« Hello, c’est donc ici que l’on fait des miracles ? » lança une voix joviale marquée d’accent anglo-saxon, qui domina le ronron du compresseur et le crépitement des étincelles électriques.
Le professeur Plipov sursauta : son visage blême, son front chauve se colorèrent des rougeurs de l’émotion ; d’un doigt tremblant, il lissa sa barbiche d’argent ; derrière les verres épais de ses bésicles, son regard de myope interrogea un instant Tania, sa blonde assistante en blouse blanche.
Puis il se dirigea vers le tableau des commandes qui garnissait le fond du laboratoire.
« Non, professeur, l’expérience touche à son terme ; il faut la mener à bonne fin ! » s’exclama avec passion la jeune fille.
Le savant parut touché par le ton de cette ardente supplication. Il revint vers la table de travail et toisa l’intrus d’un regard courroucé :
« Qui vous a permis ? Comment êtes-vous entré ? Qui êtes-vous ? »
L’inconnu, individu d’une élégance voyante, au teint haut en couleur, se contenta de montrer la clef passe-partout qui lui avait ouvert le passage et la glissa dans sa poche en riant aux éclats.
« Permettez-moi de me présenter : Mac Brent, Théodore Mac Brent, précisa-t-il en s’inclinant à l’intention de la jeune fille. Je suis le premier des impressari « in the world. » Tout cela à cause de la vache de mon père, un brave fermier de l’Orégon, qui nous donna un beau matin un original veau à deux têtes. Depuis, je me suis spécialisé dans l’approvisionnement des cirques et music-halls en curiosités de toute espèce. Il ne naît pas, dans les cinq continents, un canard à trois pattes ou un éléphant blanc sans que j’en sois avisé. C’est ainsi que l’on m’a appris que vous faisiez de véritables miracles.
– Vous ne vous imaginez pas que je vais aller me produire sur une estrade à la manière d’un fabricant d’orviétan, répliqua le professeur d’une voix vibrante.
– Notre vénéré maître Plipov est un véritable savant, monsieur, expliqua la jeune assistante avec fougue. Vous savez que par l’hibernation, c’est-à-dire par l’abaissement prolongé de la température du corps humain à plusieurs degrés au-dessous de la normale, des docteurs français ont réussi à traiter et à guérir des maladies très graves. Nous sommes allés bien au-delà de ces timides essais ; par une congélation à quatre degrés sous zéro, nous arrêtons pendant des heures ou des semaines le rythme de la vie qui reprendra lorsque nous le voudrons.
– Tania, il vit, » s’écria soudain, avec un accent de victoire, le professeur Plipov penché sur le coffre vitré qui surmontait la table de travail.
L’assistante s’approcha, suivie de l’étranger. À sa grande stupéfaction, Mac Brent découvrit, sous la vitre épaisse d’un réfrigérateur de très grande dimension, une dizaine de blocs de glace qui contenaient chacun un animal congelé, une carpe, une grenouille, un singe de petite taille, un chat. L’un des glaçons avait été placé hors de l’appareil, sous les rayons d’un radiateur parabolique qui diffusait des rayons infrarouges et dégageait une odeur d’ozone assez prononcée. Un chien à poil raz venait ainsi d’être libéré de sa prison de glace ; de longs frissons le parcouraient.
« Mettez-lui l’inhalateur d’oxygène, » ordonna le professeur d’une voix brève à son assistante.
Quand ce fut fait, il se dirigea vers le tableau des commandes, abaissa trois leviers. Le ronron des appareils s’éteignit. Dans ce silence tout neuf, on entendait les ronflements du chien qui s’éveillait ; au bout d’un instant, l’animal se leva, se mit à aboyer, puis, reconnaissant ses maîtres, remua la queue en signe d’amitié…
« Il est resté trente-quatre jours dans le réfrigérateur, et le voici aussi dispos que s’il s’était endormi hier soir du sommeil du juste, » dit Plipov d’un ton dont la simplicité affectée dissimulait mal un légitime sentiment de fierté.
Mac Brent paraissait éberlué par l’invraisemblable expérience dont il venait d’être le témoin. Il s’assit derrière le bureau du professeur, ramassa d’un geste négligent plusieurs papiers parmi les livres en désordre.
« Sachez, monsieur, que je n’accepterai jamais de sacrifier ma magnifique découverte à l’amusement des foules stupides, » disait Plipov en redressant orgueilleusement sa petite taille.
Mac Brent semblait ne pas l’entendre. Il ouvrit le tiroir du bureau et se prit à sourire : il venait de découvrir un fromage, deux sandwiches et deux œufs durs.
Le professeur eut un mouvement de panique en direction de l’indiscret…
« Nous déjeunons au laboratoire… pour ne pas perdre de temps, » avoua-t-il en bégayant.
Sans cesser de sourire, l’Américain lui montra plusieurs papiers timbrés qu’il avait glanés sur le bureau. Plipov baissait la tête, tristement.
« J’ai des dettes. Mes expériences me coûtent cher ; les créanciers me harcèlent. »
Mac Brent eut un mouvement d’humeur :
« Nous allons faire un marché, car je vois que vous travaillez dans des conditions lamentables. Si vous m’aidez, je vous aiderai à mon tour ; vous aurez le plus merveilleux des laboratoires que vous puissiez rêver. Il s’agit d’une expérience semblable à celle que je viens de voir, mais pratiquée sur un animal de très grande taille, dans des conditions difficiles, je n’en disconviens pas…
– Ce serait une expérience publique ? demanda le professeur inquiet.
– Qui vous parle de cela ? Une expérience privée ; si elle échoue, votre réputation n’aura rien à craindre. Je vous en donne ma parole !
– C’est bien ! fit Plipov d’une voix lasse.
– O. K. Vous commandez tous les appareils qui vous sont nécessaires, à mon compte, bien entendu. Je vous retiens un passage en avion pour New-York. Voici un chèque de mille dollars pour vos premiers frais. »
*
Le bimoteur vrombissait au-dessus des contreforts neigeux de l’Alaska.
« Je crois que nous arrivons, M. Mac Brent, » dit le navigateur, penché sur ses cartes.
L’Américain se leva. D’un geste, il invita le professeur et sa compagne à le suivre dans le poste de pilotage d’où l’on découvrait l’immensité blanche et désolée. Le pilote leur montra du doigt un point indécis de cet espace sans limite. Tout autour s’agitaient des points noirs, des hommes.
« Inikri est là avec ses Esquimaux, grogna Mac Brent d’un air satisfait. Voici le théâtre de votre futur exploit, » ajouta-t-il à l’adresse du professeur.
L’avion toucha rudement le sol. La neige poudreuse l’entoura d’un nuage opaque, puis l’appareil s’immobilisa enfin. Souriant, un Esquimau les attendait et les salua.
« Inikri n’a peur de rien ; il monte lui aussi dans le grand oiseau de fer, à Anchorage. Mais ceux-là sont de la tribu des Caribous ; ils ne connaissent pas les hommes du Sud. »
Lorsqu’il eut dit ces mots, Inikri éclata de rire et se mit à décharger le matériel de l’avion, pensant que son exemple serait pour ses compagnons le meilleur des encouragements. Bientôt, toutes les machines furent à pied d’œuvre. Mac Brent avait fait dresser une immense tente au-dessus de la tache noirâtre qui marbrait l’épaisseur de la banquise. Quand l’avion fut reparti, les Esquimaux se mirent à creuser la neige et la glace à l’abri de la tente, tandis que les voyageurs prenaient quelque repos dans le campement voisin.
Quand Plipov et Tania se réveillèrent, quand ils entrèrent sous la tente géante où Mac Brent, debout depuis longtemps, les attendait, ils furent stupéfaits du spectacle qui s’offrait à leurs yeux.
Au fond d’une immense fosse de boue congelée reposait un fantastique mammouth de quarante pieds de long.

« N’est-ce pas une pièce digne de vos expériences, professeur ? disait Mac Brent. Et si vous parvenez à le ranimer, ne croyez-vous pas que je posséderai là un phénomène de ménagerie comme n’en espéra jamais aucun autre imprésario in the world ?
– Nous avons une chance sur deux pour que cela réussisse, murmurait le professeur en caressant sa barbiche. Je ne puis ressusciter que des animaux parfaitement sains saisis par le froid, et non des bêtes mortes par blessures ou par maladie qui se sont laissées ensuite ensevelir par les glaces. »
Un nuage d’inquiétude assombrit le front de Mac Brent. Plipov s’en aperçut et reprit avec un sourire :
« Rassurez-vous ; d’après la position du corps, parfaitement naturelle, d’après l’examen du terrain, le mammouth était adossé à un piton rocheux, au fond d’un ravin : je crois pouvoir affirmer qu’il s’agissait d’un animal endormi qui fut, au moment de la débâcle, enlisé dans la neige d’une avalanche… »
Cependant, les Esquimaux s’étaient arrêtés de piocher. Inikri, d’un air menaçant, un fouet à chien à la main, les haranguait. Quand il eut fini, il vint vers les étrangers.
« Inikri n’a pas de chance, expliqua-t-il. Il aurait mieux fait d’amener des chasseurs de sa tribu. Quand nous trouvons un mammouth sur nos terres, il y a fête. Nous coupons ses défenses d’ivoire que nous vendons au comptoir de la compagnie et les chiens ont de la viande pour tout l’hiver. Mais les sorciers font croire aux Caribous que le mammouth est un dieu endormi. Et les Esquimaux Caribous ne veulent pas creuser davantage. Ils craignent de réveiller le dieu ; ils craignent Sa terrible colère.
– Dis-leur qu’ils auront ce soir dix hameçons chacun s’ils achèvent de dégager l’animal, » répondit Mac Brent, de mauvaise humeur.
Inikri repartit vers les travailleurs ; il parlementa un moment puis, de mauvaise grâce, les hommes se remirent à la besogne.
Plipov frémissait d’impatience. Fébrilement, il mettait ses appareils en batterie ; les accumulateurs, les réflecteurs géants qui avaient été confectionnés spécialement selon ses instructions, la machine galvanique dont les courants réveillaient les centres nerveux des sujets encore engourdis. Tania s’affairait autour des seringues, ouvraient les ampoules de sérum dont l’injection, dans la carotide, dissolvait lentement les caillots et rétablissait le circuit sanguin.
Enfin arriva l’instant solennel. Plipov descendit dans la fosse ; il caressa d’un geste familier la pelisse gelée de l’animal, lui fit trois piqûres, connecta avec minutie fils et tuyaux… Avant de remonter, il fixa avec gravité, un instant, le petit œil morne et terne de la bête préhistorique… Puis le compresseur d’oxygène, sur un signe, commença à bourdonner. Des étincelles violettes crépitèrent, tandis que se répandait l’odeur fade de l’ozone.
Sous l’action des réflecteurs à infrarouges, les poils rigides semblèrent s’assouplir et se lustrèrent. Çà et là, sur la pelisse sauvage, perlaient des gouttes d’eau ; à la longue, une sorte de brouillard léger parut s’élever de l’immense corps immobile.
Penché sur le tableau des commandes, le visage crispé par un effort surhumain, Plipov ruisselant de sueur dosait avec méthode l’effort des divers appareils. Les heures passaient : Mac Brent et Tania, brisés par l’anxiété de cette attente, s’étaient affalés sur des caisses. Dans un coin de la tente, assis sur leurs talons, les Esquimaux chantonnaient une mélopée bizarre qui sciait les nerfs.
« Fais-les taire, Inikri, cria Mac Brent, exaspéré.
– Ils disent que c’est une prière que chantent leurs sorciers pour calmer la colère du grand Dieu-Mammouth. »
Plipov sentait qu’il allait atteindre la limite de ses forces. Il se savait au seuil de la réussite ou de l’échec : le corps était parfaitement dégelé, le thermomètre indiquait une température normale, le sang devait circuler maintenant… Alors, d’un geste décisif, le professeur poussa à fond la manette du voltmètre. Brisé par l’émotion, Plipov s’accouda à la table… Il ne voyait plus rien ; il entendait le sifflement devenu plus aigu des appareils. Et un cri, un cri d’effroi, le cri de victoire, résonna à ses oreilles : « Il vit ! »
Le professeur regarda dans la fosse : l’œil, le petit œil, autrefois terne et figé, pétillait ; sa paupière papillotait pour soutenir l’éclat trop vif des projecteurs. Un long frisson parcourut l’immense carcasse ; la queue frémit ; la puissante trompe, avec précaution, se déroulait ! Un gargouillement grotesque s’éleva d’abord de la gorge du géant, puis son cri s’éclaircit jusqu’à devenir une éclatante trompette.
Les Esquimaux, fous de peur, s’étaient enfuis, mais ils avaient eu le temps d’apercevoir le Dieu-Mammouth se dresser avec effort du fond de sa tombe. Tania, plus morte que vive, s’était cachée derrière les caisses. Mac Brent alla vers elle pour la rassurer.
« Il n’y a aucun danger ; j’ai pris la précaution de le faire entraver comme un éléphant de cirque. Dans deux jours, les « weasels » seront là pour reconduire notre expédition jusqu’à la côte où nous embarquerons pour Vancouver… »
Plipov exultait ; au mépris de toute prudence, il examinait de près le géant et prenait un évident plaisir à exciter sa colère.
« Il vit, il vit, criait-il. J’ai ressuscité un messager des derniers temps du Tertiaire. »
L’animal, comprenant qu’il ne viendrait pas à bout de ses chaînes, épuisé par ses violents efforts, finit par se coucher. On n’entendait plus aucun bruit ; les appareils s’étaient tus ; on venait d’éteindre les aveuglants projecteurs. Dans le grand calme, Mac Brent s’approcha de la fosse et y jeta une botte de foin. Le mammouth la huma longuement et finit par se mettre à manger.
Alors seulement, les trois compagnons songèrent à prendre un peu de repos. Le lendemain, la bête commença à donner des signes d’inquiétude qui intriguaient les blancs.
« Nous devrions le sortir de cette fosse tapissée de boue glaciale, » hasarda le professeur.
Inikri, le seul des Esquimaux qui ne se soit pas enfui, hocha la tête en souriant à son habitude.
« Mammouth ne craint pas la boue, comme tous les animaux du Grand Nord, car la boue est plus chaude que la neige. Mais Mammouth entend venir le blizzard des mauvais jours… »
Des rafales de vent, rageuses, secouaient la tente. La saison, en effet, s’avançait.
« Heureusement que les « weasels » seront ici demain matin, » soupira Mac Brent.
Tout au long du jour, le tumulte de l’air ne fit que s’accentuer. Le soir, le vent soufflait en tempête, sous un ciel lourd chargé de nuages de neige. Au-dehors, les chiens, lugubrement, hurlaient. Les amarres de la tente fouettée par le blizzard se tendaient à casser. À la longue, cédant à la fatigue, les trois hommes et la jeune fille, après un dernier regard au monstre assoupi, sombrèrent dans un sommeil de cauchemar.
Un éclatant barrissement les réveilla en sursaut. Le jour, un jour blafard, se levait. Quelqu’un hurlait :
« Vermine de Caribous ! Ils sont revenus cette nuit avec leur sorcier pour rendre la liberté au Dieu-Mammouth, » criait Inikri dans la bourrasque.
Du fond de sa fosse, l’animal formidable se dressait, faisant tinter ses chaînes brisées. Il essayait, mais vainement, de se hisser hors du ravin par ses pattes de devant. Peu à peu, cependant, le sol s’effondrait sous sa masse pesante. Avec un dernier coup de trompette victorieux, il parvint à s’arracher à sa tombe et chargea, la trompe haute, la queue flottante, ainsi que le représentaient les graveurs de la préhistoire. Il emporta la tente comme un fétu, tandis que le sol tremblait sous son galop majestueux…
« Suivez-moi ; arrêtons-le, hurla Plipov en se lançant sur ses traces…
– Professeur, vous êtes fou ; laissez-le… »
Plipov semblait en proie à un immense désespoir. On le vit confusément ramasser en courant un bout de l’entrave brisée que la bête traînait derrière elle ; il tomba, se releva, se remit à courir, silhouette dérisoire auprès de la masse puissante du mammouth…
Il y eut un coup de vent plus fort encore ; la neige s’éleva en tourbillons qui piquaient comme des myriades d’aiguilles. Il n’y avait plus ni ciel, ni terre ; il n’y avait que deux hommes et une jeune fille terrifiés parmi les décombres.
Vers le soir, dans le calme revenu, de gros yeux myopes et jaunes cherchaient le campement.
« Ce sont les « weasels, » dit Mac Brent avec soulagement. C’étaient les premières paroles prononcées au cours de cette affreuse journée.
Puis il se tourna vers Tania et lui demanda : « Connaissez-vous toutes les formules de ce pauvre Plipov ? »
La jeune fille, engoncée dans son anorak, secoua la tête. « Je n’ai même pas retenu celle du sérum que je préparais, avoua-t-elle, pleine de regrets.
– Alors il n’y aura pas d’autre miracle, » conclut Mac Brent en faisant stopper les voitures.

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(J.-L. Galet, in Terre des jeunes, bimensuel, n° 124 et 125, jeudis 1er et 15 juillet 1954)
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