Jean Mathurin, revenant de la veillée, suivait à grands pas le chemin creux qui mène du village de la Basse-Fosse à la métairie de la Grange. La nuit, déjà sombre, était rendue plus noire encore par de gros nuages, qui. chassés par un vent de basse galerne, masquaient la clarté de la lune.
Jean, content de sa soirée, marchait gaillardement en sifflant un joyeux « avant-deux. » Il allait vite, car les nuits ne sont pas chaudes en janvier ; aussi ne tarda-t-il pas à arriver au bois des Boules, situé sur sa route, et qu’il lui fallait traverser. Il s’engagea sous le couvert, quittant le chemin pour un sentier raboteux. Il sifflait toujours, mais ce n’était pas la gaieté qui lui faisait, maintenant, lancer dans la nuit ses notes claires, c’était la peur. Il sifflait pour s’étourdir, pour faire du bruit, pour ne pas entendre le bruissement des feuilles mortes, ni la plainte du vent dans les branches des arbres ; il sifflait pour ne pas se laisser absorber par ces paroles obsédantes qu’on lui avait dites à la veillée : « Prends bien garde aux garous dans le bois des Boules ! » Il était déjà dans le bois depuis quelques instants, lorsque, soudain, il vit venir dans le sentier, à quelques mètres devant lui, une bête étrange, dont les yeux couleur de feu et le pelage blanc se distinguaient seuls dans la nuit. Jean voulut fuir, il ne le put pas ; il voulut appeler au secours, mais il ne proféra qu’un son rauque. D’ailleurs, qui eût entendu cet appel lancé, la nuit, au milieu d’un bois ? La bête courait toujours sur Jean et s’arrêta à deux mètres de lui, qui, très pâle, la regardait d’un air épouvanté. À ce moment, un coup de vent plus fort que les autres chassa les nuages et la lune éclaira la bête. Jean put voir qu’elle avait un corps de chèvre, mais une tête de chien. Il reconnut un garou. Le pauvre gars ne savait que faire ; avancer était impossible et reculer n’était pas sûr. Le garou le tira d’embarras en lui disant : « N’aie pas peur, Jean, je suis ton camarade Pierre ; je ne te veux pas de mal ; au contraire, je viens te demander un service. » Jean commençait à revenir de sa frayeur, mais il était complètement stupéfait. L’animal fantastique continua : « Maître Joset, notre patron, est possédé du malin esprit, et il m’oblige à courir ainsi toutes les nuits pour faire du mal à ses ennemis. Je ne serai délivré de ce mauvais sort que lorsque quelqu’un aura tué la bête que je deviens chaque soir. Jean, mon ami, je t’en prie, rends-moi ce service ; je t’en serai reconnaissant toute ma vie. » Notre gars qui était bon, au fond, revenait de son épouvante, et, même, il était indigné de voir qu’on pouvait tant faire souffrir sans raison une aussi bonne personne que Pierre. Aussi eut-il vite pris sa résolution. « C’est entendu, dit-il, je te délivrerai si c’est possible ; mais comment faudra-t-il que je fasse ? – Écoute, reprit son ami, vendredi prochain, treize bandes de treize garous iront au sabbat des sorcières, à la Pierre-Levée, dans la grande éclaircie (1) de ce bois. – Oui, interrompit Jean, je connais l’endroit. – Je serai le septième de la septième treizaine. Nous viendrons par le grand chemin ; je te regarderai, et tu me perceras le front avec ta fourche, entre les deux yeux ; puis tu pourras retourner te coucher, je serai dans notre chambre avant toi. » Cela dit, il disparut dans un grand coup de vent qui coucha par terre les genêts et les bruyères, et fit plier la tête des grands chênes.
Jean repartit. Il sifflait toujours, non parce qu’il était gai, ni parce qu’il avait peur, mais parce qu’il était content de lui-même.
Le vendredi suivant, dès dix heures, Jean était dans la clairière avec une fourche neuve que le curé de Mouilleron avait bénite. Il attendait minuit à sonner et les garous à venir. Les farfadets envahirent bientôt la clairière et allumèrent de grands feux ; aucun n’adressa la parole à Jean. Puis vinrent les sorcières, il y en avait des vivantes, d’autres qui étaient mortes depuis longtemps déjà. Jean les connaissait bien. Il y avait la grande Jeannie qui lui avait fait tirer un bon numéro, il y avait Nathalie, qui lisait dans les cartes et beaucoup d’autres encore. Toutes se prirent par la main, et se mirent à danser autour de la Pierre-Levée. Enfin, les douze coups de minuit sonnèrent ; Jean se leva, les garous commencèrent à arriver ; il les compta soigneusement. Quand passa le septième de la septième treizaine, Jean brandit sa fourche ; l’animal le regardait. D’un brusque mouvement, le gars frappa de son arme l’étrange animal qui poussa un grand cri et partit au galop, la fourche plantée entre les deux yeux. Au cri de Pierre, tout disparut dans la clairière ; un grand vent comme celui de l’avant-veille secoua les arbres, et Jean, à pas indécis, regagna sa chambre, effrayé par sa propre audace. Lorsqu’il rentra chez lui, il trouva son ami Pierre qui le remercia chaleureusement et lui rendit sa fourche.
Le lendemain, tous deux repassaient par la clairière. Ils cherchaient leur maître, disparu pendant la nuit. Quelle ne fut pas leur surprise et leur terreur, lorsqu’ils virent, au débouché du grand chemin, maître Joset, raide mort, le front percé d’un coup de fourche entre les deux yeux !
La Guimenière de Mouchamps, le 22 août 1906.
GABRIEL GRANGIENS
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(1) Clairière.
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(Gabriel Grangiens, « La Légende vendéenne, » in La Terre vendéenne, revue régionale mensuelle, n° 10, octobre 1906)


