit, même les plus forts. Mais il me semble que celui qui me rêve ne s’effraie point de ce qui vous fait trembler, vous autres hommes. Ou bien il se réjouit à la vue de ce qu’il y a de plus horrible, ou bien il ne s’en soucie ni ne s’en épouvante. Jusqu’à ce jour, je n’ai pu réussir à l’éveiller, et je traîne encore cette vie ignoble, servile et irréelle.
Qui donc me délivrera de ce quelqu’un qui me rêve ? Quand se lèvera l’aube qui l’appellera à son œuvre ? Quand sonnera la cloche, quand chantera le coq, quand résonnera la voix qui doit l’éveiller ? J’attends depuis si longtemps ma délivrance… J’attends avec un tel désir la fin de ce rêve, dans lequel je joue un rôle si monotone !
Je fais, en ce moment, la dernière tentative. Je dis à mon rêveur que je suis un songe ; je veux qu’il rêve qu’il rêve. C’est là une chose qui arrive même aux hommes, n’est-il pas vrai ? Et il arrive alors qu’ils s’éveillent quand ils s’aperçoivent qu’ils rêvent. C’est pour cela que je suis venu à vous et pour cela que je vous ai dit tout ceci. Je voudrais que celui qui m’a créé s’aperçût en ce moment que je ne suis pas un homme réel, et à l’instant même je finirais d’exister, même comme image irréelle. Croyez-vous que je réussirai ? Croyez-vous qu’à force de le crier et de le répéter, j’éveillerai en sursaut mon invisible propriétaire ? »
En prononçant ces paroles, le Gentilhomme Malade s’agitait sur le fauteuil, enlevait et remettait le gant de sa main gauche, et me regardait avec des yeux de plus en plus égarés. On aurait dit qu’il attendait, d’un moment à l’autre, quelque chose de merveilleux et d’effrayant. De temps en temps, il fixait les yeux sur son corps, comme s’il s’attendait à le voir se dissoudre, et se caressait nerveusement le front.
« Vous croyez tout ceci, n’est-il pas vrai ? reprit-il. Vous sentez que je ne mens pas ? Mais pourquoi ne pouvoir disparaître ? Pourquoi ne pas être libre de finir ? Je fais donc partie d’un songe qui ne finira jamais ? le songe d’un dormeur éternel, d’un éternel rêveur ? Chassez donc loin de moi cette idée horrible. Consolez-moi un peu. Suggérez-moi quelque stratagème, quelque intrigue, quelque procédé qui me supprime. Je vous le demande de toute mon âme. N’avez-vous donc pas pitié de ce spectre las et ennuyé ? »
Et, comme je continuais à me taire, il me regarda encore une fois et se mit debout. Il me parut alors beaucoup plus grand qu’auparavant, et je remarquai, une fois de plus, sa peau un peu diaphane. On voyait qu’il souffrait énormément. Son corps était tout agité. Il avait l’air d’un animal qui cherche à se délivrer des mailles de quelque filet. La douce main gantée étreignit la mienne et ce fut la dernière fois… Murmurant quelque chose à voix basse, il sortit de ma chambre, et QUELQU’UN seulement l’a vu après cette heure-là.

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(Giovanni Papini, traduit par Julien Luchaire, in La Revue, volume soixante-six, n° 2, mardi 15 janvier 1907. « L’ultima visita del gentiluomo malato » est parue dans le recueil Il tragico quotidiano, Firenze: Francesco Lumachi, 1906. La nouvelle de Papini a connu de nombreuses traductions par la suite ; on peut notamment mentionner celle de Paul-Henri Michel, sous le titre : « La Dernière Visite du Chevalier malade, » dans l’Anthologie du fantastique, Paris : Club français du livre, [1958], ou encore celle de Nino Frank, dans le recueil Le Miroir qui fuit, « Bibliothèque de Babel » n° 7, Éditions Retz-Ricci, 1978. Giorgio de Chirico, « Le Trouble du philosophe, » huile sur toile, 1926)

