Le lettré Pang rencontra un soir, en se promenant, une jeune fille qui, un paquet à la main, semblait marcher avec difficulté : il l’aborda poliment et, la trouvant fort jolie, lui demanda où elle allait ainsi, toute seule, dans la nuit.
« Vous ne pouvez pas partager mes peines, répliqua la jeune fille ; à quoi bon vous les confier ?
– Dites toujours ; je ferai tous mes efforts pour vous rendre service.
– Ma mère m’a vendue à un homme riche ; j’ai été l’objet de mauvais traitements de la part de sa femme jalouse ; maintenant, je vais m’enfuir loin, bien loin !
– Où allez-vous ?
– Je ne sais ; je vais où ma bonne étoile me conduira.
– Voulez-vous venir dans ma maison, qui est près d’ici ? »
Sur le consentement de la jeune fille, Pang lui prit son paquet et la conduisit chez lui. Elle fut d’abord étonnée de n’y trouver personne, mais fut rassurée par son hôte, qui lui expliqua qu’ils étaient dans un collège, où il avait loué un appartement, pour y étudier.
« C’est très bien, je resterai chez vous, mais il faut tenir ma présence absolument secrète, » recommanda-t-elle.
Pang, joyeux de cette bonne fortune inattendue, passa quelques jours très heureux auprès de sa conquête.
Diverses personnes de sa parenté, mises au courant de ce roman, lui donnèrent le conseil de renvoyer au plus vite la jeune fille qu’on soupçonnait d’être une fugitive de quelque grande famille ; il ne tint aucun compte de ces conseils.
Un prêtre l’aperçut quelques jours après dans un lieu public, le regarda tout à coup avec un mélange de surprise et d’effroi, et lui demanda quelle aventure horrible il avait eue pour porter un masque si tragique sur la figure ; le jeune homme, tout étonné, répondit qu’il ne lui était rien arrivé d’insolite.
« Hélas, dit le vieillard, il y a des gens incorrigibles, dominés par leurs passions, même à l’approche de la mort ! »
Bien que notre amoureux fût très frappé de cette réflexion, il soupçonna que le prêtre voulait, comme tant d’autres, lui réciter ses prophéties pour se les faire payer très cher ; il était, en tout cas, bien éloigné de songer que la femme cachée dans sa demeure se trouvait justement être la cause de sa perte, prédite par le prêtre.
Il retourna à son collège en réfléchissant, malgré lui, à ce qu’il venait d’entendre ; il voulut ouvrir, mais il trouva la porte fermée : qu’est-ce que cela voulait bien dire?
Le souvenir des paroles prononcées par le prêtre fit alors naître dans son esprit une vive curiosité : il grimpa sur un mur, du côté où il ne pouvait être vu, et descendit dans la maison sans faire de bruit. La porte de la chambre était fermée aussi ; il regarda par une fente du bois et vit alors quelque chose d’épouvantable : la belle jeune fille avait disparu ; à sa place, un grand squelette, à la face verte et aux dents aiguës, était en train de peindre une peau de forme humaine, étendue sur le lit.
Dès qu’il eut achevé son travail, le squelette s’habilla de la peau comme d’un vêtement et le voilà redevenu la jeune et jolie fille, à laquelle Pang avait donné asile.
Épouvanté par ce spectacle terrifiant, le malheureux sortit avec mille précautions, par le chemin qui lui avait servi pour entrer, et courut dans la direction où il avait rencontré le prêtre.
Ce dernier disparaissait déjà au loin ; le lettré finit par le rejoindre dans la campagne et se jeta à ses genoux, pour implorer de lui aide et protection.
« Ce fantôme a attendu bien longtemps avant de trouver un remplaçant aux enfers ; aussi ne voudrais-je pas le tuer ; mais prenez ce plumeau et suspendez-le devant la porte de votre chambre. Vous viendrez me rendre compte ensuite, au temple du dieu du Printemps. »
Pang, au lieu de rentrer au collège, où il avait une crainte très grande de pénétrer, retourna dans sa maison, auprès de sa femme, et mit le plumeau devant la porte. À la première veille, on entendit un grand bruit dans la cour ; sans oser regarder lui-même, l’ex-amoureux envoya sa femme savoir ce qui se passait. Elle vit la jeune fille en question qui, après avoir hésité d’abord devant le plumeau, franchit le seuil tout en colère, criant qu’elle n’avait pas peur des représailles du prêtre ; en même temps, elle arracha le plumeau et le brisa en plusieurs morceaux ; puis, elle entra comme la foudre dans la chambre à coucher, où elle éventra Pang d’un seul coup de sa main ouverte et partit avec son cœur, qu’elle lui avait arraché, malgré les cris déchirants poussés par Mme Pang.
Le lendemain, le prêtre, informé par le beau-frère de la victime, accourut dans un état de fureur indescriptible.
« J’avais de la compassion pour ce fantôme, dit-il ; mais il veut à toute force attirer le châtiment ; il l’aura. »
À la maison mortuaire, il chercha partout, mais ne trouva rien ; après avoir examiné tous les coins et recoins, il demanda quel était le voisin de la maison méridionale.
« Cette maison est la mienne, dit le beau-frère.
– Eh bien ! le fantôme est chez vous. Vous avez dû recevoir la visite d’une personne que vous ne connaissiez pas. »
Le beau-frère, après avoir questionné sa famille, apprit, en effet, que sa femme avait arrêté une vieille domestique qui s’était présentée le matin même.
Le prêtre acquit la certitude que c’était bien le spectre, de nouveau métamorphosé ; il se rendit à la maison du beau-frère et, une épée en bois à la main, se plaça au milieu de la cour ; après avoir tracé de son doigt quelques mots magiques, il s’écria :
« Vil criminel, rends-moi mon plumeau ! »
Alors, on vit la vieille domestique se troubler et chercher à fuir ; mais le prêtre l’atteignit et, d’un coup de son épée de bois, il détacha toute la peau du squelette, qui roula par terre en rugissant comme une bête blessée et se transforma enfin en une nuée noire.
Le prêtre alors tira de sa ceinture une gourde, qui absorba toute la nuée et qu’il boucha solidement ; puis il roula la peau comme un rouleau de papier pour l’emporter.
Il allait partir, lorsque Mme Pang le supplia de rendre la vie à son mari.
« Ce n’est pas en mon pouvoir, répondit-il, mais quelqu’un vous indiquera un moyen qui pourrait peut-être vous rendre votre mari. »
Il désigna alors un fou, qui passait dans la rue, en recommandant à la suppliante de ne pas se laisser dégoûter par les manières grotesques de son futur sauveur.
Elle alla, accompagnée de son frère, au-devant de cet aliéné, et lui expliqua sa situation. Il lui dit gravement : « Tout le monde pourrait être votre mari ; à quoi bon faire revenir celui-là ! » Sur les instances réitérées de la pauvre femme, il dit : « Eh bien ! vous me demandez la vie pour quelqu’un ; je ne suis pourtant pas le dieu de l’enfer. »
Il montra d’abord le poing à la pauvre femme et la terrifia complètement ; ensuite, il lui mit une boulette de sable dans la bouche, et s’enfuit à travers la foule, rassemblée pour voir ce qui se passait.
Mme Pang sentit de suite un objet mœlleux, qui descendait dans sa gorge ; rouge de honte et désespérée, elle rentra chez elle avec l’intention de se suicider, après la mise en bière de son mari. Au moment où elle approchait du corps de Pang, quelque chose remonta dans la gorge de Mme Pang et s’élança vers la plaie béante du cadavre : c’était un cœur humain, tout palpitant ; on ferma aussitôt la poitrine et l’on pansa la plaie ; le soir même, Pang était ressuscité, à la joie inexprimable de sa famille.

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(Général Tcheng-Ki-Tong, in Revue de famille, publication bi-mensuelle, première année, tome II, quatorzième livraison, 15 décembre 1888 ; « Variétés, » in Le Zéramna, organe de la démocratie algérienne, quarante-cinquième année, n° 4749, mercredi 16 septembre 1896. Ce texte a été repris en volume dans le recueil Les Chinois peints par eux-mêmes : Contes chinois, Paris : Calmann Lévy, 1889. Toyobuni III/Kunisada, « Le Fantôme d’Oiwa » [détail], gravure sur bois, 1848 ; le cul-de-lampe est tiré de la publication dans la Revue de famille)

