Il était une fois, cachées dans un champ de blé, deux souris : Rongetout-Trapue et Trottinette-Moustachue. La vieille Rongetout allait aux provisions pour la journée et elle ordonnait à la jeune de rester à la maison pour faire le ménage. Les lits des souris étaient faits de feuilles, les coussins de fleurs, les draps d’herbe parfumée. Trottinette se trouvait fort bien dans leur trou étroit. La petite fenêtre faite avec des ailes des papillons laissait pénétrer une faible lumière jaune, mais le gîte était sombre. La jeune souris s’asseyait sur l’appui de la fenêtre ; elle rongeait une carotte en réfléchissant ou en traçant avec ses moustaches sur le carreau en lettres minces : « Le beau champ ! » Trottinette n’avait jamais parcouru le beau champ ! Rongetout revenait vers midi, apportant la nourriture. Elle invitait Trottinette à prendre son repas, puis les souris mangeaient en silence. Ensuite, elles allaient se reposer.

« Ma tante ! ma tante ! parlez-moi du beau champ ! questionnait Trottinette.

– Du beau champ ? » grommelait Rongetout.

Il était difficile à la vieille souris de parler après le déjeuner. Malgré tout, elle disait en soupirant :

« Le champ est vaste ; dans le champ, il fait chaud, on jouit de la liberté. Un peu plus loin, on aperçoit le marais et des myosotis : après le marais, c’est la forêt épaisse ; plus loin, une rivière rapide et, tout au fond de l’horizon, la montagne ; sur cette montagne se dresse le château de Zabrougal.

– Oh ! Oh ! comme c’est horrible ! piaulait Trottinette. Je voudrais aller par là.

– Et l’« Oiseau au grand nez » ?

– Quel oiseau ?

– Celui qui plane sur le marais. Il t’attrapera et te mangera.

– Moi, je ne me laisserai pas faire.

– Il était une souris qui n’a pas voulu se laisser faire. Elle fut mangée quand même ! » marmonna Rongetout, ensommeillée.

Une fois, la vieille Rongetout fut retardée dans le champ. Trottinette resta seule, arrangea les lits et se mit à aiguiser ses dents. Elles les aiguisait, aiguisait, et, soudain, regarda par la fenêtre du trou. Cette contemplation lui donna envie de sortir.

Trottinette remua ses longues moustaches et bondit dans le champ. Elle courut d’une feuille à une autre, d’un arbuste à un buisson, passa devant l’Oiseau au grand nez et les monstres du marais. Elle s’engagea dans la forêt, gambada sur la montagne et se trouva enfin près du château de Zabrougal.

Quand Rongetout revint à la maison, elle vit que Trottinette n’était pas dans leur trou. La vieille ne pouvait ni manger, ni boire ; elle prit les cartes sous le coussin et commença à se les tirer.

Quant à Trottinette, elle marchait craintivement autour du château ; elle fila sous la porte cochère et entra dans un garde-manger. Quelle abondance dans ce lieu : de beaux gâteaux sucrés, le jambon entouré de petits pois, du savon rose et des bougies multicolores.
 

LA BELLE VIE

 

Trottinette goûtait de tout, mangeait à sa faim ; ensuite, elle s’assit dans un coin, chantant des refrains gais et réfléchissant. Elle ne se résignait pas à partir.

« Ici, ce n’est pas une vie ordinaire ; c’est toujours Mardi gras ! » pensait-elle.

Enfin, la jeune souris prit une bougie et sortit.

Trottinette courut de la montagne à la rivière, de la rivière à la forêt, de la forêt au marais, du marais au champ ; elle fila devant l’Oiseau au grand nez, devant les monstres, gagna la maison et dit :

« Ma tante, ma tante, pourquoi avons-nous faim et froid dans notre mauvais trou ? Allons dans le château Zabrougal.

– Mais tu es folle, » dit Rongetout en frappant ses mains l’une contre l’autre.

Trottinette lui raconta ce qu’elle avait vu au château : elle décrivit toutes les gourmandises. Mais il était très difficile de séduire la vieille.

« Vous voyez, l’Oiseau au grand nez ne m’a pas mangée ! » se vantait Trottinette.

Rongetout dégustait la bougie, la trouvait excellente, mais ne cédait pas.

« Ma tante, ma tante, parlez-moi… »

Mais la tante construisait déjà des châteaux en Espagne.

À l’aube, Rongetout réveilla sa nièce. Pendant la nuit, elle avait rêvé que la chèvre aux grandes cornes venait chez elle pour s’amuser.

Voir dans un songe une chèvre est très bon signe.

Le soleil brillait déjà quand elles se mirent en route. Dans le champ, elle marchait très vite.

Trottinette la pressait, bavardant.

« Ma tante, ma tante, voilà le château blanc, voilà la tourelle ! »

Elles contournèrent le château avec une grande frayeur, firent appel à toute leur énergie, se faufilèrent sous la porte cochère et pénétrèrent dans le garde-manger où régnait l’abondance.

« Regardez, ma tante, ce sont des gâteaux sucrés, voilà le jambon aux petits pois, ici le savon rose et voici les bougies multicolores. »
 

UNE BELLE PEUR

 

À peine Trottinette eut-elle prononcé ces derniers mots que la serrure grinça : « Drin-drin ! Tchik-tchik ! »

Tout à coup, au-dessus de leur tête, avec un grand bruit s’ouvrit une trappe et, du trou du plafond, dégringola quelque chose d’effroyable. Un serpent ? Non, ce n’était pas le serpent. Une écrevisse ? Non, ce n’était pas une écrevisse. Seul Dieu sait ce que c’était !

Le monstre descendait et grondait.

« De nouveau ces mauvaises souris. Cherche-les, Carro, écrase-les, pétris-les.

– Bien, je les écraserai, je les pétrirai ! »

Rongetout se réfugia dans une soupière de confitures, Trottinette sous la soupière. Elles étalent plus mortes que vives. Le monstre s’approchait, s’éloignait.

« Eh bien ! partons, Carro ; les souris sont parties. »

Avec un grand bruit, la trappe se referma. « Drin-drin ! tchik-tchik ! » La serrure claqua.

Une heure passa, une deuxième heure, une dixième heure : les souris restaient muettes d’épouvante.

Trottinette sortit la première de son abri.

« Ma tante, ma tante, partons vite d’ici. Si on me promet un pain de sucre, nous n’y viendrons plus jamais. »

Mais la vieille était enfoncée dans la confiture, elle tremblait de frayeur. Tant bien que mal elles sortirent, et que Dieu leur donne des jambes !

Elles couraient, couraient. Les voilà enfin arrivées dans leur trou, tout épuisées, déchirées, mordues. Elles reprennent leur souffle et, s’asseyant, elles remercient le Ciel.

Dans le champ se trouve un trou. Dans le trou il y a une porte. Sous la petite porte est le parquet. Sous le parquet une cave. Dans la cave, la souris. Ici est la fin du récit.
 
 

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(Alexeï Remizov, image de Rojan, in Paris-soir dimanche, troisième année, n° 127, samedi 4 juin 1938)

 
 

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☞  Illustrée par Jean Cagnard, une nouvelle version de ce conte a été publiée en 1946 dans ce qui constitue le premier ouvrage des Éditions du Scorpion. On notera au passage la coquille sur la première de couverture et la page de titre.
 
 

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L’AVENTURE DE RONGETOUT-TRAPUE ET TROTTINETTE-MOUSTACHUE

 

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(L’Aventure de Rongetout-Trapue et Trotinette-Moustachue [sic], racontée par Alexis Remizov, illustrée par Jean Cagnard, Paris : Imprimerie Lecram-Servant [Éditions du Scorpion], 1946)