De la villa du commandant, on apercevait la mer à deux cents mètres. Elle bougeait entre ses draps, au-dessous d’une courtine artistement découpée de sapins et d’eucalyptus. Mais les fenêtres de la maison étaient soigneusement fermées, de ce côté-là. « J’ai assez navigué dessus les flots, » disait le commandant à ses visiteurs. Lesquels, quand il parlait ainsi, admiraient fort son air de lassitude aristocratique. Précisons que lesdits visiteurs ne se renouvelaient jamais. Ils n’étaient que deux et se relayaient dans les confidences du vieux monsieur décoré. Tantôt le jardinier d’un millionnaire voisin, mais toujours absent, d’un de ces banquiers qu’on n’entrevoit que dans leur légende, et qui n’achètent de propriétés sur le bord de la Méditerranée que par déférence pour un certain snobisme. Tantôt un pêcheur nommé Aristide, qui trichait au jeu mieux qu’il ne pêchait. Le commandant, saturé des spectacles marins, des grandes aubes solennelles, préférait la prison tiède et sans horizon de son jardin. Couché sur le gazon, l’oreille contre la terre, il écoutait pousser l’herbe. Aux alentours de son tympan, les insectes faisaient le ménage de la saison prochaine avec un bruit rendu infernal par l’écho de cette espèce de chambre noire que devenait chaque château de taupe, chaque tranchée de serpent. Le jardinier, ou le pêcheur, s’asseyait à l’arabe et fumait des ersatz si odorants que le jardin semblait avoir pris feu. Quelquefois, le commandant se soulevait sur un coude. « C’est ainsi que j’entendais venir mes Pavillons Noirs, et que je déjouais leurs pièges, » murmurait-il. Tout le quartier savait que le retraité avait servi dans la coloniale. Il disait au jardinier : « Vous vous étonnez que ma maison soit vide ? » Le jardinier ne s’étonnait pas. Le pêcheur non plus. Mais ils faisaient semblant, par politesse. Et le commandant continuait : « Mes laques, mes paravents, mes plants de goyaves, mes cloisonnets, mon plus pur cristal de roche, tout, et même mes pipes pour l’opium, et même mon mobilier, tout enfin orne les palais du fond de la mer. Alors, vous pensez, je serais bien idiot de la regarder encore, cette mer qui se vautre sur mes souvenirs. » Et il recommençait : « Mes coussins, mes robes de mandarins, mes pankas, mes éventails. » On eût dit un catalogue de vente après décès. Ses trésors s’étaient perdus lors d’un naufrage très romantique ; il racontait aussi l’histoire d’une goélette où des lépreux, dans la cale, avaient ouvert des voies d’eau. Tout cela était faux, bien entendu. À Saïgon, à Tananarive, d’île en île, de steamer en steamer (et il hurlait bien, je vous prie de le croire, quand on ne lui donnait pas sa cabine de priorité), le commandant comme tout le monde avait transporté ses meubles de France, les bergères faux Louis XVI, le faux Corot indispensable à toute famille bourgeoise, une partition de Faust et les recettes bien françaises de la raison. Le jour de son dernier départ de la colonie, il avait tout refilé à un collègue nouveau débarqué. Avec les recettes bien françaises de la raison, par-dessus le marché.
Maintenant, il brûlait à feu prudent les derniers fagots de sa vie dans un petit enclos des bords de la Méditerranée. Sa maison était vaste, mais vide. Et dans le vide même de chaque pièce, il y avait quelque chose de solennel et d’assez saisissant. « C’est ici la demeure d’un homme qui n’a plus de passion, » disait le commandant d’une voix grave – comme s’il avait dit : « Je suis exorcisé. »
En fait, il mentait, le vieux bonhomme. Tant de démons l’habitaient ! Des passions, il en avait eues. Et de toutes les formes, et de toutes les couleurs. La plupart des êtres ne donnent aux leurs que la forme de quelques femmes plus ou moins bien choisies, et en tout cas ils ne se vouent qu’à une seule couleur. Mais, dans l’âme du commandant, c’était vraiment un arc-en-ciel. Même sa volonté de vivre et de s’empoussiérer dans des chambres ravagées, ne trahissait pas autre chose (par contraste) qu’un besoin passionnel, orgueilleux, maladif, de l’opulence : il possédait en songe plus de meubles, de toiles, d’armoires et d’armoiries que tous les millionnaires, tous les marchands de tableaux et tous les ducs de l’univers. Des passions, des passions ! comme il en avait eues ! Mais secrètes, bien chaudes au fond de lui, et dévorantes malgré leur caractère anodin. Leur particularité, c’était qu’elles ne marchaient pas ensemble. L’une suivait l’autre. Tandis qu’il passait des jours et des nuits à manquer la grande réussite de Monte-Carlo (et il apprit par la suite toutes les « patiences » connues dans le monde), il ne lui fût pas venu à l’idée de s’occuper de ses couveuses artificielles, dont la manie lui vint peu après, jusqu’à ce qu’il fût saturé des crottes de petits poulets miraculeusement nés dans son étuve ou de l’odeur hautement montante des innombrables petits poulets morts. Mais ces passions-là, comme celle de la course à pied (on le vit durant trois mois faire chaque matin le tour du Cap au pas de gymnastique) ou celle qui l’entraîna à intriguer, longtemps et en vain, pour devenir comte du Pape, ces passions-là, c’était peut-être du jeu, bon pour le temps de paix. Or, la guerre nous avait fait passer sans transition de l’âge de la gravité à celui du malheur. Depuis l’armistice, le commandant s’interdisait de dire : « Je l’avais prévu. » Mais il chercha comment servir. Éloigné de toute fonction, il ne lui restait que l’obéissance. « Je souffrirai donc, je souffrirai comme les autres. Je ne serai qu’un soldat. » (Au fond de tout cela, il y avait encore de l’orgueil, car il pensait confusément : je serai le seul Français à ne pas protester contre le pain noir, le seul à ne pas vérifier s’il y a bien quarante allumettes dans les boîtes de la Régie, le seul à ne pas déclarer : « J’ai faim » quand quelqu’un me demandera l’heure ou à ne pas murmurer dans l’oreille du voisin : « Je connais un marchand de légumes arrangeant » quand ce voisin viendra consulter le baromètre ou s’informer de la position de la lune à cause de ses prochains semis.) Il s’occupa donc de vertu. Sa vertu, il la plaça dans la patience. Il se força, par exemple, à faire honnêtement la queue chez les fournisseurs. Au début, ce fut en quelque sorte un sacrifice. Il avait le goût de se donner en exemple. Mais, très vite, cela tourna à la passion. Le commandant ne pouvait jamais rester sur les bas-côtés du sentiment. On le vit dès l’aube rôder dans la ville comme un chien maigre. Il ne s’arrêtait pas devant les commerçants à entrée libre, mais cherchait avec fougue ceux qui mettaient une heure à servir le rutabaga quotidien ou l’œuf hebdomadaire. Chez lui, il tenait une comptabilité extrêmement précise des jours à viande, des semaines sans fromage. Le marché était devenu son champ de bataille. En arrivant par l’escalier de la ville haute, il le considérait comme un général ses régiments, du sommet de la colline où le peintre d’histoire l’immortalisera. Comme il était triste, le lundi, quand les halles étaient à peu près désertes. Mais, par contre, quelle joie les jours d’arrivage ! De toutes les rues, des ménagères débouchaient, complices du grand complot immuable des estomacs. Le peseur-juré passait au fil de la foule, gonflé, outrancier : on eût dit un de ces chiens crevés qu’emporte une rivière. Sur cette même rivière, l’unique agent de police jouait le rôle de l’arbre où s’accrochent les nageurs épuisés. Il retenait des remous, et des femmes tournaient autour de lui, happées par on ne savait quel vertige de revendication. Devant chaque éventaire, les queues s’allongeaient, quelquefois si rapprochées qu’elles s’enchevêtraient. Très digne, sa très pratique enveloppe de cellophane au bout des doigts, et dans l’enveloppe de cellophane ses très précieux tickets, le commandant prenait son rang. La jeune fille devant lui disait : « J’ai vu une queue, je m’y suis mise, mais je ne sais pas ce qu’on vend. » Et le commandant levait les yeux au ciel. La foule piétinait, de froid, de désir, d’ennui et d’amusement. Les gens essayaient quelquefois d’avancer en fraude. Mais, au premier tricheur, le retraité poussait un cri, le cri heureux du chasseur. « Non, non, Madame, il y a déjà des heures que j’attends, et vous voudriez passer devant. – Mais, monsieur. – Il n’y a pas de mais, monsieur : moi qui vous parle, j’ai été à la tête d’un bataillon, ça ne m’empêche pas de faire aujourd’hui comme le pauvre monde. – On ne parle pas du pauvre monde, Monsieur, quand on a les mains gantées. » Lentement, le dialogue glissait à l’injure. Jusqu’à ce que le commandant se sentît suffisamment dans son droit, suffisamment entouré de témoins pour appeler l’agent de police et faire chasser l’incongrue. Chaque matin, une scène semblable se renouvelait. Le commandant changeait souvent de quartier ou de boutique. Il cherchait ses proies. Son plus grand triomphe, il le connut avec une histoire d’autobus. Il était dans les chaînes, parmi une cinquantaine de voyageurs. L’autobus arrive. Combien qu’il en descendra ? Six, sept. La grosse dame, on pourrait bien la compter pour deux. « Non, dit le receveur, je ne prendrai que sept personnes. » Ça allait être au commandant de monter lorsqu’un couple, sorti on ne savait d’où, s’interposa. « Carte de priorité, » dit l’homme. Le commandant eut un haut-le-corps, faillit céder. Puis regardant insolemment le ventre de la femme, il demanda : « Pourquoi ? – Justement, ma femme est enceinte, Monsieur. » La dame rougissait. « Elle est bien maigre, » pensa le commandant. Puis à voix haute : « Et depuis quand, s’il vous plaît ? » Le mari ne se démonta pas : « Depuis hier soir, Monsieur. » Tout l’autobus, qui est une seule personne, éclata de rire. Mais la dame dut descendre. Et le commandant prit sa place.
Si le vieillard fréquentait si assidûment les marchés, c’était bien par soumission à la discipline, mais il y allait aussi pour la nourriture. Ou plus exactement pour la hantise de la nourriture. Il mangeait peu, d’ordinaire, et ne s’était jamais préoccupé de ses menus qu’au moment de se mettre à table. Or, depuis que le ravitaillement devenait difficile, il se passait en lui un curieux phénomène : il ne pensait plus qu’à cela. Plus tard, de graves historiens, des chroniqueurs alertes, des psychiatres, des économistes expliqueront pourquoi, dans le même moment, la même maladie s’est abattue sur la plupart des Français. Nous nous savions gourmets, mais nous ne passions pas notre temps à parler de rôtis de bœufs, de langoustes historiques, de jambons payés au prix de la taxe ; la mayonnaise n’était pas notre figuration du Paradis Perdu. Le commandant semblait très gravement atteint ; il feuilletait du matin au soir des livres de cuisine, s’attendrissait au souvenir du pain blanc, regrettait de n’avoir pas assez aimé le beurre, le fromage et les steaks au poivre. Il ne lisait plus que les romans où les héros se réunissent au café Anglais ou au Mouton Blanc. Il devenait annaliste du ventre, jurait que Brillat-Savarin n’avait jamais eu de maladie de foie, citait sans erreur les menus de Pétrone – bien supérieurs à son avis à ceux de Lucullus, etc. Naturellement, ce goût nouveau de la table s’accordait mal, en apparence, avec celui de la discipline civique. Mais le commandant était de ces gens qui trouvent leur grandeur dans la tentation volontairement provoquée et constamment repoussée. Habile, il amenait le jardinier à lui proposer un troc chez le boucher, le pêcheur à lui confier qu’il était facile, moyennant un bon prix, de trouver du merlan – pour refuser toutes les offres avec une aigreur qui l’engonçait un peu plus dans sa cravate. « Jamais, entendez-vous, jamais, » criait-il. Et jamais, en effet, rien de ce qui n’était pas procuré à la bataille quotidienne des épices et de la viande n’entrait dans sa maison.
Aussi connut-il un grand déchirement quand son fils, qui habitait Paris, annonça sa visite. Ce déchirement ne venait pas de la visite elle-même, car il adorait son fils, mais des complications culinaires à quoi elle allait le conduire. Ce fils sans doute n’avait pas des habitudes d’ascète ; ce n’était pas un adepte de la salade cuite. Même s’il ne passait à la maison, comme d’habitude, que vingt-quatre heures, il faudrait le nourrir assez noblement. Le commandant, hier orgueilleux, hier spartiate, se montra humble devant le jardinier. « Je me suis fait une raison, à cause de mon fils, à cause de lui seulement : ne pourriez-vous me trouver quelque chose d’assez extraordinaire ? » Le jardinier, qui mangeait bien, se vengea avec gentillesse d’être tenu pour un goinfre. « Oh ! vous savez, mon commandant, les paysans, ils disent qu’ils ne mangent pas les billets de banque : ce ne sera donc pas commode. » Cinq jours, dix jours, quinze jours, le jardinier fit soupirer le commandant. « Je cours, je cours, disait-il, mais c’est le plus mauvais moment de l’année. » Le fils allait arriver d’un jour à l’autre, et le commandant considérait d’un œil morne ses buffets vides, sa volière envahie par les ronces. Maintenant, ce paysage de décombres l’ennuyait. Et voici que dans les queues, il se relâchait. Les débrouillards gagnaient des places, et il ne protestait plus. Un jour, enfin, le jardinier vint lui dire tout bas : « Ouvrez ce soir la porte de la cuisine. » Vers minuit, comme le commandant grelottait d’ennui et de peur devant ses casseroles sans reflet, le jardinier entra, regardant derrière lui sur le chemin et prenant mille précautions trop visibles, à la manière d’un fripon de comédie. Puis, d’un geste superbe, il posa sur la table un jeune lapin vivant. Un angora au poil gris, gris comme le petit jour, gris comme l’olivier. « C’est de la belle bête, » fit le jardinier. Le commandant approuva, mais d’un mouvement de tête plutôt sinistre. « Vous n’avez pas l’air content ? – C’est qu’il n’est pas gros. – Dame, vous n’avez qu’à l’engraisser, il deviendra de la taille d’un petit chien ; et, estimez-vous satisfait, si vous l’aviez acheté mort et pelé, on vous aurait peut-être refilé un chat ; je pense que vous l’avez remarqué, des chats, on n’en trouve plus sur les remparts ; on les vend quatre-vingts francs au marché noir, sauf les siamois qui valent dix francs de plus, parce qu’en Chine c’est un plat de mandarin. »
Demeuré seul avec sa proie (il vaut mieux ne pas avouer le prix qu’il la paya), le commandant entra dans un temps de perplexité. D’abord, où installer l’animal ? La volière était en ruines, et sa serrure ne fermait pas. « Si je le mets dans la cuisine, la femme de ménage racontera l’histoire à tout le quartier. » Il opta, provisoirement, pour sa chambre à coucher, lieu choisi de surveillance. Toute la nuit, le petit lapin courut sur le plancher, cherchant une issue ou un carré de choux. Il s’égara sur les fleurs de laine du tapis, rôda parmi les hauts arbres que devenaient les pieds de la table. Et, dans un rayon de lune, quand il ouvrait les yeux, le commandant voyait glisser une bête fantastique, dont une des oreilles comme une feuille lasse retombait et semblait traîner par terre. Les jours suivants, le commandant souhaita violemment que son pensionnaire prît de la taille. Il le conduisit dans la petite prairie qui achevait son domaine. Il devint peu à peu berger de cette bête grise qui, tout en mâchonnant, le fixait sans cesse de son regard en boule. Quelque position que prît le commandant, ce regard était toujours sur lui, le suivait comme le regard de certains personnages de tableaux. Le soir, le lapin revenait à la maison, à petits bonds paisibles, et musardant entre les chaises de fer, devant le bassin glauque. Il avait pris l’habitude de dormir dans la chambre de son maître, et semblait se refuser à tout autre asile. Et il ne cessait de fixer le commandant, lorsque celui-ci passait sa chemise de nuit ou vérifiait la propreté de son revolver. Cette présence muette, mais extraordinairement attentive, devenait chaque jour plus impressionnante. Le lapin avait de l’appétit. Il tondit assez vite la prairie. Il savait peut-être qu’il devait grossir et faisait de son mieux. La hantise de la nourriture qui habitait le commandant pour lui-même s’accrut de la hantise de nourrir l’animal. Il économisa sur ses propres navets. Mais cela ne suffit pas. Le commandant, désespéré, confia son souci au jardinier. Celui-ci ricana gentiment : le fruit était mûr. « Je pourrais, dit-il, vous trouver quelques belles carottes. – Je vous en aurai tant de reconnaissance. – Oui, mais c’est au marché noir. » Le commandant hésita encore quelques jours ; son cœur brûlait de honte, mais comme le lapin ne lui ménageait pas ses regards de reproche, il capitula. Et, très vite, il se laissa glisser sur la pente savonnée du mal. Le prix des carottes, comme leur nombre, augmenta. Il y eut aussi des choux assez gros pour contenter une honnête famille de travailleurs. Et aussi des radis, roses comme des jeunes filles. Le lapin mordait dans toute chose avec une conscience effarante. Mais, enfin, cela ne fut pas sans résultat – car on le vit engraisser. Pour commencer, un petit embonpoint de rentier. Il prit de la taille, de l’assurance, visita la volière et nettoya à belles dents les folles avoines, marqua de ses petites crottes noires les allées du jardin, puis les carrelages du vestibule. « Il devient indiscret, pensa le commandant, mais mon fils peut venir, maintenant il y aura largement à manger pour deux. »
À Paris, le fils préparait son voyage, mais il attendait les papiers nécessaires pour franchir la ligne de démarcation. Chaque soir, il rejoignait ses amis dans leur bar habituel, et il pérorait. « Non, mes enfants, je n’aurai pas le temps de pêcher la crevette ; je suis bien assez occupé avec mon père ; c’est un drôle de père ; figurez-vous qu’il vit dans une maison vide, c’est-à-dire non meublée, immense, elle comporte au moins vingt pièces ; mon père a horreur de ce vide ; pour lui faire plaisir, pour lui donner l’illusion que la maison est habitée, je passe mes journées à ouvrir les fenêtres, à faire battre les portes ; je cours au pas de gymnastique d’une pièce à l’autre, trépignant et criant comme s’il y avait du monde partout ; ça met de la gaieté, mais c’est très fatigant. »
Cependant, maître de l’enclos, et maître de la vertu froissée du commandant, le lapin dévorait toujours. Il grandissait. « Peut-être qu’on pourrait inviter une personne avec nous, car il y aura bien à manger pour trois, maintenant. » Mais le fils tardait, il tarda tellement que le nombre imaginaire des convives put monter jusqu’à dix. À ce moment, selon la promesse du jardinier, l’angora prenait la taille d’un petit chien. Inutile de préciser que son appétit augmentait en proportion. Il devenait une ruine et une obsession. Pourvoyeur chaque jour plus utile et plus exigeant, le jardinier s’enrichissait aux dépens du commandant. Le vieillard voulut se débarrasser de l’emprise de son voleur. Abandonnant les queues, les balles surveillées, il se mit à courir le marché noir. Mais il arrivait dans les bons endroits, dans les plus ouvertes des cavernes du troc, avec une telle réputation de vertu et d’intransigeance qu’on se méfiait, qu’on ne lui vendait rien. Et à la fin de ces journées harassantes, il était bien obligé d’en passer par les volontés du jardinier. Las, courbé sous la honte, il écrivit à son fils de se presser. La nuit, il avait des cauchemars. Il lui semblait que le lapin allait mourir d’inanition. Puis les cauchemars le poursuivirent au grand jour. Ce ne fut plus gros comme un petit chien qu’il vit le lapin, mais bientôt comme un mouton. État qui dura une semaine à peu près, et donna au commandant de furieuses envies d’accomplir un sacrifice. Il pourrait encore tuer un mouton. Mais s’il laissait vivre cette bête insolite ? « Quand le lapin sera arrivé à la taille d’un bœuf, comment ferai-je ? » Et le lapin devint bœuf, présence encombrante, lourde, intolérable. Ses yeux eux-mêmes se firent bovins et globuleux. Ainsi se déguise le remords – de tant de figures de carnaval que nous ne savons plus le reconnaître, au bal masqué de notre conscience, et lui arracher sa défroque. Le lapin trottinait dans le jardin, mais, pour l’imagination du commandant, il y laissait de profondes traces boueuses, abîmait les troncs d’arbres, dévastait tout comme le fait, au milieu des forêts tropicales, un passage coléreux de buffles. « Je n’en peux plus, » écrivait le commandant à son fils. Dans les fauteuils de cuir de son bar, le fils lisait ces lettres avec une indifférence souriante. Pendant ce temps, le lapin, s’étant fort domestiqué, prenait des libertés de grande personne, perdait son poil partout, sur tous les vêtements du commandant – qui avait toujours l’air de sortir de chez une couturière, avec ces fils qui s’accrochaient à lui. Le commandant rêvait de meurtre. Jamais, de sa vie, il n’avait connu la haine, n’ayant pour les hommes et les événements qu’indifférence ou mépris. Il savait maintenant ce que c’était, ce sentiment qui est le moteur des crimes. Il avait une bête sur le cœur. Et il se disait : « Si je ne l’étouffe pas, c’est elle qui m’étouffera. »
Tout cela aurait mal tourné pour la raison du commandant, si le fils n’était enfin arrivé. Le père lui ouvrit ses bras avec solennité. Fidèle à ses fables, le fils se mit à parcourir la maison en tous sens (en réalité, ayant l’instinct pillard et une maîtresse qu’il était en train de mettre dans ses meubles, il cherchait s’il n’y avait rien à emporter, un faux Corot, une fausse bergère échappée au naufrage). Le commandant, enfermé dans sa chambre, réfléchissait. De temps à autre, vague roulante, lui parvenait le bruit de la galopade du fils à l’étage au-dessus. Il s’agissait, pour le vieillard, de composer le menu de son festin. Une joie féroce l’emplissait. « Je vais être enfin débarrassé du lapin. » Il pensait que, dans moins d’une heure, il l’égorgerait lui-même – et avec plus de satisfaction qu’un Pavillon Noir. Mais, en plus du lapin, que fallait-il servir ? Ne venant pas à bout de son souci, il décida avec une tranquille lâcheté qu’il donnerait le lapin seul. D’abord, c’était une énorme pièce, et deux hommes y épuiseraient facilement leur faim. Ce serait aussi plus émouvant ; cela donnerait plus de prix à la chose. L’assassinat, la cuisson, tout se passa sans incident notable. « Tu verras, cria le commandant à son fils, je te prépare une surprise. » Il fit rôtir le lapin devant un grand feu de bois, et tandis que d’une main légère, quasi féminine, il tournait la broche, il rêvait de grandes agapes nocturnes autour d’un bœuf de sacrifice. Dans le sang frais du lapin, bel oracle, il avait trouvé l’annonce de sa paix revenue.
L’heure du repas arriva. La table était dressée dehors, sous un figuier dont le parfum donnait au soir tombant un goût sucré. Le fils s’assit le premier, sur la prière du commandant. Un fond de vrai Pernod, le seul bagage réel venu d’Indochine et qui n’eût pas fait naufrage, amena sur leurs lèvres d’amères paroles de regret. Le vieillard songeait aux terrasses de café où il ne s’assiérait plus. Le jeune homme rageait de ne pouvoir faire pâlir ses amis parce qu’il buvait du Pernod d’avant-guerre. On ne le croirait pas quand il raconterait la chose. Puis les deux hommes se turent ; ils n’avaient rien à se dire, le fils croyant à la vertu du père, et le père préférant ne jamais approfondir les vices du fils. « C’est l’heure, » dit enfin le commandant. Il se leva, disparut dans la cuisine et en ressortit avec un plat immense où le lapin, revenu par une trop intense cuisson à des proportions normales, ressemblait au cadavre noirci d’un enfant de Pharaon retrouvé après cinq mille ans de sécheresse. Le commandant regarda son fils. Le fils regarda le mets sans étonnement. Et le commandant comprit qu’il s’était fait illusion sur la rareté de sa trouvaille. Il en éprouva quelque tristesse. Mais comme le lapin sentait bon, avec son thym et ses herbes plus mystérieuses encore ! « Il sent la colline, » dit le fils pour dire quelque chose. Le commandant ne répondit pas. Depuis une minute, quelque chose d’indécis, d’imprévu aussi, gargouillait au fond de lui. C’était peut-être un sanglot. Car ce lapin, qu’il avait tant détesté, par qui sa vie depuis un mois avait été comme corrodée, il s’apercevait soudain qu’il tenait une vaste place en lui. Il était devenu son bourreau familier, le confident de ses aigreurs et de sa solitude. Seul, il ne l’avait plus été – avec un tel drame dans le cœur. Tout à l’heure, demain, il n’y aurait plus le long de ses pensées cette bête chaude et fournie de poils qui y mettait une si étrange chaleur. Le commandant tourna la tête, fixa les allées où le lapin avait gambadé, la prairie rongée, le mur de l’enclos où il allait chaque jour chercher la même tache de soleil. Et tout cela lui parut vacant, étranger. Il ne reconnaissait plus rien. Le sanglot gargouillait de plus en plus fort. Le commandant tenait à la main le couteau à découper, mais ne bougeait pas. Le fils se mit à rire. « Allons, dépêche-toi, ça va être froid. » Le vieillard tressaillit, et, d’un geste d’automate, mais d’un grand coup, – comme un hypnotisé poussé au crime, – il plongea l’acier dans le corps calciné. Cela fit un drôle de bruit, creux ; on eût dit que la lame était entrée dans du néant. Alors, un immense flot d’horreur envahit l’âme du pauvre commandant. C’était comme si, vraiment, il venait de tuer un être vivant, un être avec une âme. Ses pensées chavirèrent. Il avait assassiné son meilleur ami. Et, comble d’ignominie ! il allait le manger. Le manger. Le manger.
Le commandant découpa une patte, la piqua au bout de sa fourchette, et, la tendant à son fils d’un mouvement désespéré, il murmura :
« Tiens, prends donc une jambe. »
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(René Laporte, in Poésie 43, n° XIII, mars-avril 1943 ; cette nouvelle a été reprise dans le recueil Histoires du mauvais temps, Paris : René Julliard, collection « Sequana, » 1945. Edouard Manet, « Nature morte, » pointe sèche gravée par Léon, 1910)


