Chateaubriand est le dernier voyageur qui ait vu des Muscogulges.
Cette tribu indienne des bords de l’Arkansas a été totalement exterminée par les colons anglais qui, province à province, ont conquis l’Amérique septentrionale. C’était une peuplade d’hommes magnifiques et de la plus vive intelligence. Ils se firent tous tuer sur leur territoire héréditaire, sans en céder un pouce aux implacables envahisseurs. On ne sait plus d’eux, par tradition, que la légende de cette île flottante, habitée par les plus belles femmes de la terre et que nulle pirogue, si rapide fût-elle, ne pouvait atteindre dans le courant tourbillonnant du fleuve. Il fallait y aborder à la nage et, quand on y était, on n’en sortait plus.
Les poètes des États-Unis ont toujours été hantés par le souvenir des Muscogulges et de leur île roulante. Notre romancier Gabriel Ferry, un maître égal, sinon supérieur à Fenimore Cooper, semble, dans son admirable Coureur des Bois, avoir tiré parti du phénomène, relaté par l’auteur d’Atala, pour une suite de ses orpailleurs mexicains. Puis les savants, à leur tour, se sont piqués au jeu. Dans les académies du Nouveau Monde, la question muscogulge s’est posée tant chez les géographes que chez les philologues ; elle passionne les universités, produit des thèses et lance des explorations sur cette partie des States que l’on appelle : le Territoire Indien, où sont relégués les restes décimés des races autochtones.
De ce territoire, d’ailleurs immense et qui s’étend sur 175.000 kilomètres carrés, les Muscogulges n’occupaient qu’une portion assez réduite, la plus marécageuse, entourée de forêts séculaires qui semblent renaître encore sous la hache arboricide du bûcheron. Ces forêts ont même repris le marécage, de telle sorte qu’il est impossible de délimiter même hypothétiquement l’emplacement de l’habitacle muscogulge. Les archéologues les plus érudits en ont depuis longtemps jeté leur langue aux chiens, de telle sorte qu’en Amérique, lorsqu’on veut définir l’insoluble et l’incompréhensible, on recourt à cette locution populaire : « C’est du muscogulge. »
Il faudrait ne pas connaître le caractère aventureux des Yanks pour croire qu’aucun d’eux n’ait été attiré et même fasciné par le défi de cette difficulté du problème. Le jeune philologue Ot Bil Schew n’en dormait plus. Un soir, dans une réunion de docteurs et de professeurs, il gagea qu’il en aurait le mot, et reconstituerait le dialecte osage de la peuplade disparue et, cela, sans autre aide que son chien et une bonne carabine. On lui tint le pari, sur un fort enjeu de dollars, et, trois jours après, il se mit en route.
Ai-je besoin de vous dire qu’il s’était muni d’un phonographe ? C’est l’outil des philologues. On ne les imagine plus autrement, depuis Edison, que nantis de de cet appareil à éterniser les sons et les vocables. Quant à deviner quel usage Ot Bil Srhew pouvait en faire sur des voix éteintes depuis cent ans et davantage et de quelle ressource il pouvait être pour ses recherches, il eût fallu être, comme on dit, dans sa peau pour en avoir l’idée ou le soupçon. Ses rivaux en linguistique s’en étaient tordus de rire à son départ. « C’est à peu près comme si, disait le vieux Tom Watson, on voulait photographier une nuée d’orage après la pluie. »
Or, le premier obstacle auquel l’intrépide Ot Bil Schew se heurta à son arrivée sur le territoire indien fut de le trouver plus qu’à demi « civilisé, » plein de grands bourgs, dotés d’églises, d’écoles, de maisons de ville et de comptoirs de commerce. Une tribu de Peaux-Rouges, ralliée au gouvernement de Washington, s’était, sous son égide, solidement établie dans la contrée et, par des mariages avec les filles des Visages Pâles, y avait propagé une race de métis, nommé les « squaw-men, » n’ayant aucun rapport avec les Natches de l’origine. Ils sont connus en Amérique sous l’appellation de Cherokees, si je ne me trompe, cultivent le blé, nourrissent le bétail, exportent, trafiquent et votent, à la moderne. Ils ont toutefois conservé leur langue natale, qu’ils parlent entre eux, comme chez nous les bas Bretons de l’Armorique, et qui se compose de 85 mots dont on a le lexique.
Le jeune philologue Ot Bil Schew possédait ce lexique et comptait sur la connaissance qu’il en avait pour interroger les vieillards, les savants et les poètes du Folklore muscogulge. Mais aucun d’eux ne savait ce qu’il voulait dire, et beaucoup le prenaient pour un mauvais plaisant venu pour les blaguer comme Mark Twain, d’humoristique mémoire. « Quand nos pères sont venus ici, disaient-ils, chassés de la Floride, la terre était nue comme si cent mille bisons y avaient passé. Ils n’y ont pas même trouvé trouvé le moindre vestige de wigwam. Vous inventez les Muscogulges. – Quoi, pas même un couteau à scalper ? – Voyez dans les forêts environnantes, mais prenez garde aux reptiles dont elles surabondent ; il y en a dans tous les arbres, pendus comme des cordons de sonnettes. »
Ot Bil Schew siffla son chien, endossa son rifle, se munit de son phonographe et s’en fut dans la forêt la plus voisine, car il avait la foi et voulait gagner son pari : – Reconstituer l’idiome perdu des Muscogulges et en donner l’alphabet à la science américaine, n’était-ce pas un but de gloire, n’y recueillerait-on que l’honneur de l’avoir entrepris !
La forêt était plus pleine de singes que de reptiles, et plus encore d’oiseaux de toute espèce, même d’espèces inconnues à Ot Bil Schew, qui pourtant passait pour bon ornithologue. Comme il se demandait s’il serait utile à la science qu’il en phonographiât les cris mêlés en un énorme hourvari, son chien tomba tout à coup en arrêt devant un vieux tronc pourri qui avait certainement servi de ruche à des abeilles. Dans cette ruche délaissée se tenait, immobile comme un hibou nyctalope, une bête extraordinaire, pareille à un dindon déplumé pendu au croc d’un rôtisseur. Ni les jappements du chien, ni le coup de carabine que son maître lui tira en l’air ne le firent remuer dans son aire. On l’eût dit empaillé, s’il n’avait, d’un geste qui lui paraissait familier, dressé la patte pour se gratter l’occiput. Une dernière plume, décolorée et pendante, se délabrait sur cet occiput et, pour le reste, il était manifeste que l’oiseau était sourd et aveugle.
Aucun naturaliste n’a pu établir dûment la mesure de longévité des perroquets et on n’en est là-dessus qu’aux hypothèses. Mais celui-là avait sans nul doute dépassé de beaucoup la centième année. Il était donc contemporain des Muscogulges. Il avait vécu sur un perchoir du temps de la tribu, s’était échappé du carnage, et s’il parlait, c’était dans leur langue. Le cœur battant d’émotion scientifique, le philologue arma son phonographe. Si trois mots de l’écriture d’un homme peuvent suffire à le faire connaître, à plus forte raison n’en faut-il pas davantage pour reconstituer sa langue, ses mœurs, ses lois et son peuple, ou bien alors la paléontologie est une blague. La paléontologie n’est pas une blague. « Tu parleras, » fit Ot Bil Schew, et il abattit l’unique perroquet muscogulge.
« As-tudéj-eunéj-ako ? » cria en expirant l’oiseau au phonographe.
Et c’est ainsi que sur ces quatre mots a été retrouvée et recréée toute la langue perdue des Muscogulges.
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(Émile Bergerat, « Contes de l’Information, » in L’Information, vingt-deuxième année, n° 123, lundi 3 mai 1920. Nos lecteurs n’auront pas manqué de remarquer qu’Émile Bergerat s’est vraisemblablement inspiré du « conte grammaticalo-ethnographique » de Jean Richepin, « Le Perroquet, » déjà publié sur ce site. Pierre Paul Rubens, « Perroquet, » huile sur panneau, c. 1630-1640)

