Immobile, assis sur le bord extrême de son fauteuil à grand dossier, l’antique Hirchflimm, Faust avant la transformation, est penché sur un extraordinaire appareil. Sous leurs sourcils épais, ses petits yeux ont retrouvé l’éclat d’antan, celui de l’inquisiteur guettant le résultat de la torture ; sous ses cheveux blancs, son front ridé est plissé longuement ; les ailes de son nez crochu palpitent ; sous sa barbe inculte, sa mâchoire inférieure pendante rumine. Parfois, ses longues mains décharnées sont prises d’un tremblement nerveux qui, se propageant dans tout son vieux squelette, agite son dos voûté sous sa vaste houppelande. De temps en temps, il arrête sa respiration, pourtant faible, et écoute anxieusement : mais rien, rien que les coups violents de son cœur ; rien qu’un rat égaré parmi la poussière, les vieux papiers, parchemins pêle-mêle sur les dalles humides, ou parmi les os, têtes de mort, ciseaux, couteaux, pinces, éprouvettes, morceaux de verre, cornues, alambics flamboyant sur le fourneau lézardé comme les murs, fioles pleines de liquide dont la couleur bizarre arrête les quelques miettes de jour que les vitraux crevés d’un étroit soupirail, les toiles d’araignées, n’ont pas emprisonnées ; rien qu’une chauve-souris prenant pour sa demeure naturelle, l’enfer, cet antre obscur où se fait cette cuisine d’odeur suffocante.
 

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Depuis de longues années, le vieil Hirchflimm a quitté le monde et ses futiles vanités. Dans sa cave, derrière une lourde porte de bois, il vit silencieusement, en faux monnayeur, se nourrissant à peine, dormant quelques heures dans son fauteuil, oublieux des hommes, de la nature, de la vie. Les premiers mois avaient été terribles : au moindre bruit, dressant l’oreille, l’œil brillant et féroce, la bouche ouverte, avec une obstruction qui de la gorge remontait à l’estomac, Hirchflimm écoutait, immobile ; peu à peu, il s’était habitué à ce silence froid de tombeau, et maintenant, très tranquillement, tantôt il oublie le temps parmi ses manuscrits, y fixant obstinément sa pensée, le front parfois illuminé, et d’autres fois sillonné profondément, tantôt enfoncé dans son grand fauteuil. la tête sur la poitrine, il rêve pendant des heures, avec l’immobilité de la mort, les yeux et la bouche sans expression comme ceux des vieillards en enfance, tantôt, parlant tout haut, il mêle, active les flammes effrayamment colorées de son fourneau qui projettent sur sa personne d’étranges lueurs, tandis que son corps met sur le mur une ombre horrible.

Hirchflimm poursuit toujours la même idée.

Un jour, lisant la Bible, Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance… » L’Éternel Dieu avait formé l’homme de la poudre de la terre, il s’était arrêté : il avait médité longtemps, et, quand il avait rouvert les yeux, il était décidé à tenter de faire ce que Dieu seul jusqu’à lui avait fait : créer la vie.

Et Hirchflim avait entrepris cette tâche… Dans ses terreurs, il y avait eu quelque chose de surnaturel : car il n’avait jamais été peureux. Quand lui, l’ancien chrétien, avait commencé ses travaux, il avait entendu des voix lui criant : « N’essaye pas d’égaler Dieu ! » et, épeuré, il les avait arrêtées, puis repris ; mais de nouveau les voix avaient résonné, et pendant quelque temps ç’avait été une lutte horrible entre elles et le vieillard : les voix grondaient, tonnaient de plus en plus fort ; Hirchflimm s’entêtait de plus en plus, tantôt exalté, concentrant son esprit sur son idée, chassant les voiles de ses yeux, défiant Dieu, tantôt terrifié par ce qu’il faisait, la bouche écumante, le front ruisselant, se roulant par terre, pleurant, criant comme un animal, bégayant des « pardons » à Dieu qu’il s’attendait à voir apparaître tout à coup devant lui, ses foudres à la main… Au bout d’un certain temps, rien n’étant apparu, Hirchflimm avait repris sa tranquillité.

Il a lu tous les anciens, il a déchiffré tous les vieux parchemins.

Il a pris des chiens, des lapins, des oiseaux, et sa cellule l’a vu, couvert de sang, les écorcher vifs, les déchiqueter et les jeter pêle-mêle en un affreux monceau où convulsionnaient des masses informes, et d’où sortaient des entrailles, du sang, des râles et des cris atroces.

Hirchflimm sortait aussi par les nuits noires ; il se glissait dans le cimetière, à tâtons, parmi les tombes, et, là, retrouvant la force de sa jeunesse, se déchirant les mains, soulevait les pierres, brisait les cercueils, en enlevait les cadavres qu’il palpait longuement, quand ses doigts n’avaient pas rencontré que des os s’effritant à leur contact ou ne s’étaient pas enfoncés dans des grappes de vers ; quelquefois, au milieu du silence troublé par le froissement d’une feuille, l’aboiement lugubre d’un chien, l’appel plaintif d’un oiseau, la lune se levait, laissant glisser du ciel étoilé sa lumière de trépassé, sa poussière d’argent sur les tombes dont les croix se profilaient très noires sur les pierres très blanches ; une fois, attiré par le pâle éclat de roses veillant silencieusement, il avait trouvé dans le cercueil un homme encore chaud qui, ouvrant les yeux, avait dardé sur lui un regard épouvanté, et il l’avait étranglé précipitamment ; d’autres fois, une vieille femme grimaçant regardait fixement le vieillard, ou bien c’était une jeune fille merveilleusement belle dont le corps était un marbre d’une blancheur éclatante sous la lune. Et Hirchflimm, qui n’avait jamais connu de femmes, les regardait, curieusement. – Il en a emporté dans sa cellule, tantôt rampant, tantôt courant ; ceux qui le virent se signèrent.
 

*

 

Maintenant, Hirchflimm croit avoir trouvé.

Depuis une semaine, il n’a pas quitté son fauteuil, penché sur un étrange appareil qu’il a confectionné à la façon du ventre des femmes apportées chez lui et rempli d’un certain liquide.

Tremblant, retenant sa respiration, très ému, il écoute anxieusement, guettant un souffle à l’intérieur de sa machine, croyant à chaque instant l’avoir entendu…

Et, à ce moment, Hirchflimm a peur ; mille pensées l’envahissent : que va-t-il engendrer ? un animal, un être intelligent ? qu’en fera-t-il ? quel sera le sort de ces nouveaux êtres fabriqués sans amour ? l’Humanité sera-t-elle changée à cause de son invention? pourquoi a-t-il fait cela ? il a peur de ce qu’il va arriver ; ses sens se troublent, son front ruisselle, les voix reprennent : « Qu’as-tu fait, qu’as-tu fait ? » Dieu va lui apparaître, terrible, parmi les nuages, les éclats du tonnerre, le rire aigu de Satan… Hirchflimm se lève soudain ; son poing décharné va s’abattre, briser l’œuvre de sa vie ; un vagissement retentit. Hébété, la mâchoire pendante, le regard dans le vague, Hirchflimm, immobile, attend.

Et ses yeux virent, sortant de l’appareil, une masse grisâtre, informe, un paquet gélatineux, flasque, où remuait un moignon terminé par des tentacules, où un œil regardait fixement, où un orifice s’ouvrait férocement, où quelques bouquets de poils s’éparpillaient… Et la masse, sautillant et rampant, s’avançait vers Hirchflimm.

Il pousse un grand cri ; ses yeux eurent un sourire diabolique, sa bouche un ricanement féroce ; ses bras battirent l’air, son long corps oscilla et tomba raide en arrière.
 
 

 

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(René Schwaeblé, in Le Phare littéraire et artistique, huitième année, deuxième série, n° 190, lundi 15 janvier 1894 ; lithographie d’Odilon Redon, « La Chimère regarda avec effroi toutes choses, » 1886)