Supposez que des cochons (j’entends cochons à quatre pattes), doués de sensibilité et de facultés logiques supérieures, aient atteint une certaine culture, et qu’ils puissent, après examen et réflexion, mettre par écrit, pour notre gouverne, leur idée de l’Univers, de leurs intérêts et de leurs devoirs ici-bas : cela n’intéresserait-il pas bien un public judicieux, peut-être à des points de vue inopinés, et cela ne pourrait-il pas donner un stimulant au livre de commerce en langueur ? On comprend à présent qu’il faut recevoir les suffrages de toutes les créatures, si l’on veut légiférer pour elles en toute connaissance de cause. « Comment pouvez-vous gouverner une chose, disent bien des gens, sans demander d’abord son suffrage ? » À moins, toutefois, que vous vous trouviez connaître déjà son suffrage, – et même quelque chose de plus, c’est-à-dire ce qu’il vous faut penser de son suffrage, ce qu’elle veut par son suffrage ; et, chose encore plus importante, ce que la Nature veut, – puisque la Nature, en fin de compte, est la seule chose à obtenir ! Les propositions des cochons sont, en gros, à peu près comme suit :
1° L’univers, aussi loin que peut aller une saine conjecture, est une immense auge à cochon, composée de solide et de liquide, et d’autres substances contraires et variées ; – mais composée spécialement de choses possibles à atteindre, et de choses impossibles à atteindre, celles-ci en quantités infiniment plus grandes pour la plupart des cochons.
2° Le mal moral est l’impossibilité d’atteindre la relavure cochonnière ; le bien moral, la possibilité d’atteindre idem.
3° Qu’est-ce que le paradis, ou l’état d’innocence ? Le paradis appelé aussi état d’innocence, âge d’or, et autres dénominations, était (suivant les pourceaux de faible jugement) la possibilité sans bornes d’atteindre la relavure ; de sorte que, dans l’accomplissement parfait de ses désirs, l’imagination porcine ne pouvait dépasser la réalité : une fable, une chimère, comme les cochons de sens le voient maintenant.
4° « Définissez le devoir complet des cochons. » C’est la mission de la cochonnerie universelle, et le devoir de tous les cochons, en tous temps, de diminuer la quantité de ce qu’on ne peut atteindre et d’accroître celle de ce qu’on peut atteindre. Toute connaissance, toute invention et tout effort doit être dirigé vers ce but, vers ce but seul ; la science porcine, la dévotion porcine et l’enthousiasme porcin n’ont pas d’autre visée. C’est le devoir complet des cochons.
5° La poésie porcine doit consister à reconnaître universellement l’excellence de la relavure et de l’orge moulue, ainsi que la félicité des cochons dont l’auge est en bon ordre et qui mangent tout leur saoul : Hrumph !
6° Le cochon connaît le temps ; il doit mettre le nez dehors pour voir quelle sorte de temps il fera.
7° « Qui a fait le cochon ? » Inconnu ; – peut-être le charcutier ?
8° « Avez-vous des lois et une justice, au pays cochonnier ? » Des cochons doués d’observation ont découvert qu’il y a, ou qu’on supposait autrefois y avoir, une chose appelée Justice. Il est indéniable tout au moins qu’il existe dans la nature cochonnière un sentiment appelé indignation, désir de vengeance, etc., lequel, si un cochon en provoque un autre, se manifeste d’une façon plus ou moins destructive : d’où la nécessité de lois, d’étonnantes quantités de lois. Car la dispute a pour conséquences du sang versé, des existences détruites, un effrayant gaspillage du stock général de relavure, et la ruine (temporaire) de grandes parties de l’auge universelle ; c’est pourquoi il faut observer la justice, afin d’éviter la dispute.
9° « Qu’est-ce que la justice ? » Votre part de l’auge commune, et rien de la mienne.
10° « Mais quelle est ma part ? » Ah ! c’est là qu’en effet gît la grande difficulté sur quoi la science porcine, ayant médité longtemps, ne peut absolument rien résoudre. Ma part – hrumph ! – ma part, en somme, c’est tout ce que je puis trouver moyen de prendre sans encourir la potence ou le cachot.
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(Thomas Carlyle, in Les Temps nouveaux, supplément littéraire, volume III, n° 18, 1900 ; repris dans La Bataille syndicaliste quotidienne, n° 246, jeudi 28 décembre 1911. La charge de Thomas Carlyle, intitulée « Pig philosophy, » est un extrait écourté de l’article « Jesuitism » in Latter-Day Pamphlets, volume VIII, août 1850. « Le Peintre et son modèle, » frontispice d’Alfred Le Petit, in Le Cochon, souvenirs de Normandie, Paris : Félix Juven, 1898)


