Juste comme le disque du soleil, dépassant les talus mamelonnés des fameuses lignes de Quélern, qui protègent les avancées de la rade de Brest, montait au-dessus de la presqu’île de Roscanvel, derrière le curieux fortin rouge construit par Vauban, à quelques mètres de la chapelle de Notre-Dame de Roc-Amadour, et faisait sortir des brumeuses ténèbres du matin la jetée du petit port de Camaret, Yan Cosquer ouvrit la porte de sa maison.
Sans quitter le seuil de son habitation, située au milieu du quai, il regarda les barques de pêche hisser lentement leurs voiles brunes ou rouges et glisser une à une autour du phare pour gagner la haute mer, en manière de goélands s’échappant du nid de rochers où ils viennent de reposer toute une nuit.
D’une aspiration profonde, prolongée, il huma la bonne brise salée que poussait vers lui le souffle du nord-est, et ses prunelles couleur d’Océan burent, ainsi qu’un merveilleux philtre de jeunesse, tout ce réveil de la nature, toute cette fraîcheur du matin, toute cette gaieté de port en mouvement ; le sang coula revivifié, plus fluide, charriant d’impétueux globules dans ses vieilles veines, qui traçaient sur ses mains un réseau de cordelettes saillantes et noirâtres.
La poitrine large, tendue par l’ossature maigre et puissante des épaules, les reins un peu raides, mais solidement campés sur les hanches, les jambes sèches encore nerveuses, il fit quelques pas, promenant avec une joie sereine ses regards de la maisonnette du canot de sauvetage, placée à l’extrémité du Styvel, vers la plage du Coréjou, jusqu’à la dernière friture de sardines qui termine le Notic, à l’amorce du sentier de douaniers courant le long des falaises, vers la plage de Trez-Rouz, Quélern et Roscanvel.
Toute sa vie, une longue existence de quatre-vingt-deux ans, tenait entre ces deux maisons, entre cette usine aux hautes fenêtres et cette petite construction au toit de tuiles rouges, entre ces deux choses : la pêche de la sardine, les sauvetages ; le travail et le dévouement.
Un petit mouvement d’orgueil secouait son cœur d’un battement plus vif, quand il apercevait, là-bas à gauche, le mince édifice du Styvel, dont, déjà vieux, il avait tant de fois ouvert la porte le premier, pour faire mugir la trompe d’alarme et appeler au péril de la mer tous les vaillants de Camaret : si longtemps il avait été le patron, le chef incontesté de cette population de sauveteurs !
En avait-il opéré de ces sauvetages, et avec sa barque avant la création du canot de sauvetage, et avec ce bateau, à ne plus pouvoir les énumérer, à les confondre ! Maintenant, le tour était venu des plus jeunes, des plus robustes, et il examinait avec un soupir de regret ses pauvres mains à demi ankylosées, crevassées, tordues, comme mangées par la mer, par les bêtes d’eau salée, les poissons, les crustacés, trouées par les avirons, les cordages, les durs et périlleux travaux de l’abîme.
Une mélancolie l’envahissait, lui empoissait l’âme, le gros regret des gens qui vivent très vieux et qui ont comme une attente anxieuse, un désir mêlé d’effroi de l’herbe grasse et reposante du cimetière.
Malgré lui, il se retournait à demi, le sentant là, derrière, masqué par les maisons, s’allongeant un peu incliné sur la côte, en bordure de la route de Crozon, le petit champ de l’éternel sommeil, où dormaient depuis tant d’années ses parents, ses amis, tous ceux de son âge et de son temps. Lui seul restait de ce passé lointain, doyen du pays, dans la solitude de ses quatre-vingt-deux ans.
« Une belle journée, Tonton Yan ! »
Un pêcheur passait, la masse rousse de ses filets entassée sur une épaule, un aviron à la main, se dirigeant vers une barque amarrée à quai.
Yan sourit, reconnaissant un voisin, le père Le Fur, un homme de soixante ans, les cheveux tout blancs tranchant sur le cuivre rouge d’une figure incendiée de soleil, saumurée par les embruns et les paquets de mer ; un intrépide, celui-là aussi, un gaillard qui s’en allait parfois tout seul dans sa plate, un méchant canot à fond plat, dépassant à peine l’eau, soit aux Tas-de-Pois, les monstrueux écueils enveloppés de si dangereux courants, soit même à Brest, sans craindre les terribles périls du Goulet ou les récifs qui hérissent la côte, du Toulinguet à Pen Tir.
« Tu vas pêcher, mon fi ? »
Une involontaire amertume, un instinctif retour de la pensée en arrière dans cette question adressée à ce vieillard, dont il enviait la quasi-jeunesse et qu’il voyait passer, robuste, alerte encore avec ses soixante ans, comme il l’était lui-même, vingt-deux ans auparavant.
L’autre cligna de l’œil, guilleret, continua son chemin et, arrivé à destination, s’accroupit pour défaire l’amarre, sifflotant, la joue gauche gonflée par sa chique, les gros doigts à apparence maladroite retrouvant facilement la complication des nœuds qui enroulaient le câble à l’anneau de la cale.
Des enfants se poursuivaient, courant au ras du quai, au risque de tomber dans la mer qui battait son plein ; des voix chantaient çà et là : Camaret s’animait, des femmes sortant des maisons, des friturières passant, avec un martelant tapage de sabots.
Presque toutes les barques, maintenant, avaient disparu ; les dernières tournaient le bec du Grand-Gouin. À peine sur l’eau calme du port quelques canots, une ou deux barques, et, près des falaises de droite les viviers à homards, au ras des vagues, avec leur perche indicatrice dressée comme un grand mètre zébré de noir et de blanc.
Tout était rose et ensoleillé, une atmosphère délicieuse caressait les êtres et les choses ; il faisait bon vivre, il faisait bon être jeune, vigoureux et agile.
L’octogénaire se sentit un soudain désir de fleurs, de verdure ; il se dit, joyeux, grisé de vie :
« Il y a longtemps que je n’ai été au jardin ; aujourd’hui, il doit être fameux ! »
C’était, à cinq minutes de chez lui, dans le bourg, un vieux jardin enclos de murs, pas cultivé, surveillé seulement, laissé un peu à l’aventure des herbes, des buissons, plein d’arbres fruitiers, de légumes, de fleurs et de taillis où nichaient des quantités d’oiseaux. On déblayait de temps à autre les allées, quand la végétation s’étendait trop, menaçait les fruits ou les fleurs ; mais, partout ailleurs, on laissait la nature en pleine liberté. On eût dit à la fois un nid et un Éden.
Yan Cosquer, ayant tourné avec effort la clé dans la serrure rouillée, poussa le battant qui déchira un rideau léger de plantes grimpantes nées depuis sa dernière visite, et entra.
Un bourdonnement d’abeilles ronflait dans les carrés de fleurs, des vols de mouches zébraient l’air de minuscules rais d’argent, des papillons étincelaient dans une folie de liberté, et c’était comme une ivresse de floraison luxuriante, des branches surgies de-ci de-là, des chants d’oiseaux dans l’épaisseur des ramilles, de lents cheminements d’insectes sous les herbes.
Là encore la jeunesse, la gaieté, la grande force vibrante et mouvante de la sève renaissante, le tumultueux débordement de la vie.
Il s’arrêta, saisi par une tiédeur enveloppante de bain parfumé qui ne le pénétrait pas, et éprouva un étrange sentiment d’isolement, comme s’il se fût trouvé sans contact avec cette universelle ivresse.
Au-dessus de lui, le ciel bleu, sans nuages, et, montant toujours, le resplendissement croissant du soleil, une grande lumière dorée inondant les verdures, poudrant les allées, glissant à travers les arbustes et dévorant la terre du feu de ses baisers.
Brusquement, au milieu de cet aveuglant éclat, il eut sur lui une ombre.
Il leva la tête, surpris, ne sachant d’où elle pouvait venir par un temps si implacablement pur, et aperçut un de ces grands corbeaux à bec et à pattes rouges qui sont particuliers à ce coin de Cornouailles, mais restent d’habitude dans la lande ou le long des rochers de la côte, sans s’aventurer au milieu des habitations.
Ailes largement étendues, directement en ligne verticale au-dessus de son front, à une petite hauteur, l’oiseau planait, ne paraissant pas bouger.
Le vieillard l’examina et remarqua qu’il s’abaissait peu à peu, se rapprochant sensiblement de lui, en conservant sa même position sans dévier d’un côté ni de l’autre. Bien que l’animal soit ordinairement très farouche et ne se laisse jamais approcher d’une créature humaine, ce corbeau ne semblait pas avoir peur de lui : cela lui fit courir le long du dos un léger et bizarre frisson, en même temps qu’un émoi inconnu lui serrait la gorge.
Il eût voulu remuer les bras, crier pour faire fuir la bête ; il ne put, raidi, immobile à la même place, regardant toujours cette tache noire qui planait sur lui et dont l’ombre, pesant sur son front, sur ses épaules, semblait entrer en sa chair d’une manière continue, glisser au fond de son cœur un froid terrible, en dépit de la chaleur grandissante du jour.
Un espoir lui vint ; peut-être, en raison de son immobilité, l’oiseau ne l’avait-il pas encore aperçu et guettait-il une proie, quelque débris de nourriture, un animal mort, enfoui sous la couche épaisse des feuilles, une charogne invisible à tous autres regards qu’à ceux du funèbre rapace, qui fait des morts sa coutumière nourriture.
Mais non, le corbeau a l’œil trop perçant, la lâcheté trop grande pour affronter ainsi un homme, un vivant !
Un vivant !… Ce fut une révélation instantanée. L’oiseau l’avait vu, l’oiseau l’avait flairé, l’oiseau le guettait, l’oiseau planait sur lui, se rapprochant toujours, et il n’était là que pour lui, pour lui, Yan Cosquer, et pas pour un autre.
Maintenant, il distinguait nettement la découpure de ses ailes, déchiquetées comme les côtes bretonnes, la courbe aiguë de son bec rouge, le luisant affamé et féroce de sa prunelle vorace, les ongles acérés de ses pattes qu’on eût dites trempées dans le sang.
Un suprême battement des lourdes ailes de deuil, un coup de vent glacial fouettant sa figure, et, soudain, Yan sentit dans la chair de son cou la piqûre violente du bec de l’oiseau de proie.
Une exclamation étouffée jaillit de ses lèvres :
« Ma Doué ! c’est la fin !… »
Déjà le corbeau reprenait son vol, s’élevant par grandes orbes autour de lui, jusqu’à ce qu’il eût retrouvé sa direction, et disparaissait derrière les maisons, pointant droit vers le cimetière.
Tonton Yan secoua sa torpeur ; un lent et triste sourire courut à travers les mille rides de sa face. Il embrassa d’un dernier regard le jardin riant, les fleurs ensoleillées, tout ce joli spectacle de l’éveil de la Nature ; puis, se redressant, il se découvrit, leva la tête et barra son front, sa poitrine, d’un large signe de croix, en disant :
« Mon dernier jour est venu ! »
Un calme profond descendit alors dans son âme, lui révélant la paix exquise du tombeau, l’infini bonheur du grand repos, et lui donnant aussi une vision nette et générale de ce qu’il allait faire.
Pas la peine de discuter, de chercher à s’illusionner ; pour lui, le présage était absolument incontestable, d’essence divine : le corbeau lui avait été envoyé pour le prévenir de sa mort et lui donner le temps de faire ses derniers préparatifs, de mettre ses affaires en règle avant de s’en aller pour toujours.
Il y avait même de la joie dans la sensation dont il se trouva imprégné jusqu’aux fibres les plus intimes, une joie d’extatique voyant arriver l’heure attendue depuis longtemps, une joie comparable à celle des martyrs d’autrefois touchant au moment sublime où, pour eux, le ciel s’entrouvrait, leur laissant voir l’envolement de leur âme vers le Paradis au milieu de l’hosanna des Anges, avec Dieu, tout en haut, dans une gloire de rayons éblouissants.
Il savait que la journée lui serait laissée pour terminer tout ce qu’il avait à faire ; c’est pourquoi il décida aussitôt de commencer méthodiquement par mettre en ordre ses affaires terrestres.
De son pas tranquille de promenade, il regagna le quai, où déjà bruissait une vie plus intense, un mouvement plus pressé, où des pêcheurs formaient des groupes bruyants, où la marmaille braillait, ivre de jours et de pleine santé, et, saluant l’un, serrant la main à l’autre, s’arrêtant pour donner un conseil ou sermonner un mousse, aussi calme que s’il ne connaissait pas l’heure de sa mort, il atteignit sa maison.
Devant la porte, sa vieille bonne balayait allègrement, chantonnant, en véritable alouette éperdue de soleil et d’air pur, la jolie idylle bretonne :
Ma douce Annette, par ce beau soir,
Viens sur la lande nous asseoir ;
C’est le printemps, et dans l’ajonc fleuri
Les oiseaux font déjà leur nid.
Ma douce Annette, par ce beau soir,
Viens sur la lande nous asseoir.
Il l’écouta quelques instants, rêveur, reporté vers le passé, tandis qu’elle poursuivait, ne le voyant pas :
Mon ami Pierre, laisse ma main,
Je ferai seule le chemin ;
Nul ne prend garde aux oiseaux du bon Dieu,
Mais l’on médit des amoureux.
Mon ami Pierre, laisse ma main,
Je ferai seule le chemin.
Un écho de sa jeunesse lui paraissait chanter en lui, faisant renaître les douces joies du printemps de sa vie ; il murmura les mots bretons de la chanson, mais les syllabes ne purent sortir de son gosier et vinrent expirer au bord de ses lèvres : c’était fini !
« Comme tu es gaie, oh ! diable ! s’exclama-t-il enfin. On dirait que tu rajeunis vraiment, ma pauvre Annaïk. »
Une grimace de plaisir plissa la face de pomme reinette de la brave femme, qui repartit :
« C’est de vous voir si bien portant qui me fleurit le cœur ! Ma Doué ! ne donnez-vous pas l’exemple, le premier ? Je ne fais que vous imiter. Oh ! oui, qu’on a donc de l’agrément d’être vivant ! »
Il secoua la tête, eut un petit « heu ! heu ! » et riposta :
« Pas moins qu’il va falloir nous séparer bientôt et que, demain, tu ne me verras plus en vie.
– Jésus Marie ! c’est-y que vous perdez le sens, sauf respect ?
– Écoute, et ne crie pas comme un blaireau écorché. Tu vas immédiatement te mettre en quête de mes enfants et leur dire de se trouver là pour l’après-dîner, tous réunis chez moi ; qu’il n’en manque pas un, tu entends ? c’est afin que je leur fasse mes derniers adieux !… Allons, vivement, et ne reste pas là ainsi qu’une poule qui a trouvé un couteau : j’ai vu le signe de ma mort. »
Annaïk savait qu’avec le maître, il n’y avait pas à discuter ; mais, branlant le front sous sa coiffe blanche, elle partit, convaincue que le vieillard avait subitement perdu la raison, et elle eut soin de le raconter à droite, à gauche, sur tout son parcours ; si bien que, dix minutes plus tard, un même cri de douleur emplissait Camaret :
« Quelle catastrophe ! Tonton Yan qu’est devenu affligé ! »
Cependant, la commission fut soigneusement faite aux principaux membres de la famille, c’est-à-dire aux six enfants de Yan Cosquer.
Ce fut Cosquer Corentin, le voilier, l’aîné des six, qui arriva le premier, ayant encore au poing l’espèce de demi-gantelet de cuir avec lequel il poussait, de la paume, l’aiguille dans la toile à voile :
« Eh bien ! père, qu’est-ce qu’on m’apprend ?… Que vous me réclamez à l’heure de votre mort !… Vous n’avez jamais eu le teint si frais ni le corps si droit. Vous voulez rire : la besogne presse ; je repasserai plus tard, dans pas mal d’années…
– Assieds-toi, mon fi, et attends tes frères et sœurs. À ce matin, j’ai eu connaissance que c’était mon dernier jour. »
Le voilier, hochant la tête, l’œil plissé d’un sourire, croisa les bras et obéit ; mais le forgeron Yves Cosquer, qui n’avait pas pris le temps d’enlever son tablier pour accourir plus vite et qui balançait devant lui ses mains noires de fumée et de limaille de fer, fut plus difficile à convaincre, grondant que le père se moquait d’eux :
« Vous nous enterrerez tous, sûr comme je suis là pour rien, et je ferais mieux de retourner à mon ouvrage ; le Don-de-Dieu est sur le moment de son départ pour l’Espagne et attend après moi.
– Respect à l’ancien, Yves ! » murmura son frère, en l’attirant vers lui.
Hervé Cosquer était en train d’enfourner, quand on l’avait prévenu, et avait été obligé de confier la chose à son garçon, dans sa hâte d’arriver ; il était blanc de farine et sentait la miche chaude. Il recula de deux pas en voyant Yan debout au milieu de la pièce.
« Je vous croyais au lit ! La vieille Annaïk a eu le cauchemar. »
Marie-Anne Cosquer, femme Le Mouël, entra affolée, les yeux pochés de larmes.
« C’est-y vrai que vous avez vu votre intersigne ? »
Sa sœur Valentine, femme Périnel, sanglotait dans un coin, son tablier sur la tête, ayant peur d’entendre le sinistre grincement de la brouette de la Mort qui annonce la venue de la sombre visiteuse, et n’osait interroger le vieillard, ne sachant plus, en sa terreur superstitieuse, si c’était lui ou seulement sa figuration.
« Êtes-vous tous là? demanda l’octogénaire.
– Il manque encore Jean-Marie qui est à la pêche, observa le voilier.
– Le voici qui arrive à quai, » riposta Hervé, penché à la fenêtre.
Quelques instants plus tard, le pêcheur encadrait dans l’embrasure de la porte son épaisse silhouette.
« Salut à tous ! Bonne journée, j’ai fait dix mille sardines au jour d’aujord’hui, c’est jour de joie !
– Jour de deuil ! se lamenta Valentine. Le père va passer.
– Hein ? »
Il regardait autour de lui, examinant ses frères, la prunelle ronde de stupéfaction, et cherchant à comprendre.
Yan Cosquer, se redressant, affirma :
« Le corbeau m’a piqué. »
Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? Ils questionnaient du regard, interdits.
Le père raconta :
« Ce matin, j’étais tout seul dans le jardin ; je l’ai vu venir droit à moi, sans hésiter, sans chercher une autre proie. C’était un grand corbeau du genre de ceux qui gîtent au Grand-Gouin ou à Portz Corven, la roche aux corbeaux ; ses ailes m’ont couvert de leur ombre et j’ai senti sur moi le froid du tombeau. Son bec m’a piqué au cou, me marquant du signe suprême : ce soir, tout sera fini pour moi ; j’aurai rejoint les Anciens !… »
Ils eurent un moment d’hésitation, sachant bien que jamais le corbeau n’approche l’homme vivant ; il fallait donc que la bête maudite eût flairé chez le vieillard la lugubre odeur de terre, le funèbre arôme de cimetière, pour oser s’abattre sur son épaule.
Yan continuait :
« … Je vous ai donc réunis pour partager mon bien entre vous ; pour moi, je n’ai plus besoin des biens de la terre. »
Quelques protestations affectueuses ayant cependant tenté de s’élever, il les apaisa aussitôt :
« Silence, enfants ; je n’ai pas de temps à perdre !… »
Il énuméra :
« Il y a d’abord les deux moulins qui sont au-dessus du Notic-en-Camaret, avec les champs qui les entourent et vont jusqu’à la route de Pen Tir. Pour les moulins, je les ai donnés à Hervé qui, vu son état de boulanger, est plus à même d’en tirer parti, et les champs sont également partagés en cinq parcelles pour les autres… »
Les assistants s’inclinèrent, reconnaissant la justesse de cette combinaison.
« … Il y a la barque de pêche avec tout son attirail, ce sera pour Jean-Marie ; Corentin prendra les viviers à écrevisses et à homards ; les champs de pommes de terre avoisinant la forge d’Yves arrondiront son bien. Quant au grand carré de pré contigu au doué, sur le chemin de Pen-hat, je crois que Valentine et son mari y trouveront bonne herbe pour leurs vaches et moutons. Je laisse la maison où nous sommes à Marie-Anne, qui est la moins riche de vous tous, et je pense que vous m’approuverez ?… »
Nulle voix ne s’éleva pour contester cette décision, tandis que Yan, promenant ses doigts sur son front, faisait :
« Je crois que c’est tout ; oui, je n’oublie rien ! »
Ils purent vérifier que toutes ces dispositions étaient notées sur une feuille de papier, où la désignation de chaque lot avait en regard le nom de l’un des héritiers.
Ceci terminé, il dit à la plus jeune fille :
« Toi, Valentine, tu as quitté la dernière la maison, tu la connais mieux que les autres. Va au grenier, tu chercheras au fond à gauche, derrière les bouses sèches mises en provision pour le chauffage d’hiver ; il y a un sac en toile, tu l’apporteras. »
Quand elle revint, pliant sous le fardeau malgré la vigueur de ses épaules, et que le son du métal tinta au contact de la table, il y eut parmi les enfants un tressaillement de surprise.
Sans paraître rien remarquer, le vieillard, dénouant le bout de grelin qui amarrait le col du sac, le vida entièrement, faisant ruisseler les pièces d’or et d’argent.
Malgré la vision de mort prochaine qui endeuillait leur cœur, et qui, peu à peu, en dépit de leur incrédulité première, s’enfonçait en eux, leurs prunelles brillèrent. Un fier magot que le père avait amassé là ; ils ne l’auraient jamais cru si riche !
On compta lentement, posément, en faisant des tas séparés, chaque fois que le chiffre de mille francs était atteint : la table n’y put suffire. Quand on eut terminé, il y avait dix-huit tas : chacun aurait trois mille francs, une fortune !
À l’aspect de cette somme inattendue, une grosse émotion religieuse les prit, pesa sur eux, de tout le poids lourd de ces écus, de ces pièces d’or amassées année par année, et ils n’osèrent plus parler, craignant de la voir disparaître brusquement ou changée en feuilles sèches, comme dans les légendes, par l’effet de quelque sortilège. Rien de ce qui se passait, depuis qu’ils se trouvaient là, ne leur semblait vrai.
Mais les heures avaient passé. Déjà le fortin, la chapelle, le phare, et les falaises de Quélern, la roche terrible, fréquente en naufrages, la Mort Anglaise, se teignaient de rouge, du rouge feu du couchant ; là-bas, derrière eux, le soleil se rapprochait de Molènes, des Pierres-Noires, d’Ouessant, et il allait bientôt disparaître sous la barre rigide de l’Atlantique.
Yan Cosquer enveloppa les siens d’un long regard de tendresse.
« À dieu vat, enfants !… Mes affaires sont en règle, je puis partir pour le grand voyage. Que l’un de vous prévienne le recteur que son vieil ami Tonton Yan le demande avant de s’en aller pour toujours. »
Le baiser d’éternelle séparation que leur donna l’octogénaire était calme, simple, et pas une larme ne tombait de ses yeux.
Un à un, ils s’éloignèrent, obéissant à la dernière volonté du père, les trois mille francs d’argent monnayé sous la blouse, dans la poche de la redingote, bosselant la doublure de la robe, roulés au creux du fichu de laine, tassés dans le tablier ou la vareuse.
Le soir approchait quand le recteur de Camaret arriva.
« Que me dit-on, Tonton Yan ; que tu veux me voir ?
– Oui ! oui ! pour recevoir ma confession générale.
– Ta confession générale, oh ! oh !… Et pourquoi faire, bon Dieu ? Je connais ta vie aussi bien que toi.
– Parce qu’il le faut, monsieur le recteur.
– Comme tu voudras ! Je ne peux pas te refuser cela. Ce ne sera pas long : je t’écoute. »
Posément, avec la même régularité, la même placidité que pour faire la distribution de son bien, Yan Cosquer procéda au nettoyage minutieux de son âme, remontant aussi haut dans sa vie que sa mémoire voulut bien l’aider, énumérant de petits péchés commis vis-à-vis de l’un ou de l’autre, des défaillances minimes, toute une menue broutille.
« C’est l’existence d’un sage et d’un brave homme que tu viens de me narrer là, Tonton Yan ; mon absolution n’aura pas grand-chose à laver ! affirma le recteur après avoir attentivement écouté son ami. Demain matin, je dis la messe à six heures, à la chapelle de Notre-Dame de Roc-Amadour ; tu pourras venir y communier sans crainte.
– Demain, c’est le glas que vous sonnerez pour moi.
– Hein ?
– Demain, ce serait trop tard : j’aurai déjà paru devant Notre-Seigneur. Il me faut la communion ce soir même, ainsi que l’extrême-onction. »
Le prêtre releva la tête.
« Es-tu dans ta raison, Yan ?… L’extrême-onction ne se donne qu’aux agonisants. »
L’autre insista :
« Le corbeau m’a piqué, le corbeau m’a annoncé ma fin ; je ne verrai pas demain le soleil se lever derrière le fortin et la chapelle.
– C’est de la superstition, cela ! grommela tout bas le recteur. Ah ! vieille tête bretonne, va !… »
Mais, Breton lui-même, il savait qu’il n’y avait pas à discuter avec ce vieux Cornouaillais, de cette race têtue et tenace, taillée dans le granit de l’Armor, ce granit des côtes, durci par la lutte éternelle contre l’éternelle ennemie, l’Atlantique.
« C’est bon, fit-il, tu auras ce que tu désires : le temps d’aller à l’église et je te rapporte le bon Dieu avec les sacrements. »
Les minutes parurent longues à Yan Cosquer, pendant l’absence du recteur. Assis dans son fauteuil, en face de la fenêtre ouverte, tandis que la vieille Annaïk se lamentait à mi-sanglots ou marmonnait des prières dans un angle de la pièce, il regardait la nuit envahir peu à peu le pays.
Les côtes du Léon, les falaises de Roscanvel devenaient d’un lilas plus sombre ; les feux ardents du soleil couchant fonçaient, éteignant les ardeurs violentes de la grève de Trez Roux, pâlissant d’une sorte de gaze funèbre les vermillons du fortin de Vauban.
La mer reflétant le ciel restait encore transparente, toute glacée à sa surface de tendres teintes verdâtres et violettes ; un calme profond tenait tous les bruits suspendus. Parfois, le long de la jetée, une ombre courait, palpitante, une voile brune, presque noire, pareille à une aile de cormoran, frôlait le phare et une nouvelle barque rentrait au port. Des mouettes, des goélands, des gwilous traçaient de grands cercles autour des mâts, ou bien rasaient la pointe insensible des vagues.
Une lumière flamba sur la côte, en face de la pointe du Grand-Gouin ; Yan reconnut le phare du Petit-Minou qui, tous les soirs depuis tant d’années, semblait ainsi lui souhaiter la bienvenue. C’était la dernière fois !
Un bruit de pas l’arracha à sa méditation. Le recteur revenait, accompagné du vicaire et d’un enfant de chœur.
Très simplement Yan communia, en fervent chrétien, ajoutant :
« Maintenant, mon âme est digne d’entrer dans le sein du Sauveur. »
Puis il abandonna son corps à l’onction sainte qui devait le purifier complètement.
Sur le seuil, avant de partir, le recteur se retourna, une ride de malice au bord des lèvres.
« Te voilà satisfait, Tonton Yan. À demain ; tu as encore de longs jours à passer au milieu de nous.
– Je ne suis plus de cette terre ! » répondit le patriarche gravement.
Lorsque la dernière heure du jour glissa, frissonnante, le long du sommet de la presqu’île de Roscanvel et que la première étoile brilla au-dessus de Camaret, Yan Cosquer poussa un long soupir. Sa tête s’abattit sur le dossier de son fauteuil, ses bras tombèrent, paumes ouvertes de chaque côté du siège qui le soutenait : il venait de s’éteindre sans un cri, sans une plainte.
C’est ainsi que mourut, comme il l’avait dit, Yan Cosquer, dont la tombe se trouve dans le petit cimetière de Camaret, à droite de la grille d’entrée, la troisième du second rang.
*
Pas un pêcheur de là-bas n’oserait toucher aux grands corbeaux à pattes et à bec rouges, qui volent incessamment du Grand-Gouin au Toulinguet et des dunes de Pen-hat à la pointe des Pois ; ils sont l’objet d’un superstitieux respect. Le corbeau de Tonton Yan est devenu légendaire dans ce refuge de goélands et d’oiseaux de tempête, blotti à l’extrême pointe du Finistère, et où sommeillent encore, dans le parfum des bruyères roses et des ajoncs d’or, dans l’âcre salure de l’Océan, quelques vieilles légendes tenaces.

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(Gustave Toudouze, in Revue de famille, troisième année, tome IV, 1er février 1890 ; cette nouvelle a été reprise comme épisode de son roman Ma Douce, troisième partie, chapitre III, in La Gironde, quarantième année, n° 13389, 13390 et 13391, lundi 15, mardi 16 et mercredi 17 février 1892. Emily Carr, « Cumshewa, » aquarelle et mine de plomb sur papier monté sur carton, 1912 ; Yosl Bergner, « Trois oiseaux, » huile sur toile, 1940)

