Une commission de très graves docteurs, ânes chargés des reliques de l’Instruction publique et de l’Académie, sourds à ma confession, comme l’avaient été le garde du cimetière et mes juges, avait estimé qu’il était prudent pour la société de m’enfermer dans un asile d’aliénés, et je sus quelques mois après qu’échafaudant sur mon martyre un volume fort curieux sur les Deux Psychismes, un des doctes fils d’Esculape réussit à glaner quelques lauriers, arrosés de mes larmes, baignés de mes pleurs.
Six mois, six mois d’horrible torture dans cet enfer des déchéances et des misères de l’esprit humain, dans cette Érèbe des espoirs brisés, des passions animales déchaînées, en continuel contact avec des inconscients, des fous, véritables loques vivantes, cadavres ambulants, n’ayant d’humain que l’aspect, six mois s’écoulèrent…
Parfois, de furieuses révoltes contre les hommes, contre le destin, m’étreignaient, se faisaient jour à travers mon inertie physique et morale, ma résignation.
La colère, la rage aveugle, courte folie, s’emparaient de moi, me jetaient dément dans des accès terribles, et je me débattais désespérément dans l’étau formidable de la discipline des asiles des aliénés qui m’étouffait et que chacun des efforts violents que je faisais pour m’y dérober resserrait davantage encore.
Je songeais alors à m’évader.
Pour atteindre ce but, je sus me maîtriser, feindre une douceur apparente, renoncer pour un temps à « mon histoire de vampire, » à mes « vésames » et, peu à peu, je sentis la surveillance, qui pesait sur moi, qui m’enserrait, se relâcher, cesser presque.
Cette nuit, enfin, pendant le sommeil des gardiens confiants en mon calme simulé, je suis parvenu à m’enfuir… et me voici.
Que faire maintenant !
Retourner au cimetière accomplir les dernières recommandations de mon père ?…
Le pourrai-je ? Une surveillance très étroite, depuis « l’attentat du vampire, » y est établie !
Des molosses énormes errent dans ses murs, la nuit, en liberté !
Et d’ailleurs, je n’ai pas les clefs du caveau de la chapelle.
Enfoncer la porte ? En aurai-je le temps ?
Fuir ? Fuir avec ma fille, où ? Comment ?… Et pourquoi vivre ?
Hors de l’atteinte des hommes, ma fillette échappera-t-elle moins à celle du vampire ?
La misérable larve continuera son œuvre et ma fillette succombera.
Je resterai alors seul au monde, seul sur les ruines de mon existence brisée, et avec le souvenir de mon bonheur détruit.
Non ! La Mort ! La Mort !
Bienfaitrice, bénie, la sombre faucheuse va mettre fin à mon martyre, à celui de mon enfant !
Je vais donc mourir.
*
J’exige que mon corps et celui de mon père soient incinérés.
Réduits en cendre, sans doute, le charme des ténèbres sera anéanti.
J’exige encore que les restes de mes fils inhumés, et ceux de ma fillette, soient également brûlés.
Quant à mes ancêtres… qu’ils reposent en paix dans leur cercueil, le cœur arraché et le corps sans tête.
Et maintenant, je demande pardon à ma malheureuse mère du double deuil qui va encore la frapper.
Il le fallait !
Que les hommes étudient ma vie, réfléchissent sur ma confession et m’obéissent. Le corps détruit, détruit tout désir de survie charnelle, détruit avec lui le vampirisme et ses funestes effets.
Le repos des âmes dans l’Au-delà et des hommes sur terre est dans l’incinération.
Que l’incinération devienne obligatoire. Il le faut !
Sur le seuil de la tombe, prêt de paraître devant l’Être suprême, je jure sur ma conscience que je dis la vérité.
Avant de mourir, – de leurs mains, – je pardonne aux hommes mes souffrances et ma mort.
Je souhaite à ceux qui lisent ces lignes tout le bonheur que j’aurais pu goûter ici-bas si la Science avait su rejeter depuis longtemps les langes de son enfance, – qui l’étreignent, l’étouffent, la déforment, la changent en avorton, – pour marcher, d’un pas hésitant encore mais s’affermissant d’âge en âge, avec l’essor de l’esprit humain, vers des sphères d’intellectualité divine, à la conquête de la vérité éternelle, de l’Absolu.
*
Ici s’arrête la Confession du fou.
Le surlendemain, les quotidiens publièrent, sous la rubrique Suicide d’un fou, ce laconique fait-divers :
« M. X., le vampire de Z…, dont on se rappelle les macabres exploits, profitant d’un instant d’inattention des gardiens de l’asile des aliénés où il avait été interné d’urgence, est parvenu à s’échapper avant-hier dans la nuit.
Poussé par sa folie persécutrice, X. est rentré chez lui et s’est suicidé en se pendant à son lit.
Avant de mourir, il a tué son dernier enfant, une gentille fillette de deux ans.
X. a laissé une sorte de récit fantastique de sa vie, précieux document, affirme-t-on, pour les aliénistes, où les plus étranges et les plus superstitieuses révélations s’allient à un pessimisme notoire, mitigé par un semblant de religion et d’humanité.
La relation manuscrite du pauvre fou a été brûlée, comme il l’exigeait, et il a été enterré avec sa fillette dans le caveau de sa famille. »
FIN
_____
(Léon Combes, in Le Fraterniste, organe de l’Institut général psychotique, quatrième année, n° 188, vendredi 3 juillet 1914 ; ce texte est précédemment paru en trois livraisons dans L’Initiation, revue philosophique des Hautes Études, volumes 72 et 73, vingtième et vingt-et-unième années, n° 11, 12, et 2, août, septembre et novembre 1906. Alfred Rudolfovich Eberling, « Tamara et le Démon, » illustration pour le poème de Lermontov, « Le Démon, » St Petersburg: M. O. Volf, 1910)


