I
La dame de pique
« À pied ? par une nuit pareille, et avec les attentats qu’on signale dans les journaux, vous êtes folle, ma chère. Enfin, faites comme il vous plaira. À demain, mon amie. »
L’amie, stimulée par un petit dîner arrosé de vodka, descendit l’escalier en sifflotant comme un héros antique. Mais à peine dans la rue vide, noire et glaciale, la peur la prit. Elle se mit à courir… Là-bas, sous un réverbère, un homme semblait l’attendre ; un rictus affreux découvrait ses dents blanches ; dans sa main droite, il tenait un petit revolver prêt à tirer… Non, de près, c’était une pauvre vieille dame avec un tour de cou d’hermine et un petit manchon, qui faisait la queue pour l’autobus du lendemain matin. Vingt mètres plus loin, il y avait un curé sur un banc. Rien de plus dangereux qu’un curé, il y en a très peu de vrais. Celui-là était un agent, endormi ou mort – on le saurait un jour.
L’amie, à force de courir, suffoqua ; elle fit quelques mouvements respiratoires, perdit son sac, ses gants. De plus en plus seule, elle partit, se trompa de chemin, et, pour atteindre la porte Dauphine toute proche, passa par la Bourse, vers les trois heures du matin. Deux hommes la suivirent, avec une telle insistance, qu’elle sonna à la porte d’un immeuble. Mais, comme on n’ouvrit pas immédiatement, et que les hommes faisaient mine de s’élancer, elle reprit sa course, toujours suivie par deux ombres. Elle tenta de les semer en tournant brusquement dans une rue, qui était une impasse. Là, il y avait un homme, un sauveur sans doute. Rentrait-il chez lui ? Elle se précipita.
« Monsieur, monsieur… je vous en supplie… j’ai peur… Accompagnez-moi, ces deux hommes me suivent.
– Voici le troisième, » dit le sauveur, qui l’assomma d’un coup de poing, lui arracha ses bijoux et son manteau de vison. Puis, il disparut dans l’ombre.
Les deux suiveurs arrivaient.
« Tout va bien, elle est rentrée chez elle ; je ne l’aperçois plus.
– Quelle folie ! une femme seule, rentrer à pied par une nuit pareille.
– Sans nous… Dieu sait tout ce qui aurait pu lui arriver. »
II
Les deux photographes
Monsieur X… possède un admirable château Louis XIII qui est tout ce qu’il lui reste au monde à aimer ; il est veuf sans enfant, sans famille, sans amis.
Si, pourtant, il a appris par des reproductions fort belles parues dans un magazine que le fils d’un vieil ami disparu est un photographe émérite. Il lui écrit donc, car il veut faire photographier quelques coins de sa maison et de son jardin. Le jeune homme, convié par lettre, arrive ; il passe quelques jours avec le vieil ami de son père… Il est charmant, il prolonge son séjour.
La salle à manger est la plus belle pièce de la maison ; particulièrement la cheminée de pierre aux armoiries étranges. Le jeune homme prend photos sur photos ; et puis, un jour, il les développe. Sur l’une de ces photographies, devant la cheminée, il découvre une jeune femme appuyée contre la pierre. Une jeune femme avec des perles autour du cou, un visage fort beau, un peu flou.
Interdit, il montre la photographie à M. X… qui reconnaît immédiatement sa femme, morte dix ans auparavant.
III
Seconde histoire
Un jeune cultivateur de l’Aube, un garçon d’une vingtaine d’années un peu ours et qui lit des magazines avant de se coucher le soir, vers les huit heures, pour un sommeil sans rêves, possède un piano. Ce piano lui a été donné par une sienne cousine, plus âgée que lui, mais qui fut fort belle et qu’il a peut-être aimée sans le savoir lorsqu’il avait quinze ans. La cousine, très musicienne, lui jouait des airs sur ce vieux piano, qu’elle lui laissa par testament, avant de mourir dans sa vingtième année.
Un jour d’été, les parents du jeune cultivateur, de fort riches bourgeois, avisent sur le piano un bouquet de roses placé là par la bonne. Le soleil s’y jouant, « C’est tout à fait poétique, » s’écrient-ils, et ils prient le jeune homme de fixer par une photographie cette impression d’art. Le jeune cultivateur s’exécute.
Puis, quelques jours plus tard, étant allé à la ville chercher les épreuves chez le photographe, il aperçut sur le papier le piano, le bouquet touché par le soleil… mais, sur le clavier, il y avait deux mains, beaucoup plus précises, plus réelles que le corps vaporeux que l’on devinait posé sur le tabouret du piano, le corps de la belle cousine.
IV
L’avertissement
Comme on avait frappé à la porte du presbytère, la vieille bonne s’empressa d’aller ouvrir. Il y avait là une dame qui désirait parler à monsieur le Curé, de toute urgence ; elle paraissait essoufflée. « Oh ! monsieur le Curé, fit-elle lorsqu’on l’eut introduite, je ne vous dérange pas pour longtemps : courez vite, je vous en supplie, rue de Mademoiselle au n° 126. Il y a là un jeune homme, M. Albert Durand, qui va mourir et qui doit se confesser. »
La dame s’en fut, et le pauvre curé, qu’une alerte avait tenu éveillé la nuit précédente et qui n’était plus jeune, partit cependant, en boutonnant sa douillette et en courant malgré le vent glacial.
Il eut beaucoup de peine à trouver la rue de Mademoiselle par cette nuit noire que le black-out obscurcissait encore. Enfin, sa lampe de poche éclaira le numéro 126. Il frappa ; un jeune homme vint lui ouvrir.
« M. Albert Durand ?
– C’est bien ici ; qu’y a-t-il pour votre service. Monsieur l’Abbé ?
– On m’a demandé de venir confesser un certain M. Durand, fort malade sans doute.
– Je suis M. Albert Durand, mais je me porte à merveille, dit le jeune homme tout souriant. Mais il y a d’autres Durand dans Versailles… C’est ici le 126 de la rue de Mademoiselle…
– Non, c’est bien ici que cette dame m’a envoyé. Alors, vous m’excuserez, Monsieur… »
Le jeune homme voulut cependant faire entrer M. Richebourg dans son salon… Ils causèrent un long moment… prirent un thé bouillant. Un peu gêné, il pria, au bout d’un moment, monsieur le Curé de recevoir sa confession. « Comme cela, dit-il, vous ne vous serez pas dérangé pour rien : il y a dix ans que je ne me suis confessé ; c’était un des nombreux griefs qu’avait ma pauvre maman contre moi.
– Votre mère est morte ?
– Oui, l’année dernière à pareille époque ; elle serait fort étonnée de nous voir ensemble, et bien heureuse, j’imagine ; hélas, nous ne nous voyions presque plus, quand elle est morte. »
Lorsque le jeune homme se fut confessé, M. Richebourg, en se dirigeant vers la porte, aperçut une grande photographie sur un guéridon ; il se pencha pour la regarder de plus près…
« Ma mère… » fit le jeune homme.
C’était la dame qui avait imploré le secours du curé pour un jeune homme qui allait mourir.
M. Richebourg s’en fut par la nuit glacée ; l’alerte l’obligea à chercher un abri quelque cent mètres plus loin. Lorsqu’il put sortir, des flammes sillonnaient la nuit, des hommes passaient, portant des brancards ; sur l’un de ces brancards, il y avait le cadavre de M. Albert Durand.

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(Lise Deharme, illustration de Igor Kansky, in Les Étoiles, l’hebdomadaire de la pensée française, nouvelle série, quatrième année, n° 46, mardi 26 mars 1946. Nos lecteurs auront reconnu dans la dernière histoire un plagiat de la nouvelle homonyme de Gabriel de Lautrec, que nous avons déjà publiée sur ce site)

