Bientôt, j’aperçus la noire silhouette des ifs et des cyprès se découpant en mille dentelures d’ombre sur le velours ténébreux, mais plus clair, du ciel et sur la blancheur livide du long mur de clôture du champ de repos éternel, d’où surgissaient, d’espace en espace, des crucifix de métal, lumineux sous la blanche clarté lunaire, et les croix de marbre s’érigeant, fantomatiques, au faîte des chapelles des tombeaux.

Au pied du mur qu’entourait un fossé profond, mais heureusement à sec, je plaçai mon échelle et, poussé par une ardeur fébrile confinant à la folie, je montai…

La ville des morts m’apparut alors tout entière, couchée à mes pieds.

Les tombes blêmes, scintillant sous leurs couronnes de perles où s’accrochaient, éclairs livides, flammes fugitives d’argent, tels des feux-follets, les rayons de l’astre nocturne surgissaient en des rectangles neigeux sur le sol de ténèbres.

Parmi les fûts noirs des cyprès, les colonnes à demi brisées des mausolées et les urnes funéraires recouvertes de leur voile de marbre évoquaient des visions hallucinantes de spectres immobiles, figés en leur suaire rigide, comme surgissant brusquement de leur tombe.

Et les parois des chapelles qu’enveloppait le rayonnement lunaire projetant sur elles l’ombre des ifs funèbres, mouvante sous un vent léger, se détachaient en des pans déchiquetés de linceul qui semblaient flotter en approchant et reculant tour à tour, donnant l’illusion de poursuites de fantômes aux macabres ébats.

Les souffles nocturnes glissant dans les frondaisons ténébreuses emplissaient ce lieu d’éternel silence de sinistres gémissements, de terrifiants chuchotis, et sur le sol, dans les herbes hautes, des choses hideuses, des êtres aux aspects protéens, reptiformes, larvaires, paraissaient se mouvoir, ramper en de longs et sourds frémissements.

Sous les feux livides de l’astre, en le bercement plaintif des arbres, la nécropole endormie semblait vivre d’une vie formidable et confuse où tous les effrois prenaient corps, où tout ce qui est rêve et poésie, par les campagnes baignées de lune, se muait, dans cette enceinte, en cauchemar et épouvante.

Halluciné par mon idée fixe, prêt à affronter les plus horribles, les plus infernales créations des imaginations sans frein, spectre parmi les spectres, âme en peine parmi la foule invisible des âmes en peine, je sautai sur la tombe la plus rapprochée et m’élançai dans la direction de notre caveau, serrant frénétiquement contre ma poitrine mes funèbres outils.

Entravé par des croix de bois, écroulées sous l’affaissement des tombes communes et invisibles dans l’herbe haute, je tombai à genoux plusieurs fois, saignant de la face et des mains, agrippé dans ma course forcenée par les fils aigus des couronnes, les pointes des grilles de fer, les branches invisibles des rosiers et des églantiers, jaillissant d’un sol engraissé par plusieurs générations, et retombant sur les tertres en cascades ténébreuses de feuillage.

Enfin, j’atteignis le tombeau de ma famille.

Haletant, je pénétrai dans la chapelle, puis, à l’aide de mon levier, je soulevai la pierre tumulaire qu’un seul homme n’eût pu, de sang-froid, déplacer.

Un souffle tiède et humide, au relent fade d’eau croupie, s’exhala aussitôt…

Avec une hâte fébrile, j’allumai un flambeau pris sur l’autel de la chapelle et projetai sa clarté diffuse dans la crypte.

J’aperçus alors, placées sur des madriers de fer scellés dans les murs à diverses hauteurs, les boîtes oblongues des cercueils… puis, avec un affreux serrement de cœur, deux cercueils plus petits, ceux de mes enfants !

M’agrippant des coudes et des genoux, je pénétrai dans le trou, et, saisissant une corde que je venais de fixer autour du bloc de marbre de l’autel, je me laissai glisser rapidement.

Au même instant, la bougie que je tenais à la main s’éteignit et je me trouvai dans la plus profonde obscurité, l’obscurité de la nuit, la ténèbre des tombeaux… et à côté des cadavres… du vampire…
 

*

 

Alors, une terreur effroyable, indicible, inouïe, me saisit. Il me semblait que des mains de marbre, des mains squelettiques se promenaient sur mon corps, montaient à ma gorge, essayaient de m’étouffer.

Je voulus crier, appeler… Impossible !… Un son rauque sortit seul de mes lèvres figées, m’épouvantant davantage encore… et je tombai inanimé au fond de la crypte…

Combien de temps dura cette chute dans les ténèbres de mon être ?… Des heures peut-être…
 

*

 

La fraîcheur du sol m’arracha à mon évanouissement. Les hallucinations funèbres avaient cessé. Je ne ressentais rien qu’un grand froid, un froid glacial qui m’agitait convulsivement, par brusques secousses, et me faisait claquer des dents.

Autour de moi : la nuit, le silence, la mort…

Je me redressai péniblement et, à tâtons, je cherchai sur le sol visqueux la bougie que j’avais laissé choir dans ma chute.

Je la retrouvai enfin et l’allumai…

La soudaine clarté, chassant les ténèbres de la crypte, m’aveugla.

Je fus un assez long temps sans pouvoir distinguer les cercueils et les murs du caveau. Des disques vermeils, bleus et jaune d’or, en des vibrations lumineuses, s’interposaient entre mon regard et les objets qui m’entouraient. Un à un cependant, les lueurs tourbillonnantes, les nimbes éclatants s’effacèrent et j’aperçus, comme dans une brume pourpre, les bières de mes aïeux.
 

(À suivre)

 
 

 

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(Léon Combes, in Le Fraterniste, organe de l’Institut général psychotique, quatrième année, n° 184, vendredi 5 juin 1914 ; ce texte est précédemment paru en trois livraisons dans L’Initiation, revue philosophique des Hautes Études, volumes 72 et 73, vingtième et vingt-et-unième années, n° 11, 12, et 2, août, septembre et novembre 1906. Alfred Rudolfovich Eberling, « Tamara et le Démon, » illustration pour le poème de Lermontov, « Le Démon, » St Petersburg: M. O. Volf, 1910)