L’auto roulait sur la route entre deux rangées d’arbres silencieux et dénudés ; le vent gémissait et fouettait le visage de l’homme assis devant le volant. Plus d’un voyageur avait frissonné ainsi sous la brise de l’Atlantique et avait senti s’éveiller en lui le désir inquiet du large. Mais aucune nostalgie ne troublait l’automobiliste. Le vent qui gémissait comme une sorcière n’avait aucun charme pour lui et l’embrun salé, aucun plaisir. S’il frissonnait de temps en temps, c’est que son pardessus était mince, la soirée d’octobre, froide, et l’obscurité, dans cette plaine aux environs de New-Bedford, sinistre et peuplée d’ombres.

Il alluma ses phares. Une vieille enseigne se dressa à quelque distance devant lui et il ralentit pour l’examiner. Elle se balançait en grinçant et offrait aux regards un monstre à deux têtes dû au pinceau inexpérimenté d’un artiste obscur. Au-dessous, on pouvait lire :
 

« Le Chien à deux têtes »

Propriétaire : Capitaine Hosey

Chambres à partir de deux dollars

Tout le confort moderne

Petites annexes composées de deux pièces

 

« On accepterait l’invitation de Cerbère lui-même, par une soirée pareille, » pensa le voyageur avec un sourire.

Il fit tourner son auto dans une allée sablée et s’arrêta bientôt devant une haute maison blanche aux volets verts. L’auberge occupait un vaste espace, remarqua-t-il, à la lueur de ses phares. Par derrière, il aperçut de petites maisonnettes de bois et un grand hangar qui devait servir de garage. Une vieille lanterne de navire était suspendue au-dessus de la porte.

« Cela pourrait être pire, » grommela l’automobiliste, en faisant retentir son klaxon.

À ce vacarme, la porte s’ouvrit. Une jeune fille vêtue d’une veste de marin qui, sur elle, avait un petit air coquet, parut sous la lanterne.

« Ah ! soupira le voyageur. Le capitaine Hosey ? Cher capitaine, un vagabond fatigué peut-il trouver un repas et un asile, par cette nuit terrible ? Le portrait de Cerbère, qui s’étale sur l’enseigne et offense toutes les traditions, n’est pas très séduisant…

– Oui, vous vous trouvez devant une auberge, répondit la jeune fille d’un ton sec. Mais je ne suis pas le capitaine Hosey ; je suis sa fille. Descendez ; je vais faire conduire votre voiture au garage. »

L’homme sauta à terre et un être, vêtu d’un bleu de mécanicien taché de cambouis, surgit soudain. Sans un mot, il grimpa dans l’auto.

« Mettez-la dans le garage, Isaac, ordonna la jeune femme. Vous avez des bagages ?

– Je les ai perdus sur la route, gémit le grand jeune homme. Non, les voici  »

Il tira une vieille valise de l’auto.

« Allez-y, Charon, et traitez bien mon coursier… Cela sent la marée ici !

– Nous sommes au complet, reprit la jeune fille. Nous n’avons plus de chambre dans l’auberge. Il faudra que vous logiez dans une annexe. D’ailleurs, il ne nous en reste plus qu’une. »

Il s’arrêta sous la lueur vacillante de la lanterne et dit d’une voix sévère :

« L’atmosphère de ce lieu ne me plaît pas beaucoup, miss Hosey. Avez-vous des fantômes par ici ? J’ai senti leurs doigts glacés autour de mon cou, tout à l’heure. On pourra bientôt dîner ? »

Miss Hosey était jeune, jolie, avec des cheveux dorés et des lèvres charnues, mais elle paraissait très irritée.

« Dites donc…

– J’espère que mes railleries ne vous ont pas blessée, » se hâta d’ajouter le jeune homme.

Elle eut un sourire.

« Non, non ! Vous avez l’air un peu original, mais très gentil. Pourquoi dites-vous que le vrai Cerbère n’avait pas deux têtes ?

– Ma chère enfant, on a attribué à Cerbère trois têtes, ou cinquante, ou cent, mais jamais deux.

– Zut ! s’écria la fille du capitaine. Je faisais du grec à ce moment-là et je m’imaginais qu’il en avait deux. Voulez-vous entrer ? »

Ils pénétrèrent dans une grande salle enfumée et pleine d’une humanité bruyante ; on y voyait de beaux meubles anciens, mais quelque peu branlants. Devant un bureau, était assis un grand vieillard maigre aux joues rouges, aux cheveux blancs ; ses yeux bleus exprimaient la bonté. Il portait une veste bleue à boutons de cuivre.

« Je vous présente le capitaine Hosey, le vieux loup de mer, dit la jeune fille, comme le voyageur posait sa valise sur le linoléum.

– Ravi de faire votre connaissance, capitaine, murmura le jeune homme.

– Moi de même, » répondit le propriétaire en riant.

Il lui tendit une main calleuse.

« Vous connaissez déjà ma fille Jenny. Je vous ai entendu bavarder dehors. Ne faites pas attention à ce que dit Jenny, Monsieur ; elle est très instruite et a la langue un peu trop bien pendue. »

Jenny rougit et le jeune homme saisit le registre qu’on lui tendait ; il écrivit son nom d’une main lasse.

« Puis-je maintenant me laver les mains et dîner ? »

Jenny consulta le registre et, les yeux écarquillés, elle s’écria :

« Mais vous n’êtes pas…

– Voilà les inconvénients de la gloire, soupira M. Ellery Queen. Ne me dites pas qu’il y a eu un assassinat dans la région… bien que ce soit le décor rêvé pour une tragédie. Je me suis sauvé pour fuir les assassinats. J’ai sellé ma fidèle Rossinante et je suis parti au galop chercher un peu de repos.

– Vous êtes Ellery Queen, le célèbre détective…

– Silence ! ordonna-t-il d’une voix farouche. Non, je suis le prince de Galles et mon papa m’a permis de courir la prétentaine incognito. Pour l’amour de Dieu, Jenny, soyez discrète. On nous écoute…

– Queen ! répéta le capitaine d’une voix sonore. J’ai entendu parler de vous, jeune homme, et je suis fier de vous avoir sous mon toit. Jenny, va dire à Martha de préparer un bon petit dîner pour M. Queen. Nous mangerons dans la salle de la buvette. Si vous voulez me suivre…

– Nous ? demanda Ellery d’une voix mourante.

– Vous ne refuserez pas de nous raconter quelques histoires, M. Queen, » riposta le capitaine Hosey avec un large sourire.
 

*

 

Dans la salle où flottait une odeur de bière et de poisson, M. Ellery Queen se trouva le point de mire de tous les yeux. Par bonheur, on le laissa manger en paix. Le menu se composait d’huîtres, de beignets de morue, de maquereaux, de bière mousseuse, de tarte aux pommes et de café. Il dévora tout avec entrain et se sentit mieux… Dehors, le vent pouvait hurler et les fantômes errer, mais ici l’atmosphère était gaie et chaude. Apparemment, le capitaine Hosey avait réuni l’élite de ses copains pour leur montrer l’illustre voyageur de New York. Il y avait là un nommé Barker, commis-voyageur en quincaillerie. C’était un homme grand et maigre avec le bagout indispensable à sa profession. Il fumait d’énormes cigares.

Une autre personnage joufflu et qui louchait répondait au nom d’Heiman ; celui- ci, semblait-il, était dans l’épicerie en gros ; Barker et lui paraissaient bons amis et voyageaient ensemble pour leurs maisons respectives.

Le troisième hôte du capitaine Hosey semblait échappé d’un livre de Stevenson. C’était un vrai forban ; il avait une jambe de bois et son langage était hérissé de termes maritimes.

« Vous êtes donc le grand détective ! grommela l’homme à la jambe de bois, qui s’appelait le capitaine Rye, quand Ellery eut arrosé sa tarte avec un café brûlant. Eh bien ! c’est la première fois que j’entends votre nom !

– Tais-toi, Bull, murmura le capitaine Hosey.

– Non, non, dit Ellery en allumant une cigarette. Votre franchise me va droit au cœur. Capitaine Hosey, je me plais beaucoup chez vous.

– Le nom de l’auberge, père, intrigue M. Queen, remarqua Jenny. C’est l’œuvre d’art qui se trouve au-dessus du comptoir qui l’a inspiré, M. Queen… un souvenir du passé de mon père. »

Ellery remarqua alors un bloc de bois sculpté, cloué au-dessus du comptoir. Il représentait deux têtes de chien sortant d’un seul cou.

« C’était la figure de proue du trois-mâts de mon grand-père, expliqua le capitaine au milieu d’un nuage de fumée, le baleinier « Cerbère » ; mais Jenny a trouvé le nom un peu trop prétentieux pour une auberge et nous l’avons remplacé par « Le Chien à deux têtes. » C’est joli, n’est- ce pas ?

– À propos de chien, dit Heiman de sa voix flûtée, racontez-nous ce qui s’est passé ici il y a trois mois.

– Oui, oui, cria Barker. Dites-le à M. Queen, capitaine. »

Sa pomme d’Adam montait et descendait rapidement et il se tourna vers Ellery.

« Une chose extraordinaire, M. Queen, et nous en avons tous été renversés.

– Sapristi ! rugit le capiaine Hosey, je l’avais presque oublié. Une véritable histoire de brigands, M. Queen. Cela s’est passé… voyons un peu.

– En juillet, acheva Barker. Heiman et moi nous étions tous les deux ici.

– Quelle nuit ! grommela Heiman. Quand j’y pense, cela me donne la chair de poule. »

Un silence tomba et Ellery regarda ses compagnons l’un après l’autre. Le frais visage de Jenny exprimait une inquiétude étrange et le capitaine Rye avait perdu sa gaieté.

« Eh bien ! dit enfin le capitaine Hosey à voix basse, c’était donc en juillet. Il faisait un temps affreux, M. Queen. Une pluie et un tonnerre d’enfer. J’ai rarement vu un orage pareil. Nous étions tous bien à l’abri quand Isaac, – le lourdaud qui me sert de domestique, – Isaac cria du dehors qu’un client arrivait en auto et demandait un gîte.

– Cet horrible petit homme… je ne l’oublierai jamais ! murmura Jenny avec un frisson.

– Ne m’interromps pas, Jenny, dit le capitaine d’un ton sévère. Nous étions au complet, comme ce soir ; il restait une seule annexe vide. Cet homme entre ; il portait un imperméable et il accepte l’annexe vide pour la nuit.

– Mais le chien ? soupira Ellery.

– Je vais y arriver, M. Queen. C’était un petit homme rabougri et il avait l’air tout agité.

– Il ne tenait pas en place, grommela Heiman, et il avait des yeux fuyants. Il devait être âgé de cinquante ans et il ressemblait à un employé de banque.

– Mais il avait une barbe et des moustaches, ajouta Barker. Inutile d’être détective pour s’apercevoir qu’elles étaient postiches.

– Il était déguisé ? dit Ellery en étouffant un bâillement.

– Oui, Monsieur, répondit le capitaine Hosey. Il s’est inscrit sous le nom de John Morse et, quand il eut mangé, Jenny l’accompagna à l’annexe avec Isaac. Raconte à M. Queen ce qui s’est passé, Jenny.

– Il était odieux, dit Jenny d’une voix tremblante. Il a voulu conduire son auto lui-même dans le garage. Puis il m’a demandé où se trouvait l’annexe, mais, comme je faisais mine de l’accompagner, il s’est mis à jurer avec fureur. J’avais peur de lui et je me suis éloignée avec Isaac. Mais je l’ai guetté et je l’ai vu se faufiler dans le garage ; au bout d’un moment, il est revenu dans l’annexe et il a fermé sa porte à clé. »

Elle s’arrêta. Sans savoir pourquoi, Ellery n’avait plus du tout sommeil.

« Alors, je suis entrée dans le garage.

– Quelle était la marque de son auto ?

– Une vieille Dodge aux stores baissés. Cet air de mystère m’avait intriguée et je posai ma main sur l’un des stores. Je faillis être mordue.

– Il y avait un chien dans l’auto ?

– J’avais laissé la porte du garage ouverte. Un éclair a illuminé la nuit et j’ai eu juste de temps d’enlever ma main. Un museau noir sortait d’un trou dans le store et deux yeux étincelaient ; c’était un chien, un très gros chien. Puis j’ai entendu du bruit à la porte… Le petit homme était revenu. Il m’a lancé un regard menaçant, a crié quelque chose et je me suis sauvée.

– Je comprends cela, murmura Ellery. J’avoue que les gros chiens me font peur quelquefois…

– On arrive toujours à dresser un animal, grommela le capitaine Rye. J’ai eu un chien autrefois…

– Ça suffit, Bull, interrompit le capitaine Hosey. Mais ma Jenny n’est pas poltronne et ce chien-là n’était pas comme les autres.

– Le capitaine Rye n’habitait pas l’auberge à ce moment-là ? demanda Ellery.

– Oui, j’avais vu cette bête, répondit Heiman. Barker aussi. Plus tard, quand les deux…

– Assez ! rugit le capitaine Hosey, c’est moi qui raconte l’histoire. Nous nous sommes couchés, Jenny et moi, dans notre petite baraque, derrière le garage. Barker et Heiman ont couché dans une autre annexe, car l’auberge était entièrement occupée par des étudiants. Nous avons jeté un coup d’œil sur l’annexe occupée par Morse, mais elle était plongée dans l’obscurité.

– Et l’auto ? demanda Ellery. L’avez-vous examinée avant de vous coucher ?

– Bien sûr, répliqua Hosey. Mais le chien avait disparu. Morse avait dû l’emmener dans sa chambre.

– Cet homme était un criminel, je suppose, soupira Ellery.

– Comment le savez-vous ? cria Barker en ouvrant de grands yeux.

– Ce n’est guère difficile à deviner, dit Ellery d’un ton modeste.

– Oui, c’était un criminel, dit le capitaine Hosey avec énergie. Vers trois heures du matin, on frappe à coups redoublés à ma porte ; j’ouvre et je vois Isaac avec deux types trempés jusqu’aux os ; c’étaient des détectives qui venaient chercher ce Morse. Ils m’ont montré une photographie et, quoique, sur le papier, il n’eût pas de barbe, je l’ai bien reconnu. Les détectives savaient qu’il avait mis une fausse barbe, et qu’il était accompagné d’un gros chien policier. Il habitait aux environs de Chicago et des voisins l’avaient vu se promener avec l’animal.

– Ah ! je saisis, dit Ellery en se redressant. C’était John Gillette, le petit lapidaire qui a volé le diamant Cormoran à Shapley au mois de mai ?

– Lui-même, cria Heiman ; Gillette en personne.

– J’ai lu le récit du vol, continua Ellery d’un ton pensif, puis je l’ai oublié.

– Il travaillait chez Shapley depuis vingt ans, soupira Jenny. C’était un homme réservé, honnête, capable. Mais il céda à la tentation, vola le diamant Cormoran et disparut.

– Un diamant qui valait cent mille dollars, grommela Barker.

– Cent mille ! répéta le capitaine Rye, en frappant le pavé avec sa jambe de bois.

– Ces détectives étaient à la recherche de Gillette, reprit le capitaine Hosey. Dans la journée, il avait été vu à Dedham avec le chien. Je leur montre donc l’annexe et ils enfoncent la porte ; mais, hélas ! le gaillard les avait entendus sans doute et il avait décampé.

– Il n’avait pas pris l’auto ? demanda Ellery.

– Impossible, dit le capitaine Hosey. Le garage est tout près de ma chambre. Il avait dû s’enfuir dans le bois. Les policiers étaient furieux. Avec le temps qu’il faisait, impossible de retrouver les traces. Il a dû voler un canot automobile ou se cacher quelque part. En tout cas, on ne l’a pas retrouvé.

– A-t-il laissé quelque chose, à part l’auto ? murmura Ellery. Des vêtements ? Le diamant ?

– Pas si bête, s’écria Barker. Il a tout emporté.

– Excepté le chien, ajouta Jenny.

– Il a laissé son chien policier ? dit Ellery. Vous l’avez trouvé ?

– Les détectives ont trouvé ce sale cabot, grommela le capitaine Hosey. Dans la cabane, une grosse chaîne double était attachée à la grille de la cheminée. Mais le chien était à cinquante yards de là, dans le bois, mort.

– Mort ? s’écria Ellery.

– Le crâne fracassé.

– Et c’était une horrible bête, une chienne. Les détectives ont dit que Gillette l’avait tuée à la dernière minute pour s’en débarrasser. Ils ont emporté la carcasse.

– Eh bien ! remarqua Ellery en souriant, quelle nuit mouvementée, capitaine ! Je ne m’étonne pas que Jenny en ait gardé le souvenir. »

La jeune fille frissonna.

« Je ne l’oublierai jamais, et puis…

– Il y a autre chose ? Que sont devenues l’auto et la chaîne ?

– Les détectives les ont emportées, répondit le capitaine Hosey.

– C’étaient bien de vrais détectives ? » dit Ellery.

Tous parurent surpris.

« Bien sûr, M. Queen ! s’écria Barker. Les journalistes de Boston sont venus et les ont photographiés.

– C’était une idée qui me passait par la tête. Vous avez commencé une phrase, Jenny. Qu’alliez-vous dire ? »

Il y eut un silence gêné. Barker et Heiman semblaient étonnés, mais les deux vieux marins et Jenny avaient pâli.

« Qu’y a-t-il ? demanda Heiman.

– Eh bien ! murmura le capitaine Hosey ; depuis, il se passe des choses extraordinaires dans cette annexe.

– Ça, alors, ricana Barker. C’est là que je couche cette nuit, capitaine. Que se passe-t-il ?

– Des choses extraordinaires, répéta Jenny. On dirait qu’un fantôme vient s’y promener.

– Un fantôme ! »

Heiman pâlit, visiblement ému.

« Allons, allons, dit Ellery avec un sourire. Vous avez trop d’imagination, Jenny. Je croyais que les fantômes ne hantaient que les vieux châteaux anglais.

– Moquez-vous tant que vous voudrez, dit le capitaine Rye, mais j’ai vu un fantôme de mes propres yeux. C’était en 1893…

– Ça suffit ! dit le capitaine avec irritation. Je ne suis pas une poule mouillée, M. Queen ; mais c’est vraiment étrange. »

Il secoua la tête comme une rafale de vent gémissait dans la cheminée.

« Très bizarre, répéta-t-il lentement.

– Cette annexe a été occupée deux fois depuis et, chaque fois, on a entendu des bruits insolites. »

Barker éclata de rire.

« Vous nous montez le coup, Capitaine. Raconte, Jenny.

– J’ai essayé moi-même une nuit, dit Jenny à voix basse. J’ai une intelligence normale et je ne suis pas peureuse. L’annexe est composée de deux pièces et nos clients nous avaient dit que le bruit venait du petit salon alors qu’ils étaient couchés dans la chambre. Moi aussi, j’ai entendu.

– Quel genre de bruit ? demanda Ellery, les sourcils froncés.

– Des cris, des gémissements, des bruits de pas. Je ne peux pas très bien les décrire, mais ils ne paraissaient pas produits par des êtres humains. On eût dit une armée de fantômes. Vous me trouvez idiote, sans doute, mais c’était affreux.

– Êtes-vous entrée dans le petit salon ? demanda Ellery.

– J’ai jeté un coup d’œil. Il y faisait obscur et je n’ai rien vu. Les bruits se sont arrêtés dès que j’ai ouvert la porte.

– Ont-ils repris ensuite ?

– Je n’ai pas entendu, M. Queen. J’ai sauté par la fenêtre de la chambre et je me suis sauvée comme si le diable était à mes trousses.

– Allons donc, dit Barker. Vous devriez écrire des romans. Tout cela ne me fait pas peur. Si j’entends du bruit, j’en découvrirai la cause.

– Voulez-vous changer d’annexe avec moi, M. Barker ? murmura Ellery. J’ai toujours eu envie de voir des fantômes.

– Oh ! non, riposta Barker en riant. Les esprits me font d’autant moins peur que je n’y crois pas. J’ai un revolver et le premier fantôme qui s’approchera de moi recevra une balle entre les deux yeux. Je vais me coucher.

– Dommage ! soupira Ellery. J’aurais bien aimé me trouver en face d’un spectre chargé de chaînes…

– Je vais me coucher aussi… À propos, l’annexe occupée par Gillette est la seule qui soit hantée, capitaine Hosey ?

–  La seule, répondit l’aubergiste d’un ton mélancolique.

– Et l’on n’entend rien quand l’annexe est inoccupée ?

– Rien. Nous avons veillé pendant deux nuits ; nous n’avons rien vu ni entendu.

– Étrange ! Eh bien ! si Miss Jenny et ces Messieurs me le permettent…

– Attendez-moi, s’écria Heiman en se levant d’un bond. Je ne veux pas traverser la cour tout seul. »
 

*

 

Le terrain qui s’étendait derrière l’auberge donnait une impression de désolation. La lune jetait une clarté blafarde et Ellery remarqua qu’Heiman frissonnait tandis que Barker affectait un air aimable et fanfaron. Toutes les annexes étaient plongées dans l’obscurité. Il était tard. Ils marchaient côte à côte et le vent soufflait dans les arbres du bois.

« Bonsoir, » murmura Heiman.

Il s’élança vers l’une des annexes, disparut à l’intérieur et donna un tour de clé à la porte. Puis il ferma la fenêtre et alluma.

« Heiman n’est pas rassuré, dit Barker en riant. Quelle histoire à dormir debout ! Ces vieux marins sont tous superstitieux. Mais Jenny me surprend. C’est une fille instruite.

– Vous ne voulez pas que je vous tienne compagnie ? demanda Ellery.

– Mais non, je ne risque rien. J’ai du whisky dans ma malle. Rien de mieux pour chasser les fantômes. Bonsoir, M. Queen ; dormez bien et ne vous laissez pas dévorer par les revenants. »

Il s’éloigna en sifflant.

Quelques minutes plus tard, la fenêtre d’une annexe s’éclaira. « Il a du cran, » pensa Ellery. Il haussa les épaules et jeta sa cigarette.

Tout cela avait sans doute une explication fort naturelle, le vent qui sanglotait dans une cheminée, le bruit d’une source, le grincement d’une fenêtre. Demain, en tout cas, il serait loin d’ici… Il s’aplatit contre la porte de son annexe. Quelqu’un caché dans l’ombre de l’auberge le guettait.

Ellery se baissa et, en se faisant aussi petit que possible, retourna vers l’auberge. Soudain, il s’aperçut qu’il était ridicule et poussa une exclamation. Mais l’homme l’avait déjà aperçu. C’était Isaac.

« Vous prenez l’air ? » demanda Ellery.

Le domestique ne répondit pas.

« Dites, Isaac, quand une annexe est inoccupée, les fenêtres sont fermées ?

– Bien sûr.

– Au verrou ?

– Non. »

L’homme répondait d’une voix enrouée. Soudain, il sortit de l’ombre et saisit le bras d’Ellery.

« Je vous ai écoutés, tout à l’heure. Vous n’avez pas besoin de rire. Il y a plus de choses entre le ciel et la terre, Horatio, que n’en soupçonne votre philosophie. Amen. »

Et il pivota sur ses talons et disparut.

Les sourcils froncés, Ellery le suivit des yeux.

La fille d’un aubergiste qui avait étudié le grec, un paysan qui citait Shakespeare ! Que diable signifiait tout cela ? Puis il se dit qu’il était fou et retourna vers sa cabane. Mais il ne put réprimer un frisson, et un sifflement plus aigu du vent lui fit dresser les cheveux sur la tête.
 

*

 

Un cri s’éleva dans le lointain. Un cri faible, désespéré, comme celui d’une âme en peine, puis un autre, un autre, un autre…

M. Ellery Queen se trouva assis sur son lit, couvert d’une sueur froide. La chambre, le monde extérieur, tout était calme ; avait-il rêvé ?

Il écouta pendant quelques minutes qui lui parurent longues comme des heures. Puis, à tâtons, il chercha sa montre ; le cadran lumineux indiquait une heure vingt-cinq.

Le silence semblait tellement sinistre qu’il se leva, enfila quelques vêtements et ouvrit la porte. Il faisait très sombre. La lune avait disparu. Le vent s’était calmé aussi. Des cris… Ils avaient dû venir de l’annexe habitée par Barker. Il alla frapper à sa porte et ne reçut pas de réponse. Il frappa de nouveau.

Une voix tremblante dit derrière lui :

« Vous avez entendu aussi, M. Queen ? »

Il se retourna et aperçut le capitaine Hosey, vêtu d’un pantalon, chaussé de pantoufles, un chandail sur les épaules.

«  Je n’ai donc pas rêvé ? » grommela Ellery.

Il frappa de nouveau sans succès. La porte était fermée à clé. Le capitaine Hosey et lui échangèrent un regard, puis, sans un mot, le vieillard fit le tour de l’annexe. La fenêtre du petit salon était ouverte, bien que le store fût baissé. Le capitaine l’écarta et promena dans la pièce la clarté d’une lampe de poche. Les deux hommes retinrent un cri.

Le corps maigre de Barker, vêtu d’un pyjama et d’un peignoir de bain, était étalé sur la carpette au milieu de la chambre ; il était mort et, sans aucun doute, de mort violente.

Comment les autres habitants de l’auberge avaient-ils appris le drame ? Les ailes de la mort s’entendent de loin. Quand Ellery, qui s’était agenouillé près du cadavre, se releva, il aperçut Jenny, Isaac et Heiman rassemblés sur le seuil de la porte. Derrière eux, le capitaine Rye essayait de voir ce qui se passait. Tous étaient en tenue négligée.

« Il est mort il y a quelques minutes, murmura Ellery. C’est lui qui criait. »

Il alluma une cigarette et s’approcha de la fenêtre.

Les autres restaient muets, sans un geste. Barker était mort. Quelques heures plus tôt, il riait et plaisantait, et maintenant il était mort. La stupeur les clouait sur place.

Chose curieuse : dans la pièce, rien n’était dérangé. Dans un coin, se dressaient deux grandes malles ouvertes qui contenaient les échantillons des marchandises de Barker. Les meubles étaient en bon ordre ; seule la carpette, autour de l’endroit où se trouvait le corps, était déplacée comme si une lutte avait eu lieu et, à quelques pas, gisait une lampe de poche dont l’ampoule était brisée.

Le mort était étendu sur le dos. Ses grands yeux ouverts exprimaient l’horreur et la crainte. Ses doigts étaient crispés sur le col de son pyjama, comme si quelqu’un l’avait étranglé. Mais il n’avait pas été étranglé : sa gorge était déchirée. Sa veine jugulaire était ouverte et ses mains, sa veste et le tapis, trempés d’un sang qui ne s’était pas encore coagulé.

« Grands Dieux ! » s’écria Heiman.

Il couvrit son visage avec ses mains et se mit à sangloter. Le capitaine Rye le poussa rapidement dehors et on l’entendit regagner son annexe d’un pas incertain.

Ellery jeta sa cigarette par la fenêtre et s’approcha des malles de Barker. Il ouvrit les tiroirs l’un après l’autre. Tout était en bon ordre. Il aperçut les marteaux, les scies, les instruments électriques, et des paquets de ciment, de chaux et de plâtre. Après un rapide examen, il entra dans la chambre et en revint bientôt, pensif.

« Que faire ? demanda le capitaine Hosey, livide.

– Que dites-vous de notre fantôme, maintenant, M. Queen ? s’écria Jenny, le visage convulsé. Oh ! mon Dieu !

– Calmez-vous ! murmura Ellery. Il faut avertir la police, Capitaine, et sans perdre de temps. L’assassinat a eu lieu il y a quelques minutes. Le criminel doit être encore dans ces parages… 

– Croyez-vous…

– Il est probablement parti par la fenêtre, dit Ellery. Sans doute, il m’a entendu frapper à la porte. Il a emporté l’arme dégoûtante de sang. Plusieurs taches sur la fenêtre en font preuve. »

Il parlait d’un ton étrange, à la fois moqueur et incertain.

Le capitaine Hosey partit et Rye le suivit ; Isaac contemplait le corps d’un air hébété. Un peu de courage était revenu aux joues de Jenny.

« Quelle arme a pu infliger une pareille blessure ? questionna-t-elle d’une voix ferme.

– Je me le demande, dit-il sèchement. La blessure est profonde et déchiquetée. On s’est servi d’une arme terrible. C’est curieux. Je crois…

– Mais vous ne savez rien sur M. Barker !

– La connaissance, ma chère enfant, sert d’antidote à la peur, comme Emerson l’a remarqué. Mais tout ceci ne va guère être agréable. Retournez dans votre chambre… Isaac m’aidera.

– Qu’allez-vous faire ?

– Il faut que je me rende compte de quelque chose. Je vous en prie, partez. »

Elle soupira et obéit.

Isaac contemplait toujours le cadavre.

« Allons, Isaac, dit Ellery. Venez me donnez un coup de main. Je veux le changer de place.

– Je vous avais bien dit… » commença le domestique.

Puis il ferma les lèvres. Il s’avança sans enthousiasme ; à eux deux, ils soulevèrent le corps déjà froid et l’emportèrent dans la chambre. Quand ils revinrent, Isaaac sortit une chique de sa poche et en mordit un morceau.

« Rien ne manque, autant que j’en puis juger, grommela Ellery. C’est bon signe, très bon signe. »

Isaac le regarda avec étonnement. Ellery secoua la tête et s’avança au milieu de la pièce. Il s’agenouilla et examina la carpette. L’endroit où le corps avait reposé était uni et tout le reste froissé et plissé. Il ferma à demi les yeux. Était-ce possible… Il se pencha et regarda de plus près. Sapristi, il ne se trompait pas !

« Isaac, qu’est-ce qui a fait cela ? »

Le paysan s’approcha lourdement et Ellery, du doigt, lui indiqua la carpette ; le centre, que couvrait tout à l’heure le corps de Barker, était usé comme si la laine avait été longuement frottée, grattée même.

« Je ne sais pas, répondit flegmatiquement Isaac.

– Qui nettoie ces annexes ? demanda Ellery d’un ton sec.

– Moi.

– N’aviez-vous pas déjà remarqué l’état de cette carpette ?

– Bien sûr que si.

– Et quand ?

– Au milieu de l’été, je crois. »

Ellery se leva d’un bond.

« Je n’en espérais pas tant. C’est décisif. »

Isaac le contempla comme s’il le croyait pris d’une crise de folie.

« Le reste, grommela Ellery, était simple spéculation, tâtonnement dans les ténèbres… Ça… »

Il fit claquer ses lèvres.

« Écoutez-moi mon garçon. Y a-t-il une arme dans la maison ? Un revolver ? Un fusil de chasse ?

– Le capitaine Hosey a un vieux pistolet.

– Allez le chercher. Veillez à ce qu’il soit huilé, chargé, prêt à servir. Pour l’amour de Dieu, dépêchez-vous ! et dites aux autres de ne pas approcher d’ici. Qu’on ne fasse pas de bruit. Vous comprenez ?

– Oui, » grogna Isaac.

Il partit. Pour la première fois de sa vie, Ellery avait peur. Il s’approcha de la fenêtre, secoua la tête et revint en hâte à la cheminée. Là, il trouva un lourd tisonnier et, l’empoignant, il courut à la chambre dont il ferma à demi la porte. Il ne bougea pas jusqu’au moment où, dehors, il entendit le pas lourd d’Isaac. Alors, il s’élança dans le petit salon, prit le pistolet, renvoya le domestique, s’assura que l’arme était chargée et se mit à l’œuvre avec assurance. Il s’agenouilla, plaça le revolver près de lui et, ayant déplacé la carpette, examina de près le parquet. Puis il remit la carpette en place et ramassa le pistolet.
 

*

 

Quand les policiers arrivèrent un quart d’heure plus tard, il les accueillit à la porte, un doigt sur ses lèvres. C’étaient trois hommes au visage en lame de couteau. Toutes les annexes étaient éclairées maintenant et des têtes curieuses en sortaient.

« Les idiots ! gémit Ellery. Qu’ils restent tranquilles… Je suis bien content de vous voir, ajouta-t-il.

– Je m’appelle Benson, annonça l’un des policiers. Je connais votre père…

– Nous en parlerons plus tard. Donnez ordre à ces gens d’éteindre les lumières et de ne pas faire de bruit. Vous comprenez ? »

Un des agents s’élança au-dehors.

« Maintenant, entrez et ne bougez plus.

– Où est le corps de ce type ? demanda Benson.

– Dans la chambre. Il peut attendre ! s’écria Ellery. Suivez-moi, pour l’amour de Dieu ! »

Il les fit entrer dans le petit salon, ferma la porte, les poussa dans un renfoncement et éteignit la lumière.

« Tenez vos armes prêtes, murmura-t-il. Que savez-vous de l’affaire ?

– Le capitaine Hosey m’a annoncé, par téléphone, la mort de Barker et m’a parlé de bruits étranges… répondit Benson.

– Bien. »

Ellery se ramassa sur lui-même, prêt à bondir, les yeux fixés sur le centre de la pièce, bien qu’il ne pût rien voir.

« Dans quelques minutes, si mes déductions sont justes, vous vous trouverez en face de l’assassin de Barker.

– Pristi, murmura Benson. Comment…

– Taisez-vous donc ! »

Ils attendirent longtemps. Un silence profond régnait. Ellery sentit brusquement que la paume de sa main refermée sur la crosse du pistolet était humide. Il l’essuya à son pantalon ; ses yeux étaient toujours fixés sur le centre de la pièce.

Combien de temps restèrent-ils ainsi ? Aucun d’eux n’aurait pu le dire. Mais, après une éternité, ils sentirent que quelqu’un s’était introduit dans la pièce. Cependant, ils n’avaient entendu aucun bruit, mais ils étaient sûrs qu’un être invisible était là. Soudain, ils tressaillirent. Un gémissement étrange, accompagné par un raclement inexplicable, arrivait à leurs oreilles.

Un agent, derrière Ellery, perdit la tête et laissa échapper un cri.

« Idiot ! » s’écria Ellery.

Aussitôt, il fit feu. Il tira trois fois coup sur coup et une fumée âcre les fit tousser. Puis, une clameur aigüe s’éleva. Ellery s’élança sur le commutateur et donna la lumière.

La pièce était vide. Mais le parquet était couvert de sang et le store s’agitait encore.

Benson jura et sauta par la fenêtre, suivi par un agent.

Au même moment, la porte s’ouvrit et le capitaine Hosey, Jenny et Isaac parurent.

« Entrez, entrez, dit Ellery d’une voix lasse. L’assassin est grièvement blessé ; il est dans le bois maintenant et ce n’est qu’une question de temps ; il n’ira pas loin. »

Il se laissa tomber dans un fauteuil et prit une cigarette.

« Mais qui… »

Ellery fit un geste.

« C’était assez simple, mais bizarre. Je n’ai jamais rien vu de pareil.

–  Vous savez ? commença Jenny.

– Certainement ; ce que je ne sais pas, je le devine. Mais il y a quelque chose à faire avant de… »

Il se leva.

« Jenny, pouvez-vous supporter une nouvelle émotion ? »

Elle pâlit.

« Que voulez-vous dire, M. Queen ?

– Capitaine Hosey, aidez-moi, je vous prie. »

D’une des malles de Barker, il tira deux ciseaux et une hache.

« Enlevez les clous qui retiennent les lames du parquet. »

Il se mit au travail à l’autre bout. Après quelques instants, leurs efforts furent couronnés de succès.

« Reculez-vous, » dit Ellery.

Il se mit à ôter les planches une à une.

Jenny poussa un cri et cacha son visage contre l’épaule de son père.

Sous le parquet gisait une masse horrible, uniforme, blanchâtre, d’où, çà et là, sortaient des os.

« Vous voyez ici, annonça Ellery, les restes de John Gillette, le voleur des bijoux.

– Gillette ? balbutia le capitaine Hosey.

– Il a été assassiné, il y a trois mois, par votre ami Barker, » soupira Ellery.

Il prit une longue écharpe posée sur une table et la jeta sur le corps.

« Voyez-vous, murmura-t-il, quand Gillette est venu ici par cette nuit de juillet et qu’il vous a demandé de le loger, vous avez tous eu l’impression vague que vous le connaissiez déjà. Barker, lui, le reconnut, sans doute d’après les photographies parues dans les journaux. Il habitait aussi une annexe cette nuit-là ; il savait que Gillette avait le diamant Cormoran. Quand tout le monde fut endormi, il s’introduisit dans cette pièce et assassina Gillette. Il avait tous les outils qu’il pouvait désirer, et même de la chaux vive. Il enleva les lames du parquet, déposa le corps de Gillette ici, le recouvrit de chaux vive pour prévenir toute odeur de putréfaction et remit les planches en place…. C’est clair comme le jour.

– Et comment le savez-vous ? demanda le capitaine Hosey d’une voix faible.

– Les indices ne manquaient pas et j’ai trouvé une preuve concluante. »

Il saisit la carpette et l’étala sur le parquet.

« Voyez-vous cet endroit où il ne reste plus que la trame ? Remarquez que c’est là que Barker a été attaqué et tué… Imaginez ce qui a pu mettre votre tapis dans ce triste état, Capitaine ?

– On dirait… » murmura l’aubergiste.

Quelque peu incrédule, la voix de Benson s’éleva sous la fenêtre ouverte.

« Nous l’avons trouvé, M. Queen. Il est mort dans les bois. »

Tous s’élancèrent vers la fenêtre. Sur le sol éclairé par la lampe électrique de Benson, était couché un énorme chien policier. Son poil était raide et sale ; et sa tête portait la cicatrice d’une terrible blessure, comme s’il avait autrefois été violemment frappé. Son corps avait été percé à deux endroits différents par les balles d’Ellery.
 

*

 

« Voyez-vous, dit Ellery un peu plus tard, j’ai pensé tout de suite que la carpette semblait avoir été grattée par les pattes d’un animal, probablement d’un chien. En d’autres termes, un chien était entré dans cette pièce à diverses reprises pendant les nuits d’été.

– Mais ce n’était qu’une hypothèse, protesta Jenny.

– Une hypothèse appuyée sur des faits. Par exemple, votre fantôme. Les sons « inhumains » que vous avez décrits ont très bien pu être causés par un chien. Et le fantôme, avez-vous dit, ne venait jamais quand l’annexe était inoccupée. C’est pourtant le moment qu’aurait choisi un maraudeur. Pourquoi ne venait-il que lorsque quelqu’un était là ? Isaac m’a dit que dans les annexes vides, les fenêtres étaient fermées, mais non au verrou. Un voleur ou un vagabond n’aurait pas été arrêté par une fenêtre fermée. Tout indiquait donc un animal. Il ne pouvait entrer que lorsqu’une fenêtre était ouverte et, par conséquent, lorsque quelqu’un logeait ici.

– Sapristi ! grommela le capitaine Hosey.

– Ce n’est pas tout. On avait vu un chien avec Gillette. Cependant, quand les détectives sont arrivés et ont cru que Gillette avait pris la fuite, certains signes indiquaient clairement qu’il y avait deux chiens et non un, car ils ont trouvé une double chaîne. Pourquoi une double chaîne ? Une seule ne suffisait-elle pas, pour un chien ? Gillette avait donc deux chiens avec lui, bien qu’on n’en eût vu qu’un. Craignant d’être trahi par eux, Gillette les a fait entrer dans l’annexe et les a enchaînés. Ils n’ont pu venir à son secours au moment du meurtre. Barker leur a fracassé la tête, peut-être avec ce tisonnier, et a cru qu’il les avait tués. Leurs grognements se sont confondus avec le bruit de la pluie et du tonnerre. Barker doit avoir traîné les corps des deux chiens dans les bois. On penserait que Gillette s’en était débarrassé. Mais le mâle n’a pas été tué, il n’était qu’évanoui. Vous avez vu sur sa tête la cicatrice terrible qui m’a permis de reconstituer cette scène. Il est parvenu à s’enfuir. Vous voyez la double chaîne, l’orage, la blessure… tout cela est très significatif.

– Mais pourquoi ?… » commença Heiman qui était revenu depuis quelques minutes.

D’un geste, Ellery lui imposa silence.

« La blessure qui a tué Barker a confirmé ma théorie. La veine jugulaire ouverte… C’est bien ainsi que tue un chien. Mais pourquoi, me suis-je demandé, cet animal était-il resté dans le voisinage, rôdant dans les bois et se nourrissant de gibier ? Pourquoi a-t-il persisté à revenir dans cette maisonnette et à gratter la carpette ? Il ne peut y avoir qu’une réponse. Quelque chose qu’il aimait se trouvait sous la carpette, à cet endroit précis. Pas la chienne… elle était morte et avait été emportée. Alors, son maître ! Mais son maître était Gillette. Était-il possible que Gillette ne se fût pas enfui et fût sous le parquet ? C’était la seule réponse et, dans ce cas, il était mort. Tout le reste était simple. Barker a absolument voulu occuper cette annexe cette nuit-là. Il s’est penché sur la carpette pour la soulever. Le chien, qui guettait, a sauté par la fenêtre…

– Vous croyez qu’il a reconnu Barker ? » s’écria le capitaine Hosey.

Ellery eut un sourire.

« Qui sait ? Les chiens font preuve de beaucoup d’instinct. Paralysé par la douleur, il a néanmoins pu voir Barker enterrer le corps sous le parquet, la nuit du crime. Ou encore a-t-il voulu s’opposer à la profanation de la tombe de son maître ; en tout cas, c’est sûrement Barker qui a assassiné Gillette. Qui, à part lui, aurait eu sous la main tous les outils nécessaires et la chaux vive ?

– Et pourquoi Barker est-il revenu, M. Queen ? murmura Jenny. C’est stupide.

– C’est bien simple, » murmura Ellery.

Ils étaient dans la chambre à coucher. Ellery se rendit dans le salon et il s’approcha de Benson et de ses hommes penchés sur le trou béant au milieu du parquet.

« Eh bien ! Benson ?

– Ça y est ! hurla Benson en se relevant d’un bord. Vous aviez raison, Queen. »

Dans sa main, il tenait un énorme diamant brut.

« C’est bien ce que je pensais, murmura Ellery. Si Barker est revenu, cela ne pouvait être que pour une seule raison, puisque le corps était à l’abri des regards et qu’on pensait que Gillette s’était enfui ; il est revenu à cause du butin. Après l’assassinat, il avait cru emporter le diamant. Mais Gillette, le lapidaire, avait fait une habile reproduction en strass et c’était cela qui était tombé dans les mains de Barker. Quand le commis-voyageur a découvert son erreur, après son départ, il était trop tard. Il a été obligé d’attendre son prochain voyage d’affaires à New-Bedfort. C’est pour cela qu’il était à genoux sur la carpette quand le chien a sauté sur lui. »

Il y eut un silence, puis Jenny dit à voix basse :

« Vous êtes extraordinaire, M. Queen. »

Ellery s’approcha de la porte.

« Extraordinaire ! Il n’y a qu’une chose extraordinaire dans cette affaire, mon enfant. Un jour, j’écrirai un livre sur le phénomène des coïncidences…

– De quelle coïncidence voulez-vous parler ? » demanda Jenny.

Il ouvrit la porte et aspira avec bonheur l’air vif du matin.

Les premières lueurs de l’aube éclairaient le ciel noir.

« Je pense au nom de l’auberge, » dit-il en souriant.
 
 

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(Ellery Queen, adaptation anonyme [largement écourtée], in Honneur et Patrie, organe officiel des associations d’anciens combattants et victimes de la guerre d’Algérie, première année, n° 7, 10 avril 1945. Dessin de Ray Harryhausen [détail], pour une séquence non retenue de Jason and the Argonauts, c. 1963)

 
 

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☞  La nouvelle d’Ellery Queen, « The Two-Headed Dog, » est d’abord parue dans Mystery, the illustrated Detective Magazine, volume IX, n° 6, juin 1934, avant d’être reprise en volume dans le recueil The Adventures of Ellery Queen, New York: Frederick A. Stokes, 1934. Elle a été traduite par Jeanne Fournier-Pargoire dans Les Aventures d’Ellery Queen, Paris : Nouvelles Éditions Oswald, collection « Le Miroir obscur, » n° 66, 1983.
 

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