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Si, pour les amateurs, Charles Derennes est surtout connu comme l’auteur d’un classique du merveilleux-scientifique, Le Peuple du Pôle, il a aussi consacré à La Guerre des Mondes l’un des premiers articles de fond en langue française, « H. G. Wells et le peuple marsien, » paru dans les pages du Mercure de France en mars 1907.

Il ne faudrait cependant pas croire que ce sont là ses seules incursions dans le domaine, car il est également l’auteur de quelques nouvelles oubliées relevant du merveilleux-scientifique, à commencer par cette « Incroyable Histoire » que nous publions aujourd’hui, où l’influence de Wells se fait particulièrement sentir. Le lecteur ne manquera pas de relever un certain nombre d’analogies entre l’étrange aventure de M. Perlette et celle de M. Cave dans « L’Œuf de cristal » : il n’y a pourtant pas ici d’artefact permettant la vision à distance d’un paysage martien, mais des épisodes récurrents de sommeil cataleptique transportant notre héros, bien malgré lui, sur une planète située hors du système solaire, et habitée par des « créatures ovoïdes et gélatineuses » dans lesquelles il semble lui-même s’incarner au cours de ses excursions extraterrestres…
 
 

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Liqueurs généreuses, chaleur lourde…

On venait de passer au salon ; on aurait préféré digérer en paix ; mais les convenances exigeaient qu’on parlât… Il y eut des mots et des phrases de ce genre : « Le mystérieux, l’inconnaissable… Il est des faits que la science n’explique guère… » Sujet de conversation à recommander en pareil cas.

Le docteur Farges dit : « Moi… » puis se tut. Mais la maîtresse de maison, à l’affût d’un discoureur, et redoutant le cataclysme du silence, vint à la rescousse :

« Eh bien ! docteur ? »

Et Farges, de l’air navré d’un homme qui se reproche d’avoir eu la langue trop longue, et qui comprend pourtant qu’il doit s’exécuter :

« Ah! oui… c’est une histoire. Perlette (il s’appelait Perlette)… Joli nom ! Je ne sais plus quelle actrice, au dix-huitième siècle, appelait de la sorte ses greluchons préférés ; mais mon Perlette à moi se différencie assez de ce que vous pourriez imaginer en conséquence : ancien employé dans une administration, palmes académiques, – allures et figure à l’avenant, c’était, pour être bref, un « vieux daim »… Et j’ajoute : aucune culture scientifique ou autre (ceci a son importance) ; un corps sans esprit, peut-être sans âme… Un vieux daim, je vous dis.

Il avait pris sa retraite dans la petite ville de banlieue où j’exerçais alors. Il était mon voisin… Un jour, j’entends sa « dame » crier : « Il est mort ! il est mort !… » J’accours. Non, M. Palette n’était point mort, mais plongé dans un profond sommeil cataleptique. Je rassurai l’épouse, qui s’informa : « Cela durerait-il longtemps ?… » Je laissai échapper qu’on avait vu des cataleptiques dormir des vingt ans pour mourir, du reste, à leur réveil… Et il me semble encore entendre la bonne dame me demander le lendemain, entre deux sanglots, si, dans ce cas, il ne vaudrait pas mieux enterrer son pauvre mari tout de suite…

Je n’eus pas besoin de formuler une opinion contraire, puisque, dans l’instant même, M. Perlette s’éveilla. Il s’éveilla, proféra quelques mots incompréhensibles, et fut comme étonné de se retrouver chez lui… Il semblait préoccupé ; il mangea néanmoins de bon appétit… Mais, une semaine plus tard, une deuxième crise immobilisa de nouveau le pauvre homme durant douze heures… Je vous épargne les détails ; sachez seulement que bientôt ces crises devinrent presque régulières et se reproduisirent toute une année sans varier de caractère, à raison d’une par semaine environ.

Je rappelai mes souvenirs, consultai des livres, compulsai des fiches : seule une ligne, notée jadis quand je suivais à la Faculté le cours de Wildoren, me fournit un semblant d’éclaircissement : « Catalepsie à répétitions, cas très rare… » Diable ! c’était donc une bonne aubaine pour moi ! Aurais-je pu prévoir que ce sacré Perlette présenterait un jour quelque intérêt ?

Mais, surtout, pouvais-je me douter que cet intérêt dépasserait aussi formidablement celui d’un cas pathologique peu banal ?… À plusieurs reprises, en interrogeant mon malade sur ses sensations, j’avais pressenti qu’il ne me disait pas tout, soit par suite d’une très médiocre facilité d’élocution, soit par crainte de n’être pas cru… Ce ne fut qu’au bout d’un an qu’il se décida à parler, ou, pour mieux dire, qu’il n’eut plus la force de garder le silence. Il était évidemment accablé de porter à lui tout seul le poids d’un secret énorme. Ses premiers récits furent étrangement embrouillés et confus : on conçoit que, bafouillant volontiers en parlant de la pluie ou du beau temps, il n’ait pu relater qu’avec la plus effarante incohérence des faits extraordinaires pour être restés inexplicables… Il me fallut beaucoup de patience. Pour ne pas lasser la vôtre, au lieu de suivre pas à pas les diverses étapes de mon enquête, je me bornerai à vous en résumer les résultats…

Au moment précis où M. Perlette tombait en léthargie, il se sentait véritablement partir (il lui était impossible de trouver un autre mot), et il lui advint souvent, durant une fraction de seconde, d’entrevoir sa forme humaine étendue inerte « au-dessous de lui. » Puis, c’était du noir, de l’ombre… Quand il reprenait ses sens, il se trouvait devant un paysage comme il n’en avait jamais contemplé dans la réalité terrestre… Une plaine bordée de colossales montagnes, un ciel noir éclaboussé d’astres… Car, en général, lors de l’arrivée de M. Perlette, il faisait nuit. Et le sol, alors, était couvert d’une neige ténue, farineuse… Enfin, un étrange soleil orangé apparaissait dans une échancrure de l’horizon, paupière cyclopéenne de la montagne ; la neige fondait en bouillonnant ; le sol se recouvrait avec une rapidité inimaginable de grandes fleurs aux calices charnus et contournés ; et bientôt des êtres monstrueux, sortant des anfractuosités des rocs, grouillaient autour du voyageur. C’étaient des masses de gelée bleuâtre, recouvertes partiellement de téguments plus sombres et partout ailleurs assez diaphanes pour qu’on pût voir à l’intérieur divers viscères et des faisceaux de veinules violemment colorés ; ils étaient en général de forme ovoïde, et présentaient en leur milieu une protubérance hémisphérique et vitreuse qui était, à n’en point douter, un œil. Il fut impossible à M. Perlette d’expliquer comment ils se déplaçaient sur le sol, car ils n’avaient pas de pieds, ne procédaient point par bonds et ne rampaient pas.

M. Perlette ajoutait que, tout en emportant dans « ce pays » la totalité de ses sentiments humains et de ses souvenirs terrestres, il n’avait pas peur, et qu’il se trouvait à son aise, comme chez lui… Ceci était assez naturel !… En effet, au retour d’un assez long « voyage, » il m’apprit que lorsqu’il se trouvait dans son autre monde, il était lui-même tout simplement une de ces créatures ovoïdes et gélatineuses qu’il m’avait décrites maintes fois… Je renonce à vous raconter la douleur qu’éprouva Mme Perlette quand son mari lui fit part de cette constatation ; elle jurait qu’elle ne pourrait plus désormais s’approcher de lui sans dégoût, et, en même temps, elle le tenait étroitement serré dans ses bras… Mais ceci s’arrangea par la suite…

Les voyages et les aventures de M. Perlette se poursuivirent encore près d’une année, durant laquelle je tentai d’accumuler tous les renseignements possibles sur les êtres et les choses de « là-bas. » J’essayai même de situer cosmographiquement le monde dont mon client, parfois, était l’hôte, et, dans ce but, je lui appris le nom de diverses constellations visibles de la Terre. Mais M. Perlette n’en reconnut aucune au ciel de son autre patrie… En revanche, il me révéla un jour que, là-bas, il n’y avait aucun bruit dans l’air ni sur la terre, et que les fleurs, « ça ne se respirait pas : ça se mangeait… » Par malheur, une très banale fièvre typhoïde qu’il subit vers cette époque apporta un trouble considérable dans ses facultés mentales. Il en guérit, certes ; mais, dans la suite, ses récits devinrent de plus en plus obscurs et furent caractérisés par un manque irrémédiable de cohésion et d’ordre dans les idées. Du reste, le malade manifestait dès lors à l’égard de son existence terrestre une indifférence qui devint vite de l’ennui : « Au début, dit-il, j’arrivais là-bas avec mon âme d’homme ; à présent, je reviens ici avec mon âme de là-bas… » Il ne mangea plus, sous prétexte que « chez lui » il serait toujours à même de se « remplir les boyaux de fleurs et d’herbe » ; sa faiblesse devint extrême ; bientôt, il n’y eut plus entre ses périodes de léthargie et les autres moments de sa vie que la différence de ses yeux, tour à tour fermés ou non ; et, dans le second cas, l’aspect de ces yeux immobiles et grand ouverts était tellement bizarre que je ne pouvais moi-même, en les regardant, me garder d’un instinctif frisson de terreur…

Enfin, deux ans environ après sa première crise cataleptique, il mourut… C’est tout… Rien de particulier à noter sur sa mort, sinon une décomposition extrêmement rapide et abominable du cadavre…

Pour tout dire, Mme Perlette, durant la veillée funèbre, prétendit avoir aperçu auprès de ce qui avait été son mari un de ces êtres ovoïdes et gélatineux qui… – Mais, si vous voulez, nous nous rappellerons que la bonne dame était un peu simple d’esprit, et nous croirons à une hallucination de sa part…

Moi, j’allais me marier ; je me sentais d’ailleurs incapable d’expliquer l’étrange cas de M. Perlette… J’ai préféré me taire. On m’aurait traité de toqué ou de farceur !… Les jours ont passé ; j’ai jeté mes notes au feu ; les souvenirs que je puis avoir de tout cela ressemblent aujourd’hui à ceux qu’on garde des rêves… Un savant n’y trouverait plus son compte, et c’est tout juste si un littérateur pourrait en tirer parti… »
 

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Tout juste, docteur ? Espérons que vous exagériez.
 
 

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(Charles Derennes, « Contes et nouvelles, » in La Petite Gironde, journal républicain régional, trente-neuvième année, n° 13440, lundi 19 avril 1909 ; repris avec des modifications sous le titre : « Histoire véridique, » « Les Contes inédits de la Rumeur, » in La Rumeur, deuxième année, n° 395, dimanche 9 décembre 1928. Illustration pour « L’Œuf de cristal » de H. G. Wells dans La Science illustrée, n° 649, samedi 5 mai 1900)