UN DIMANCHE À FRESSELINES
_____
Il y a quelques mois, Paris était plein du nom de Maurice Rollinat. On se souvient de la soirée retentissante de l’Athénée, où les œuvres du poète-musicien firent tous les frais. Aux vacances dernières, je rêvais, affalé sur les coussins d’un wagon, en traversant le Limousin. Il y avait à côté un fragment d’un vieux numéro du Temps où, machinalement, je lus ceci, qui me parut être du Sarcey de derrière les fagots :
« Vous savez tous quel poète et quel artiste est Rollinat.
Il a eu à Paris son heure de célébrité : on se l’arrachait dans les salons pour lui entendre dire et chanter ses poèmes, d’un macabre plein de frissons ou d’une merveilleuse suavité.
Il disparut en plein succès.
Il disparut volontairement. Il était l’homme de la nature et du rêve. Il prit en pitié et en dégoût ces admirations frelatées du beau monde. Il s’enfuit dans un joli coin de la Creuse, et là il vécut, jardinant, pêchant, lisant, et, de temps à autre, comme notre vieux Régnier, prenant les vers à la Pipée. »
Rollinat, parbleu oui ! il était là, à deux pas, à Fresselines, nom plein de fraîcheur et de pureté comme l’air des montagnes de la Creuse. Une visite à Rollinat, rien de plus facile en cours de route, à travers le Limousin. Le train vous laisse à Saint-Sulpice-les-Feuilles ; on prend aux bagages un cheval d’acier et, en trois coups de pédale, on est à Fresselines.
C’était le matin ; dans un repli de montagne, le soleil jouait avec la buée laissée par la nuit enfuie.
Une ombre, à la fois rose et violette, s’épaississait par plaques dans les angles rentrants de la vallée et les chaumes du village se dégageaient en lumineuse saillie.
Une bonne femme était là sur la route.
« M. Rollinat, s’il vous plaît ?
– Le Monsieur qui fait des livres, c’est là-bas, dit-elle, en tendant le bras vers une petite maison de paysan, à flanc de coteau, habillée de rosiers grimpants, de treilles, entourée d’un potager.
Il doit être à la pêche, ajouta-t-elle, mais il ne va pas tarder à rentrer, car le premier coup de la grand’messe va sonner. »
Le premier coup de la grand’messe ! oh ! joie, c’était dimanche : ne dit-on pas à Paris que Rollinat tient l’orgue à Fresselines ? Vous entendez bien que cet orgue est un humble harmonium ; mais quel piquant spectacle de voir le poète-musicien des Névroses accompagner pieusement un Credo de village !
Rollinat est le Cincinnatus de la musique…
Le dernier coup de la messe sonna. La petite église était pleine de paysans en habits de bure et de femmes coiffées de bonnets blancs quand Maurice Rollinat parut sous le porche. Il se signa d’un geste ample, donna l’eau bénite à son voisin et s’avança, très différent de tout ce qui l’entourait, son feutre large à la main, le buste pris dans un veston à la Maupassant. Il découvrait une tête énergique, au teint encore pâli mais déjà hâlé, l’œil brillant sous les sourcils, la moustache courte et rude, les cheveux relevés par devant pour retomber en boucles par derrière.
Le voilà à l’harmonium ; les chants commencent ; il les accompagne et les dirige. Le poète, dominant cette maîtrise rudimentaire, reste recueilli, visiblement pénétré de foi, comme bercé par ces voix rustiques qui sont douces à cet échappé de la fournaise parisienne. Son air grave et reposé donne à songer.
L’office s’achevait quand le poète sortit ; je le rejoignis sur la petite place où les villageois s’attardaient ; la présentation fut bientôt faite. Il m’entraîna chez lui.
« Voyez, ne suis-je pas bien ici ? » et il me montra un rez-de-chaussée de quatre pièces, cuisine, salle à manger, chambre à coucher, chambre d’ami ; « à votre disposition ! reprit-il, on ne peut me faire un plus grand plaisir que d’accepter mon hospitalité. Mes amis de Paris ne vous l’ont-ils pas dit ? Quelle chance quand ils viennent me relancer à Fresselines ! Je n’en sors guère, Dieu merci.
– Ils laissent au moins d’heureuses traces de leurs visites, répliquai-je, en admirant toute une collection d’objets d’art, de toiles, de dessins dus à des camarades.
– Une partie, m’expliqua-t-il, sont des souvenirs du temps où je comptais parmi les plus illustres hydropathes de la bande, au temps où je fréquentais les Claude Monet, Cézanne, Pissaro… De l’asphalte à la taverne naquirent, vous le savez, mes Névroses, ces fleurs de mes fièvres, cette plainte d’exalté, le soir, après des journées de gratte-papier employées à la mairie de mon arrondissement. J’en ai eu vite assez de cette vie-là, malgré mes succès, et me voilà tout entier aux apaisantes solitudes. »
Les objets d’art parisien se mêlaient, curieusement, à de vieux meubles et à des ustensiles achetés dans le pays.
« Je ne suis pas le premier à découvrir Fresselines, continuait-il. Des amis m’avaient précédé sur les bords touffus et pittoresques de la Petite Creuse. Vous verrez s’il en vaut la peine. Les artistes avaient accouru : à cette heure, je crois, Alluaud se plonge encore dans sa peinture, non loin d’ici, à Crozant. Il y a là des ruines étranges. Mais, du château abattu à ma chaumière, aux alentours, dans le canton, plane encore l’ombre de George Sand. La bonne dame de Nohant a poussé jusque-là ses excursions campagnardes. Moi-même, en passant par Paris, je viens du Berry, ma province natale qui est toute voisine. »
Et pendant ces explications, mon hôte s’intriguait de me faire déjeuner. Je fus tout étonné que lui, d’allure si simple, se mît à confectionner, avec toutes sortes de raffinements, un régal de gourmets. Les pieds sur de grands landiers, entouré de plusieurs chats et chiens, ses inséparables, tisonnant le feu, il surveillait sa cuisine avec amour : c’est, paraît-il, sa coquetterie de faire savourer des mets succulents à ses invités. Au dessert, sa verve s’alluma : une fusée de loquacité, partant comme mousse de champagne, avec une gaieté folle un peu intarissable et un comique irrésistible.
Je l’attirai sur le terrain de la poésie, pour solliciter de lui quelques vers.
« Puisque vous en voulez, tenez, dit-il, je vais vous en écrire. Je n’ai pas l’habitude de me fixer à une table de travail. C’est assez d’être obligé de s’y accouder pour coucher sur le papier l’œuvre que je geste dehors. Rien ne me vaut la vie en plein air ; quel martyre quand je dois me renfermer pour passer les mauvaises journées ou les soirées ! »
Et il m’eût vite tracé quelques lignes.
« Ça se chante ? fis-je.
– Comment donc ! »
Et il se mit à un piano qu’il me découvrit. D’une belle voix, mâle et bien timbrée, il déroula une mélodie très simple, très pure, mais d’un caractère très accentué. Ce n’était pas du « déjà entendu, » oh non ! Il me rappela, un peu adoucies, les sauvages inspirations dont il a, avec des airs, doublé ses pièces, tragiques ou mélancoliques, produits naturels du cours de ses idées tristes.
J’étais sous cette impression lorsque entrèrent trois indigènes de l’endroit.
« Monsieur Rollinat, je voudrais de vous un petit service, rien qu’un conseil, insinua le premier d’entre eux.
– À votre gré, mon brave, lui dit aimablement le poète. Vous allez toujours accepter quelque chose. »
Je sus, par la suite, qu’il s’agissait d’affaires de famille dont on le faisait arbitre. Il était coutumier du fait, sans parler des nombreuses charités qu’il sait discrètement répandre. Le second visiteur, d’aspect plus bourgeois, un conseiller municipal, venait le prier de présider la distribution des prix à l’école communale des filles : les corps constitués sont fiers de le compter dans la commune. Le troisième, enfin, voulait qu’il assistât à une noce. Il ne sait guère se dérober à ces fêtes villageoises où on ne l’oublie jamais. Jugez donc de l’enchantement de ces paysans, qui restent bouches bées quand, à leurs prières, il chante de ses vers aux banquets ! Ainsi s’explique la franche popularité et l’estime dont il jouit.
« Si nous allions faire un tour de pêche, me dit-il, que je vous fasse au moins goûter tous les plaisirs de Fresselines. »
Et nous suivîmes les sous-bois qui longent la Petite Creuse, si propices aux rêveries du poète. Pendant qu’il jetait son fil de crin à l’eau, je songeais combien de ce paisible pêcheur l’âme d’artiste s’identifiait avec son agreste milieu ; combien il s’était imprégné dans ses beaux livres, la Nature et les Brandes, de ce charmant coin de la Marche limousine.
Rollinat fit bientôt une ample levée de poissons. Et ce fut avec une enfantine joie qu’il me montra, dans son panier, cette capture.
Et rejetant à la rivière le menu fretin, vivant encore : « Tout de même, ajouta-t-il avec une sensiblerie bien féminine, ça me peine de faire souffrir une bête quelle qu’elle soit, utile ou nuisible. Le rouge me monte au visage, à l’idée que je tue. Cet être ne s’est pas fait tout seul, et nous ignorons sa destinée. »
Le soir à notre rentrée, grisé par le grand air, l’air pur et balsamique tamisé par les brandes, je m’étais renversé sur une chaise en bascule, somnolent, une cigarette aux lèvres ; j’avais encore, l’oreille me chantant, les vers que mon hôte avait fait vibrer dans l’après-midi avec un art aussi original que sincère.
Rien n’est plus curieux de considérer chez cet ex-hydrophate, nerveux à l’excès, qui ne peut tenir en place de son siège au piano, cet ex-parisien volontairement enlimousiné, passer des soirées entières à enfiler des hameçons et des heures à chercher une note, un mot… la note expressive, le mot juste !
_____
(Montal, in Lemouzi, revue franco-limousine, organe mensuel, septième année, troisième série, n° 45, avril 1899 ; photographie de Maurice Rollinat par Charles Gallot, sd)

