« Mais non, docteur, je ne suis pas fou… je sais bien qu’ils vous disent tous ça… Hein ?… Oui, je sais. Mais supposez, docteur, que je ne sois pas comme les autres. Mon cas est spécial. Personne, sauf moi, ne peut le discuter… même pas vous, docteur, dont c’est le métier de traquer l’araignée dans les plafonds. Voilà six mois que je suis ici et tranquille comme Baptiste… Un pensionnaire rêvé… Pas de crises, pas de bave, pas de divagations. L’angoisse et la camisole de force sont restées dans le placard. Et mon araignée, à moi, ne vous complique pas l’existence… Je l’ai apprivoisée, à l’instar de celle de ce pensionnaire de la Bastille qui en avait fait un insecte domestique. Oui ! Il y a cette histoire, mon histoire, mon aventure. J’aurais mieux fait de la garder pour moi, mon histoire. Elle me vaut ce séjour dans votre maison de santé. Et du calme, de l’hydrothérapie, des compresses sur le front. Un petit pavillon en meulière et la vue sur ce grand jardin où je peux rencontrer l’homme qui se croit Henri IV, la dame qui réincarne Jeanne d’Arc et le doux dingo qui s’imagine être un cheval et galope incessamment autour de vos pelouses. Dans un sens, ça m’apprend à nouveau les rois de France et ça vous aide à gagner votre vie. Mais quand j’ai raconté mon histoire, j’avais cette blessure à la tête et le délire. Je l’ai peut-être enjolivée, mon aventure, pour mon malheur présent. Maintenant, j’ai une belle cicatrice au coin du front comme les étudiants allemands et je suis d’une lucidité sensationnelle, étincelante et pratique. J’en ai marre, docteur ! Et il faut me laisser partir… Je veux retourner vers Elles… Elles m’ont soigné… Elles m’ont guéri. Elles m’ont nourri. Si je suis encore en vie, c’est grâce à Elles… je veux les remercier et, si Elles y consentent, vivre avec Elles. On leur a fait une sale réputation. On a dit qu’elles attiraient les navigateurs en chantant des chansons merveilleuses, qu’Ulysse s’était bouché les oreilles pour ne pas les entendre, que, par les nuits de tempête, elles suivaient les bateaux avec les requins et que les matelots, voyant leur ronde autour du bord et leurs grandes chevelures mouillées frapper leurs poitrines nues, se flanquaient à l’eau afin de connaître leur baiser salé. Bobards, docteur ! Ce sont les écrivains qui les ont lancés. Ils devraient être ici, à ma place. Les fous !

Vous savez qu’on essayait la liaison des deux Amériques avec un nouveau monoplan à ailes surbaissées et à bimoteur. Une fière machine qui gazait le tonnerre. Au jour d’aujourd’hui, faut aller vite et tout. C’est une formule inédite qu’on a inventée pour remplacer « le temps, c’est de l’argent. » La maison nous avait engagés pour la course, Morel le radio, Bigfisse le mécano et votre serviteur. En cas de panne, on savait ce qui nous attendait. Le « plouf » dans l’Atlantique, et à Dieu vat si le « plouf » était régulier. Ce sont les risques du métier, et puis on avait terriblement confiance dans le « zinc. » Aux essais, on avait presque tapé le quatre cents ; ça nous faisait un régime de croisière de trois cent cinquante. Avec un bon vent derrière, on devait gratter les Américains ; les Italiens avaient déclaré forfait. Il y avait une belle prime en dollars mous au bout, et le dollar mou, ça vaut encore dans les quinze balles. C’est intéressant par temps de crise. La météo était bonne ; on décolle gonflés à bloc, les deux moulins ronflaient adorablement, mais, dans ce coin de la mer aux harengs, les orages, les cyclones et tout le tremblement vont malheureusement plus vite que la météo. On nous signale du vilain entre 16 et 38° de latitude Nord et entre 40 et 80° de longitude Ouest. Le fait est que ça commençait à chahuter. Je tire sur le manche… Je monte à quatre mille… Sauf votre respect, docteur, c’était aussi noirâtre. Des nuages crasseux et un vent en spirales qui arrache l’antenne de T. S. F. Et puis, comme, dans ces cas-là, un bonheur n’arrive jamais seul, voilà le moteur de droite qui commence à flancher. Je compense tant que je peux avec le palonnier. On tombait dans des trous de deux cents mètres… et ce sacré cyclone nous faisait dériver sans arrêt, et puis le moulin nous a plaqués complètement. La boussole dansait le cancan. On a un petit peu pensé à Dieu, histoire de lui recommander les bonnes parties de nos âmes. Et quand les jauges d’essence ont indiqué le zéro, j’ai tenté d’amerrir. C’est pas rigolo avec un appareil à roulettes, et sur un plan d’eau inconnu de l’amateur. Mes roues étaient carénées, j’avais l’intention de me laisser glisser et de relever assez haut pour asseoir mon « zinc » sur l’onde amère. Il faisait un petit jour sale ; le cyclone s’était débiné ailleurs, et voici que je m’aperçois qu’on était en pleine garbure, en pleine soupe à l’oseille. L’océan était parsemé d’algues et de plantes marines. On appelle ça la mer des Sargasses. Vous parlez d’une rigolade, se poser sur cette salade. Je réalise illico le capotage, et ça n’a pas raté. Mon train s’est pris dans les légumes. J’ai été taper contre un des compte-tours et, avant de m’évanouir, je me suis dit : « Faut sortir de là. » Alors, j’ai réagi tant que j’ai pu, j’ai cassé le mica et je me suis retrouvé sur la machine à l’envers. J’ai voulu plonger à la recherche de Morel et de Biglisse qui avaient dû couler. Mais, à ce moment, tout à tourné et je suis tombé dans le néant. Pendant combien de temps ? Trente secondes ? Trente minutes ? Trente heures ? Je ne le saurai jamais… Quand je me suis réveillé, j’étais entouré de femmes qui clapotaient autour de l’avion. J’ai cru d’abord que je continuais à rêver. Des femmes ! oui, docteur ! Des nageuses nues avec des chevelures vertes ou noires, de la couleur des algues. Et quand elles ont vu que j’étais à nouveau conscient, elles se sont mises à crier et à rire… à crier une langue que je ne comprenais pas. Et tout à coup, l’une d’elles s’est hissée sur une aile à la force des poignets et je me suis aperçu qu’elle était moitié femme… moitié poisson : le haut du corps était normal, le bas couvert d’écailles. Vous pensez peut-être docteur, que l’hallucination continue ? Je l’ai pensé comme vous. Mais je les voyais comme je vous vois. Je les ai touchées comme je vous touche. Et leurs voix et leurs rires étaient si doux à entendre qu’on aurait dit d’une musique. Comme elles ont vu que je saignais, elles m’ont pansé avec une sorte de varech. Deux d’entre elles m’ont rapporté des coquillages, des fruits de mer et un breuvage sucré, un jus de fruit dans une conque nacrée. Cette boisson m’a ragaillardi. Alors, elles m’ont entraîné avec elles en me soutenant. Il semblait que le rêve reprenait… j’ai vu un patelin glauque et cristallin avec des poissons étranges et une végétation éclatante. Elles habitent des grottes au fond de la mer. Chose bizarre, je respirais dans l’eau, et loin de vouloir me noyer, m’étouffer, elles me soutenaient délicatement vers leurs couches de varech. Ah ! docteur, j’ai vécu là d’inoubliables minutes… Tout ce qu’on nous a raconté sur elles est artificiel et désuet. Elles manient la volupté avec un art prodigieux. Leurs baisers ont une saveur inconcevable. Le soir, elles m’ont remonté vers les débris de l’avion et je me suis endormi, heureux comme je ne l’avais jamais été, heureux et égoïste, car j’avais oublié la mort de mes deux compagnons. Et cette vie a duré trois jours. jusqu’à ce que ce destroyer m’ait repêché. Quand elles ont aperçu le bateau arriver, elles m’ont laissé. Elles se sont enfuies. Et si ce qu’on prétend était vrai, elles auraient dû faire couler ce maudit navire. Vous connaissez la suite… On m’a recueilli. On a prétendu que j’avais le délire… On m’a ramené en France, et quand je racontais que j’avais vu les sirènes, on hochait la tête. Désormais, j’étais classé parmi les dingos. Je vous en supplie, docteur, réfléchissez. Laissez-moi partir… les retrouver. Jamais on n’entendra plus parler de moi. »

Une cloche tinta dans le lointain, synchrone avec un hurlement étouffé. La nuit venait, apaisante pour tous, surtout pour les insensés. Deux infirmiers avaient emmené l’homme.

« C’est un pilote, me dit le docteur, un nommé Corpus, un bon pilote de ligne. Ce qu’il a raconté est exact à peu de chose près. On l’a trouvé délirant et cramponné à l’épave de son avion après dix jours de dérive sur cet océan potager qu’est la mer des Sargasses. Tout autre que lui serait mort. On l’a trépané in extremis. Hélas ! il est incurable. Ici pour toute la vie.

– Ne croyez-vous pas, docteur, qu’il a véritablement rencontré les sirènes ? Ce qu’il disait était tellement lucide. Ne peut-on imaginer qu’il est tombé à quelque distance d’une île inconnue, dont les femmes l’auraient recueilli et soigné ? La fièvre, sa blessure auraient paré ces indigènes de grâces inconnues et pisciformes. Et puis, après tout, elles existent peut-être, les sirènes…

– Mais oui ! Elles existent, mon ami, conclut le toubib. Elles existent tellement dans le monde courant que c’est grâce à elles que je recrute la majeure partie de ma clientèle ! »
 
 

 

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(Pierre-Gilles Veber, « Les Mille et un Matins, » in Le Matin, cinquante-et-unième année, n° 18311, mercredi 9 mai 1934 ; « Death-Fires Danced at Night, » illustration de Lancelot Speed pour « The Rime of the Ancient Mariner » de Coleridge, in The Blue Poetry Book d’Andrew Lang, 1891)